Bion a dit à plusieurs reprises que le langage est inadéquat pour communiquer et partager l’expérience analytique, parce que le psychanalyste est tributaire d’une expérience qui ne relève pas des sens. « Les réalisations qui sont du domaine du psychanalyste ne peuvent être ni vues ni touchées ; l’angoisse n’a ni forme, ni couleur, ni odeur, ni son. » Bion propose alors d’utiliser le terme "intuit" pour inventer de nouveaux modes d’appréhension du processus psychanalytique.
Il me semble que le très beau texte d’Annie Franck, dont les références théoriques se situent plutôt du côté de Piera Aulagnier et de Maria Torok, propose une modalité de ce que serait une écriture de la psychanalyse. Dans ses échanges avec les patients, l’auteur cherche le langage adéquat pour rendre compte du transfert et ne le trouvant pas dans l’approche habituelle, elle propose un tissage très subtil entre la théorie psychanalytique et les apports esthétiques, multiples et toujours très judicieusement choisis, pour produire une co-création, sous une forme polyphonique. Son texte, son récit pourrait-on dire, se fait en compagnie de deux patients, psychotiques, avec lesquels elle découvre et nous fait découvrir ce qu’elle appelle les beautés du transfert, ces moments de surgissement, ces instants d’un dévoilement saisissant.
On peut regretter que le travail psychanalytique présenté par l’auteur opérant au moyen de l’émerveillement esthétique se fasse au détriment du travail du contre-transfert qui n’est que rapidement évoqué (p. 77-78) et évacué. L’auteur réfute la notion de contre-transfert parce que celui-ci « sous-entend deux espaces psychiques distincts, se répondant certes mutuellement, mais ne tissant pas, trame et chaîne enchevêtrées et croisées, ces moments quasi magiques de l’analyse ». C’est méconnaître les prolongements post-kleiniens, s’appuyant sur la notion d’identification projective qui pulvérise justement les frontières entre les espaces psychiques ainsi que les avancées du côté de Bion ou des Botella qui tentent de théoriser l’enchevêtrement de la trame et de la chaîne.
Une autre question qui mériterait plus de développement et de discussion est celle de savoir si le transfert peut être considéré comme un processus sublimatoire au même titre qu’une production artistique (p. 96-97).
Mais ces réserves sont le contrepoint des qualités de l’ouvrage : une écriture de la psychanalyse qui fait entrer le lecteur au cœur du processus psychanalytique par des moyens peu orthodoxes, innovants, créatifs et très personnels. Parcours de patients et parcours d’artistes s’intriquent et se répondent. Les mots interagissent avec des images. Les tableaux sont évoqués pour soutenir l’activité de mise en sens et d’auto-identification. Les paroles de la cure entrent en résonance avec des paroles de poète. La démarche d’Annie Franck montre à quel point ces cliniques difficiles obligent à recourir aux métaphores et à l’art et elle témoigne aussi de la nécessité d’assurer une présence forte et vivante, au sens ferenczien du terme.