Il s’agit de la transcription d’entretiens, d’une conférence ainsi que de trois courts articles parus dans La Croix en 2005 et 2006.
L’ouvrage ouvre sur un long entretien, réalisé le 18 octobre 2006, avec Carmine Donzelli, éditeur à Rome et qui avait fait paraître l’ouvrage sous le titre Bisognio du credere, un punto di vista laico. Sous la forme d’une adresse à son éditeur français, le livre est ici complété d’une dense préface de l’auteur, intitulée « Le grand point d’interrogation » selon la formule de Nietzsche, dans laquelle Julia Kristeva se montre pessimiste quant à ce que les croyants – ainsi que ceux « qui croient ne pas croire » – parviennent à saisir dans ses réflexions leur nature de « grand point d’interrogation » posé à l’endroit du plus « grand sérieux ». Car elle veut tenter « le pas de coté » qui permettrait de partager l’expérience intérieure, le fondateur de la psychanalyse en ayant (à son insu?) réhabilité l’autorité. L’humanisme, enfant rebelle de la Chrétienté, ne saurait être empêché de développer le legs de celle-ci qu’est « la mise en question de toute entité, y compris celle de la croyance et de ses objets ». Partant du « J’ai cru et j’ai parlé » de la Seconde Lettre aux Corinthiens de Saint Paul, elle déploie à partir des étymologies qui portent la trace « des ambivalences passionnelles et sensorielles propres aux comportement humains », ce que la psychanalyse lui a appris de ce « moment crucial » du développement où le petit de l’homme se projette dans le tiers auquel il s’identifie : le père aimant. Ce que nous lègue la psychanalyse freudienne, dit-elle, c’est la capacité de signifier, l’approfondissement de la capacité symbolique, « signifiance ancrée dans le destin de la fonction paternelle ». Freud aurait théorisé « une immanentisation de la transcendance ». Ce qui inquiète le monde, c’est la « révolution infinitésimale » constitutive de notre pratique, qui déplace le dire par rapport à lui-même et permet que le lien dont devient capable l’analysant est « le lien d’investissement du processus de symbolisation lui-même ». « Je crois que je peux savoir », dit l’analysant, différant, détournant, divertissant la pulsion de mort.
Si nous passons à l’entretien lui-même : le « sentiment océanique », sur lequel Freud se sent “mal à l’aise” de disserter (protection contre le féminin maternel ? Propose-t-elle), vécu pré-linguistique ou trans-linguistique, étaye la croyance, au sens fort de « certitude inébranlable, plénitude sensorielle… survie ultime » (Proust). Bouée de sauvetage dans cet océan du maternel archaïque : le père aimant, tel que Kristeva voit le père de la préhistoire personnelle, avant le père oedipien qui doit être élaboré. Mais c’est le père mort qui est la condition de l’homo religiosis qu’est l’homo sapiens, et c’est le fantasme du Fils-Père battu à mort que met en scène l’évangile de la passion, appelant la Résurrection comme déni, mais aussi comme invitation pour le croyant à « poursuivre corps et âme la désirance pour le Fils-Père ». Si la résurrection n’est à chercher « ni dans l’au-delà ni dans le monde immonde », si l’amour est un avatar de la pulsion, si le besoin de croire est « un ensemble de père-versions indépassables chez l’être parlant », est-ce pour autant que la psychanalyse doit s’en tenir à un discours sur l’illusion, refusant le débat avec les théologiens? Ce n’est certes pas la position de Julia Kristeva, questionnée par son interlocuteur sur les sectarismes qui n’épargnent aucun des trois monothéismes et dont on voudrait savoir si les croyants, partageant le même besoin ontologique de croire, pourraient un jour « s’aimer en paix ». Elle propose qu’on laisse la psychanalyse déplacer la question du coté de « l’interprétation de la demande d’amour et de l’espoir d’amour, ainsi que de la haine qui en est l’envers solidaire : de leur répondre par des liens d’amitiés et de solidarités propres à dépassionner la passion aussi bien que la compassion ». L’homo religiosis ne saurait dépasser l’hainamoration qu’en se prenant lui-même pour objet de pensée. Son questionnement s’illustre de fécondes digressions concernant Thérèse d’Avila (pour « sa quête de la sublimation par une parole aspirant à se confondre avec l’autre dans l’expérience de la régression ») et Hannah Arendt (pour sa conception de ce qu’elle désigne comme « le centre de la politique » qui ne peut, si celle-ci est apte à se refonder, le faire qu’en récusant son enfermement dans la gestion économique des besoins existentiels).
Julia Kristeva fut invitée par le Diocèse de Paris à donner à l’église Notre-Dame de Paris l’une des conférences de Carême de 2006. Celle-ci est reprise ici : “Souffrir” est son titre, et cette conférence, éclairée d’éléments plus personnels évoqués dans l’entretien avec Claire Folscheid qui en précède la transcription écrite, marque bien en quoi la position de Julia Kristeva sur le christianisme ne s’en tient plus à « l’illusion » dénoncée par Freud, l’humanisme – dont procède la psychanalyse – en étant l’héritier, sa conception du par-don que constitue la création issue de l’échange transfert-contre-transfert étant travaillée avec sa conviction que la société est fondée sur le crime. La mort de Dieu – que Kristeva voit configurée dans la souffrance christique, est d’une formidable puissance thérapeutique, car elle est invite à un recommencement de la pensée, seul rempart vrai contre les nouveaux barbares dont la perte décisive est celle de la capacité de souffrir. Dans les deux courts articles marqués d’actualité puisqu’ils furent écrit dans l’immédiat après-coup de la mort de Jean-Paul II, elle invite théologiens chrétiens et analystes à… « continuer l’analyse ».