Rares sont les écrits sur l’histoire de la psychanalyse de l’adolescence, comme le souligne l’auteur lui-même, dès l’introduction de son ouvrage. L’on doit ainsi à Florian Houssier d’attirer notre attention sur une « expérience » peu connue jusqu’à présent, à savoir l’Ecole de Hietzing dont la brève existence (1927-1932) a profondément marqué toute une génération de psychanalystes d’adolescents, dont les plus connus sont Peter Blos et Eric. H. Erikson. Cette expérimentation première basée sur un rêve psychopédagogique fut, comme on le sait, initiée par Anna Freud. Avec Eva Rosenfeld et surtout Dorothy Burlingham, ce trio de femmes souhaitait ainsi offrir d’abord à leurs enfants et adolescents puis à d’autres jeunes, un lieu où puissent se combiner créativité personnelle et apprentissages, dans les sillages de la pensée freudienne sur l’importance accordée à la sexualité infantile et à son épanouissement : soit une position pédagogique portée par l’idéal analytique, en totale rupture d’avec la morale éducative de la Vienne bourgeoise du début du XXième siècle.
C’est ainsi que cet ouvrage retrace avec beaucoup de rigueur et de détails, l’ensemble des premiers pas de cette école, en s’appuyant sur de nombreux témoignages inédits, en particulier les documents récoltés par l’un des anciens enfants, Peter Heller qui a su malgré les nombreuses réticences des fondatrices mais aussi des pionniers, garder le cap de sa quête historique et dont les recherches ont pu être consignées au sein des archives détenues à la Bibliothèque du Congrès à Washington. Ce qui donne à ce livre, une actualité tout à fait passionnante où l’on suit, pas à pas, la création de cette école avec un double objectif : non seulement proposer une alternative par rapport à l’enseignement scolaire habituel en laissant libre cours à l’imaginaire de l’enfant et de l’adolescent, mais aussi, offrir aux jeunes en souffrance, un espace analytique qui s’articulent aux enseignements. Car on le sait, Anna Freud fut à l’origine institutrice et son choix d’orienter ses activités premières vers cette « petite école » n’est pas sans lien avec cet intérêt renouvelé pour le développement de l’enfant, en articulation- contrairement à ce que défendra M. Klein- avec l’environnement social/ parental. Son ouvrage le plus connu sur le Moi et les mécanismes de défense prend ainsi toute son importance, dans l’après-coup de cette expérimentation en mettant l’accent sur la problématique de l’adolescence dont il faut dompter les pulsions « sauvages » vers une trajectoire sublimatoire. Les notions d’ascétisme et d’intellectualisation à l’adolescence sont ainsi éclairées d’une perspective historique qui leur donne tout leur sens et leur ampleur. Mais c’est surtout la notion de « cession altruiste » qui, ici, se révèle comme pivot d’une réflexion sur le fonctionnement psychique de l’adolescent à la fois au plan d’un éclairage général sur une particularité de l’orientation libidinale (objectale ?) de celui-ci mais surtout en lien avec la trajectoire « sacrificielle » d’Anna Freud, véritable Antigone de son père, à travers son entier dévouement à la psychanalyse.
Car le mérite de cet ouvrage est d’arriver à articuler avec audace, l’histoire de cette « petite école » à un pan d’histoire de la psychanalyse où l’on voit les efforts de la dernière fille de Freud pour tenter de prolonger, d’une part, les vues de son père sur une forme de prophylaxie des névroses à partir de la psychanalyse, et, d’autre part, sa propre analyse personnelle, en partie sublimée (et idéalisée) – « par défaut »- tant son analyse et sa trajectoire intime (post-adolescente) se trouvent inextricablement liées. Cette particularité confère à ce rêve psychopédagogique un parfum de transgression tant par ces débuts pré-analytiques où les analystes prenaient en cure leurs enfants que dans les fondements de cette petite école : à l’arrière plan, c’est en effet, une kyrielle de deuils non faits, en particulier celui de la fille d’Eva Rosenfeld, Maedi, décédée accidentellement à de l’âge de 15 ans, qui trace les sillons Anna Freudiens dans ce désir de constituer ce groupe d’enfants idéals. La complexité de ce maillage groupal donne ainsi à cette expérience une atmosphère singulière entre création et « confusion des langues » généralisée en mêlant, en permanence, la vie intime personnelle et affective des jeunes, de leurs parents à celle de la famille de Freud. Les frontières de l’analyse des enfants se voient ainsi singulièrement brouillées, laissant en jachère tout un pan de transferts non analysés, en particulier ceux ayant trait au négatif au profit d’une idéalisation massive de la psychanalyse et de son père fondateur. C’est d’ailleurs probablement du fait de ces restes que l’histoire de cette « petite école » est tombée dans l’ombre avec un rejet tardif d’Anna Freud pour témoigner de cette expérience. Il est vrai que le destin des deux aînés des enfants Burlingham – Bob et surtout Mabbie qui se suicide en 1974- vient assombrir les témoignages heureux et insouciants de cette époque tandis que d’autres dont le petit fils à la bobine de Freud- Ernst W. Freud quasiment adopté par sa tante Anna depuis la mort de sa mère Sophie- ainsi que celui de Peter Heller chercheront à garder une trace de ces premiers temps, plus « constructive ».
L’ouvrage est ainsi riche de détails permettant de mieux saisir toute une partie de l’histoire de la psychanalyse de l’enfant et de l’adolescent qui se voit inextricablement liée au couple « Freud/ Anna Freud » dans toute sa complexité : de ses ouvertures comme de ses ratés, et cela, à partir du questionnement sur l’enjeu adolescent d’Anna Freud. C’est en effet le fil directeur de cet ouvrage que de proposer une lecture des achoppements de la cure de la fille de Freud au regard de la problématique de l’adolescence : une adolescence mal aimée par Anna Freud qui n’a pu dans ce contexte historique prendre véritablement son envol affectif, en « choisissant » de rester l’Antigone de son père. La reproduction de nombreuses photos d’Anna Freud où se mêlent tout autant son austérité que sa présence imposante donne à ce livre une touche tout à fait émouvante et humaine à cette aventure originaire. Ajoutons enfin, une préface de Bernard Golse qui retrace à son tour les grands contours des controverses entre Anna Freud et sa rivale historique- M. Klein- pour souligner l’intérêt de cette lecture, dans les différents après-coup de l’histoire de la psychanalyse.