S’il est au cœur de la clinique des névroses, le complexe d’Œdipe garde-t-il aujourd’hui le rôle de pivot scandaleux, organisateur essentiel du psychisme et fondement du lien social ? Une psychanalyse plus attentive aux états non-névrotiques et aux carences de symbolisation lui fait-elle autant de place ? C’est l’écart entre les constantes de l’Œdipe et ses modifications que vient interroger cette monographie.
Christian Seulin montre le la variété des textes de Freud dans lesquels apparaît l’Œdipe, sous des formes qui n’en font jamais une catégorie close ou achevée. Phylogenèse et ontogenèse tissent chacune leurs fils, l’Œdipe complet se déploie dans les instances et identifications, l’Œdipe féminin relance la réflexion, la révision de la théorie de l’angoisse naît du réexamen de l’angoisse de castration. Structure universelle dégagée à partir du mythe et de la clinique, le complexe d’Œdipe est garant de la topique interne et organisateur des rapports avec les autres. Par sa transmission au travers des générations, il est aussi une détermination fondamentale des rapports sociaux. Les motions pulsionnelles et les productions qui en sont issues sont au centre du transfert du névrosé. Claude le Guen expose sa thèse de l’Œdipe originaire : la triangulation, liée originairement à la reconnaissance de l’étranger qui n’est pas la mère, apparaît dès l’aube de la vie psychique. Non-objet, il n’est à ce moment-là que par ce qu’il n’est pas, troisième terme qu’il faut rejeter, mais dont le pouvoir est cependant enviable – qui donnera ultérieurement corps et sens à l’image d’un père. Avant n’est pas un autre temps, mais un autre monde, et pourtant, si l’Œdipe originaire laisse place à d’autres élaborations, il persiste et laisse sa marque la réalité psychique qui s’organise, dans toutes les formations qu’il a permis de structurer.
Michèle Perron-Borelli confronte le narcissisme à l’Œdipe ; l’étayage narcissique est toujours nécessaire et le deuil des illusions narcissiques est souvent essentiel. Mais sans interprétations plus directement pulsionnelles, aucun changement d’ordre intrapsychique ne peut se produire. Au-delà des obstacles que lui opposent les aspects les plus archaïques d’un narcissisme de défense, les possiblités d’élaboration de l’Œdipe restent un enjeu crucial de la transformation des pathologies du narcissisme. Catherine Chabert décline l’Œdipe entre renoncement et perte, dans le modèle névrotique comme dans les pathologies limites, et s’attache plus particulièrement aux destins de l’Œdipe féminin.
Un article très pertinent de Florence Guignard souligne un changement décisif : la quasi-disparition de la période de latence, et s’interroge sur les effets sur la structuration œdipienne de cette modification structurale. La pérennité des valeurs phalliques et groupales risque de s’instaurer, barrant l’accès à la relation d’intimité, et maintenant une excitabilité mal délimitée, qui ne favorise pas la sortie de la génitalité infantile restée mimétique de celle de l’adulte : le désinvestissement de la vie psychique interne risque d’en être le pris. En revanche, la bisexualité psychique semble d’établir dans une plus grande liberté.
Les fantasmes originaires sont articulés aux symboles culturels par un article de 1993 de l’anthropologue Bernard Juillerat, qui prend appui sur ses études en Nouvelle-Guinée pour réfléchir aux médiations et aux seuils. Ils sont référés par François Duparc, à partir des théories sexuelles infantiles, aux origines infantiles du discours, tandis que Monique Schneider compare la relation entre Œdipe et ses filles chez Sophocle qu’elle qualifie de « complicité féminisante » tandis que le rapport aux filles est éludé dans l’Œdipe de Sénèque. Or, une filiation repérable enracine la lecture française (Bataille, Lacan, Foucault) dans l’Œdipe romain, qui arbore une absolue souveraineté. S’il est paradigme de l’universel, le modèle œdipien est peut-être à la fois singulier et multiple, pris lui-même dans un héritage impossible, dont celui de l’Œdipe blessé que l’on retrouve dans certaines structures féminines.