Les rapports entre la psychanalyse et l’art sont complexes, mais ils ont fait du chemin. Des réflexions de Freud, toujours au service d’un souci de démonstration de ses concepts théoriques, en passant par la « psychanalyse appliquée » tellement décriée avec l’opprobre jeté sur tout ce qui pourrait être qualifié de manière péjorative de « psychobiographique », devenu l’objet d’un interdit bien au-delà des frontières de la psychanalyse, au point que la majorité des catalogues de musée occultent complètement la moindre référence biographique, nous voici maintenant dans une période où on voit un nombre grandissant de psychanalystes qui n’hésitent pas à consacrer leurs réflexions à des artistes et des œuvres d’art. Nous sommes donc quelques uns à défendre et exercer une psychanalyse appliquée intelligente, avec l’hypothèse que la psychanalyse contribue à la compréhension des œuvres et qu’en retour l’analyse des œuvres éclaire nos cas cliniques. Maurice Corcos fait partie de ceux-là et nous propose un ouvrage qui s’inscrit dans cette démarche, qu’il développe brillamment avec deux peintres, Bacon et Magritte. On peut même dire que Maurice Corcos a été un précurseur dans ce domaine, ayant crée et animé le Séminaire Babel qui, depuis de nombreuses années, offre à des psychanalystes la possibilité de présenter une réflexion sur un artiste ou une œuvre, et qui a donné lieu à plusieurs publications.
Maurice Corcos est psychanalyste, professeur de pédopsychiatrie à l’université Descartes-Paris 5 et chef de service de Psychiatrie de l’adolescent et de l’adulte jeune à l’Institut Mutualiste Montsouris à Paris. C’est donc dire qu’entre son intérêt pour l’art et sa compétence dans le domaine de la psychanalyse de l’adolescent, c’est un auteur qui a plusieurs cordes à son arc.
Paradoxalement, Maurice Corcos a demandé une préface à Jean Gillibert qui avoue ne pas aimer les œuvres dont il est question … Du coup, l’ouvrage doit relever un défi, qui est de montrer l’intérêt de ces deux peintres.
C’est de manière très vivante que Maurice Corcos nous fait visiter ces deux œuvres et le lecteur a plaisir à suivre ses propos qui sont nourris d’une très grande culture. Son texte fourmille de références, toutes intéressantes et stimulantes. Tout au plus pourrait-on reprocher à l’auteur d’en mettre un peu trop, car parfois on a du mal à suivre, tant il va vite !
On le sent, enthousiasmé par son sujet, emporté par une effervescence d’idées qui déborde parfois la construction de l’ouvrage.
Pour chacun des artistes, c’est une rencontre, aussi bien avec l’œuvre qu’avec le personnage. Maurice Corcos se livre à la difficile articulation entre les éléments de la biographie et la réalisation artistique, le rapport du sujet et sa construction psychique avec sa création.
On sent l’auteur fasciné par le personnage – il faut dire haut en couleurs – de Francis Bacon, dont il brosse un portrait complet : ses perversions (et chez Bacon il s’agit réellement de perversités : joueur, drogué, boulimique vomisseur, prostitué, jaloux pathologique, sado-masochiste…), ses influences, ses propos. Le risque est évidemment de tomber dans le panneau de la causalité linéaire, ce qui donnerait chez Bacon : « c’est parce que son père, à 18 ans, l’a livré à un lad homosexuel que Bacon est devenu … ». Ce à quoi Maurice Corcos échappe en développant plutôt ce qu’il en est d’une relation homosexuelle de séduction sadomasochiste entre un père et son fils, qui va constituer la trame de l’œuvre. On ne traite plus alors la question de la cause, mais plutôt la source où s’origine la créativité d’un artiste, ce qui n’est pas la même chose, car on est dans le processus et non dans l’événement causal. Pour Bacon, cette analyse amène à l’idée intéressante que pour mettre de l’ordre dans le tumulte pulsionnel pervers, la création artistique est convoquée comme une instance surmoïque manquante, ce qui expliquerait la perfection technique des tableaux de Bacon, réalisés dans le désordre innommable de son atelier dont on a pu voir les photos impressionnantes.
Monstres pour Bacon, fantômes pour Magritte.
En effet, avec Magritte, on entre dans un autre univers, animé ou habité par l’image fantomatique de la mère, retrouvée noyée dans la rivière, sa chemise de nuit blanche découvrant son sexe et recouvrant son visage.
Les toiles-miroirs de Magritte sont comme les yeux morts de la mère, n’offrant aucun reflet à celui qui les contemple, dit Corcos. A la vue d’une photo de la mère de l’artiste, Corcos a envie de s’exclamer : « Ceci n’est pas une mère ! ». Ce constat de la défaillance maternelle pour Magritte rend Maurice Corcos un peu sévère pour son œuvre, à mon avis. Œuvre d’un artiste « si peu peintre en définitive », manquant d’intériorité, ayant surtout une valeur défensive de contre-investissement… Mais ce que nous dit Magritte, poursuit Corcos, c’est autre chose, de l’autre côté du miroir, toute son œuvre étant une interrogation sur la question de la représentation, dont Corcos souligne très justement le rapport avec la mélancolie et l’objet absent, et la fétichisation.
Maurice Corcos nous propose des dialogues entre lui, le spectateur, l’artiste. C’est un corps à corps, une interaction regard à regard, une prise à vif, qui justifie le sous titre de l’ouvrage, « Une analyse du regard ».
Bien que cela n’apparaisse pas directement, on sent néanmoins que l’analyse que fait Maurice Corcos de l’oeuvre de Bacon et celle de Magritte, et son intérêt pour chacune d’elles, est très liée à ses travaux sur l’adolescence. Pour les deux artistes, il montre l’importance d’un épisode de l’adolescence, qui semble un élément marquant, déterminant pour les comprendre.
Ainsi, ce livre justifie largement l’idée que la psychanalyse a quelque chose à apporter à la critique d’art et que l’analyse d’une œuvre artistique a quelque chose à apporter à la clinique. D’une part, Maurice Corcos pense la psychanalyse avec des références culturelles et des images et, d’autre part, ses commentaires de tableaux sont nourris par des notions psychanalytiques, en particulier la clinique du premier âge, ainsi que de l’autisme et celle de l’adolescence qu’il met en perspective l’une avec l’autre.