L’objet de ce livre est l’étude de ce qui est au fondement de la société humaine et non pas le fondement de la société humaine. Pour ce faire, M.Godelier va tenter de circonscrire la crise de croissance que connaît l’exercice de l’anthropologie au sein du nouvel ordre mondial. Il est d’accord pour que cette discipline soit « déconstruite » mais à condition de la reconstruire. L’auteur s’y emploie. Il met à mal « des vérités anthropologiques considérées comme éternelles » pour proposer ses propres analyses qu’il développe en 6 chapitres. Il établit le rôle fondateur des rapports politico-religieux dans l’institution des sociétés et interroge : « comment donc des croyances religieuses et des rites peuvent-ils contribuer à établir la souveraineté d’un groupe humain sur un territoire et être l’une des conditions de la naissance d’une nouvelle société ? » car pour M. Godelier ce ne sont pas « les rapports de parenté ni les activités économiques qui constituent la base sur laquelle la société se forme et existe comme un tout aux yeux de ses membres, ainsi qu’à ceux des groupes territoriaux voisins. » En effet, le sacré et la dimension politico-religieuse [son étude du rôle des initiations chez les Baruyas (Nouvelle-Guinée) est passionnante] de l’imaginaire ont une place décisive et l’auteur y insiste car les croyances imaginaires n’ont pas seulement des conséquences imaginaires et symboliques, ce sont des faits sociaux qui engendrent des rapports sociaux réels entres les individus et les groupes. L’auteur explore les représentations que se font les sociétés du processus de « fabrication d’un enfant » et compare les données ethnographiques de 26 sociétés. Aucune ne considère qu’un homme et une femme suffisent à la tâche. Le chapitre est une mine on y apprend beaucoup, par exemple que les chez les Nas (Yunnan), aucun mot n’existe pour dire « mari » et « père .» L’auteur constate que la sexualité, dans toutes les sociétés, est mise « au service du fonctionnement économique, politique qui n’ont rien à voir avec le sexe et les sexes. » Il remet en cause la vision biologique freudienne de la sexualité : il ne s’agit pas de la reproduction de l’espèce mais de celle de l’ordre social, « l’humanité doit faire du social avec du sexuel ». Et quand l’auteur veut savoir comment un individu devient un sujet social, s’ouvre à lui cette « immense question des rapports qu’entretient l’individu avec sa sexualité et la sexualité avec la société ». Or, pour M.Godelier la sexualité humaine est fondamentalement a-sociale et la société humaine a commencé d’exister non pas par le meurtre mythique du père mais par une amputation, « la négation consciente de quelque chose qui appartient à l’homme et se trouve en lui, et qui est le caractère asocial de son désir ». La lecture de ce riche ouvrage demande au lecteur certaines des qualités requises pour tout travail d’anthropologue, ce que M. Godelier analyse comme la capacité à « briser le miroir du Soi » pour avoir accès à l’altérité.
Au fondement des sociétés humaines