Sous le titre “ Cogitations ” ont été rassemblés par Francesca Bion divers fragments, mises au point, textes, notules, écrits par W.R. Bion pour un interlocuteur imaginaire. Ces documents de travail lui servaient à mettre en forme ses idées avant ce qu’il appellait : “ public-ation ”. A ce titre, ils témoignent autant d’un état d’élaboration de l’œuvre que des méthodes de travail de l’auteur.
S’étageant de 1958 à 1979, année de sa mort, ils permettent de suivre le dégagement progressif des concepts de Bion à partir des travaux de Freud et de Mélanie Klein dont il a été l’analysant et l’élève.
On peut y voir à quel point cette œuvre originale se développe en étroite imbrication avec le traitement des éprouvés personnels de l’analyste. La question de l’élaboration de la pensée, à travers ce que Bion appellera le “ travail alpha du rêve ”, y trouve une place centrale.
“ Enfin je crois que je commence à sortir du tunnel sur un point qui m’a longtemps dérouté : quelle idée le patient psychotique se fait-il de l’analyse ? ” Dès la première phrase la référence à la psychose est posée, comme impossibilité à accéder à ce qu’il définit comme “ le sens commun ”. C’est la dureté d’un surmoi primitif qui serait responsable de la difficulté à pouvoir passer souplement de la position schizo-paranoïde à la position dépressive et réciproquement. Ce premier temps d’élaboration reste très proche de Mélanie Klein. Mais déjà il s’en distingue : il en résulte une incapacité à utiliser le rêve pour ce travail.
Le rêve pour Bion ou plus exactement la capacité à rêver, va bien au delà de l’onirisme du sommeil. C’est une fonction psychique toujours au travail, “ travail alpha ” qui transforme les impressions brutes de la perception d’affects, “ éléments bêta ”, en “ éléments alpha ”, disponibles dès lors pour la pensée et le stockage mnémonique. Bêta s’apparente ainsi à ce que Freud appelle “ traces mnésiques ”, lesquelles ne peuvent accéder à la conscience que par l’articulation des représentations de choses aux représentations de mot.
Aussi, bien que très attaché au départ à une métaphore digestive du travail psychique, Bion s’intéresse progressivement à la manière dont les éléments alpha se conjoignent dans la pensée. Il imagine pour cela la formation “ d’idéogrammes ” comme matériau psychique élémentaire. A ce point il semble très proche des formulations ultérieures d’Aulagnier.
Défendant la nécessité pour l’analyste de garder à chaque séance “ la fraîcheur de son point de vue ”, il met en garde contre la tentation de “ clore prématurément le moment de l’incertitude ”.
Fidèle à la source d’inspiration que sont pour lui les sciences fondamentales, il assimilera progressivement alpha à la pensée de l’individu ; domaine des pensées qui ont un penseur, par opposition à bêta qui évoluerait dans un domaine de pensées n’ayant pas de penseur défini. Ainsi s’ouvre la possibilité de formaliser l’intrication du psychisme individuel au collectif, au trans-générationnel, au phylogénétique etc.
On le voit, le champ balayé est vaste. Mais “ Cogitations se lit comme un recueil de nouvelles ” écrit Florence Guignard dans son introduction ; et en effet ce livre facilite certainement l’approche d’un auteur réputé difficile dans ses écrits jusque là publiés.