Béton armé, La Table Ronde 2013, 204 pages, ISBN978-2-7103-7073-4
Philippe Rahmy est poète. Il a déjà publié deux magnifiques recueils de poésie aux éditions Cheyne. Il est égyptologue et philosophe. Il publie aujourd’hui ses impressions d’un séjour en Chine, invité par l’association des écrivains de Shanghai.
C’est un récit impressionniste qui se déroule comme un flot de paroles, découpé en courts chapitres, recueillant les multiples facettes, contradictoires de la vie chinoise.
Pays lointain et étranger, qui restera toujours étranger. Mais il aborde ce voyage de son point de vue subjectif, qui est celui d’une personne atteinte d’une maladie, la maladie des os de verre, très douloureuse et très handicapante.
Même si ce n’est pas l’objet du présent ouvrage, les expériences précoces traumatiques de l’enfant malade qu’il était, resurgissent ici au cours de ce voyage qui est pour lui une aventure extraordinaire, mais aussi – on le sent entre les lignes- très inquiétante. Aller si loin et si longtemps était inespéré et ne pouvait se faire qu’au cours d’une période de d’amélioration somatique. « J’ai plus de quarante ans. Je n’ai jamais voyagé. Je pensais que je finirais ma vie comme je l’avais menée, réglée par des rituels permettant d’atténuer les effets de ma maladie. » (p48)
Il est donc, comme Joë Bousquet, un écrivain qui parle du corps malade et de la douleur et nous savons bien à quel point il est difficile de trouver les mots pour parler de la douleur physique. C’est en cela que cet ouvrage littéraire peut intéresser les psychanalystes, et en particulier ceux (de plus en plus nombreux) qui s’occupent de problématiques somatiques. Il y a eu des écrits sur le corps qui sont des témoignages, mais ici c’est tout autre chose, car c’est un texte littéraire, c’est à dire que l’auteur fait de la langue un usage tout différent, le langage poétique dont parle Yves Bonnefoy.
A Shanghai, son regard se porte surtout sur les pauvres, les humiliés, les opprimés. Il voit et décrit les travailleurs dans leurs gestes quotidiens. Celui qui a connu la souffrance reste à jamais sensible à la souffrance des autres.
Mais il évoque aussi les sentiments ambivalents qui habitent celui qui vit avec un corps abîmé et douloureux à l’égard de ceux qui vivent dans l’insouciance, sans douleur et sans limites. Philippe Rahmy ne recule pas devant ces idées, les évoque sans chercher à les travestir. Ce processus, au sens de processus de « transformation » de Bion, est la condition d’un devenir psychique possible pour le trauma. Mais ici, la transformation pourrait être plutôt un transvestissement. Voire une trahison. Au profit d’une idéologie idéalisante où la personne atteinte d’une maladie ou d’un handicap est obligée de se plier à l’image –admirable, forcément admirable - de celui qui est capable de renverser l’adversité.
Pour un lecteur attentif et averti, l’idée de la mort est très présente. Et celle de la lutte. La lutte contre la maladie, qui a marqué son enfance et son adolescence n’est-ce pas une guerre ? Une guerre où on pourrait mourir ou tuer. Et si on en sort on est de toute façon un survivant.
Et c’est en survivant qu’il regarde Shanghai. Malgré son intérêt pour cette ville, « je la vois comme à travers le regard d’un mort ». Comme l’a si bien décrit Ferenczi, le trauma provoque un clivage, entre les parties qui restent vivantes et permettent une vie normale et les parties détruites. Le survivant vit avec un mort.
Seule voie de sortie : l’écriture. Et là, Philippe Rahmy dit des choses très fortes sur ce qu’est l’écriture du traumatisme. D’où lui viennent les mots ? De la voix maternelle. A cet enfant malade, cloué sur un lit et perclus de douleurs, elle entreprend de lire des histoires et pas n’importe lesquelles. « Couvert de fractures, j’avais toujours mal. Ma mère me lisait l’Ancien Testament pour distraire ma douleur. Des histoires magnifiques de sacrifices et de batailles. » Les mots prennent corps et le corps devient écriture. « Ces textes ne m’ont pas seulement ouvert l’esprit. Ils sont aussi devenus mon corps ».
Et l’enfant a intériorisé cette voix, ces mots, ces histoires. « Je suis né sans espoir de guérison. J’ai passé mon enfance dans un lit. (…) J’ai su parler à l’âge où les enfants font leurs premiers pas. Mes mots ont été mes bras et mes jambes ».
« Tout se passait comme si j’avais été une masse inerte dépourvue de charpente, une sorte de ciment liquide dans lequel les phrases se plantaient comme des tiges d’acier. Peu à peu, ces barres compactes de lettres ont remplacé mon maigre squelette».
Pour finir, il se demande : « Comment ai-je survécu à tout ça ? » Et répond lui-même : « J’ai été aussi loin que j’ai pu avec les forces que j’ai ».
Après le voyage, il semble qu’il laisse tout cela, ses douleurs et sa haine, dans cette ville ; qu’il prend congé – apaisé ? – et pardonne.
« Je rentre chez moi parmi les vivants ».
03.12.2014