[restrict]Guy Cabrol (12/04/2020)
La situation inédite de nos sociétés est d’être confrontée à un vécu apocalyptique mondialisé et inattendu dont nos sociétés modernes s’illusionnaient d’en être protégées par la science, un simple virus doté d’un effet papillon et d’une réaction en chaîne" thermonucléaire" , une pandémie comme par les siècles passés avec ses désastres mais ce n’est pas une guerre. C’est une catastrophe venue du monde extérieur, du monde vivant non humain et elle entre en résonance avec le monde interne de chacun sans exclusion, y compris les psychanalystes les plus habitués aux affres du monde interne. Cette réalité externe s’impose à nos psychés et nos corps par contamination virale, contagion phantasmatique, elle attise nos angoisses primaires et chacun est mis à l’épreuve de la fiabilité de ses mécanismes de défense et de ses techniques de survie. Cela requestionne dans l’urgence nos dispositifs analytiques, leur fiabilité et leur pertinence. Notre créativité est sollicitée pour adapter à chaque situation un nouveau cadre où notre spécificité psychanalytique peut être efficiente avec certains repaires tel celui évoqué par Gilbert Diatkine , une certaine distanciation théâtrale brechtienne avec une note d’humour partagée et respectueuse qui permet d’atténuer la surcharge d’excitation traumatique , par quelques défenses maniaques bien tempérées....
Nous faisons aussi l’expérience inattendue, dans cette turbulence émotionnelle, que certains de nos patients "accélèrent" leur travail élaboratif, d’autres font preuve de capacités de «résilience» sous-estimées et semblent en mesure de traverser cette période en se saisissant du travail accompli, ce dont nous risquons de douter dans une forme de mégalomanie analytique. D’autres s’accrochent à leur séance même décadrée. Contre transférentiellement, comment pouvons nous atténuer nos propres projections sur nos patients d’une problématique qui nous envahit et dont la métabolisation d’un tel conflit entre Éros et Thanatos ne nous est pas si familière à nous qui n’avons vécu ni élaboré la peste de Marseille ni la grippe espagnole ( que Freud a pourtant connu mais peu théorisé) et peu ont vécu directement les malheurs de la guerre.
La psychologie des masses même avec les précieux éclairages de Freud et de Bion reste bien mystérieuse même aux psychanalystes-sorciers. La période historique que nous vivons nous le rappelle, elle sera sans doute fructueuse pour réanimer notre compréhension. La psychanalyse s’est construite dans la relation entre deux personnes vivantes en présence en un même lieu et un même temps et elle en a montré la richesse et la complexité au cœur de l’humain dans cette relation asymétrique à l’autre.
La psychanalyse et ses fondements ne doit pas oublier que le corps, le perceptif, le sensoriel, in vivo ont toute leur place encadrant la représentation en séance. Le paradoxe de cette pandémie et la toute puissance des technologies et du virtuel est que les psychanalystes à leur corps défendant risquent de s’engager dans un éloge et plaidoyer de « l’analyse » via les nouveaux médias, et pourquoi pas l’hologramme avec l’illusion du psychanalyste super communicant, super présent en toute circonstance jusqu’à dénier la réalité du monde externe.
La situation analytique se construit dans un rythme présence réelle et absence réelle, une scansion fondatrice du sujet, un fort- da. Je rappelle que le temps d’élaboration et de transformation est tout aussi important dans l’absence voir nécessaire. Peut-être risquons nous de le négliger dans nos théorisations.Cette capacité essentielle de l’humain est mise en tension et dialectique par la dépendance artificielle que crée la situation analytique quand elle ne devient pas une aliénation voir une addiction. Dans un tel contexte je me suis toujours perplexe de la durée grandissante des analyses et psychothérapies. Tous nos analysants ne sont pas des infans, en détresse, en Hilflosigkeit, la pulsion d’agrippement décrite par Imre Hermann peut aussi être du côté de l’analyste. Ces temps incertains et insécurisants nous le montrent. Quand l’analyste se met en vacance, vacances ou maladie, l’analysant lui survit le plus souvent et l’analyste ne manque pas d’interprétations pertinentes sur les effets de son absence...
Les échanges groupaux peuvent certes nous permettre de restaurer notre sécurité narcissique de base mais avec le risque d’une illusion groupale autour de théorie-fétiche alors que, Eros-Thanatos et les pulsions d’auto conservation, un temps ringardisés s’invitent chez nous. Ainsi, au-delà des angoisses évidentes de mort, et de contamination comment passer sous silence dans nos échanges la fragilité et précarité économique de l’analyste, travailleur indépendant avec le label de qualité SPP que le confinement et la crise risquent d’accentuer, la personne de l’analyste et sa survivance fait parti du cadre. Serions nous les seuls à être préservés de ces dangers collatéraux. Dans d’autres temps historiques dont avec une certaine ironie, le congrès de Jérusalem était sensé nous le rappeler à nous les générations gâtées de la psychanalyse, la dangerosité du monde externe ne devait plus être déniée, oubliée : guerres mondiales, génocides, totalitarismes font partie intégrantes de l’histoire de l’Europe du XXe siècle . Sauf erreur de ma part Freud ne comprenait pas qu’Helene Deutsch fuit l’Autriche en 1935....
Nous sommes contraint aujourd’hui de nous interroger sur le bien fondé de la psychanalyse en temps de pandémie mondiale.
Comme le rappelait Bernard Chervet notre collègue Louisa de Urtubey que je choisis comme formatrice suite à ses travaux dont cet article «Quand une inquiétante réalité envahie le travail du psychanalyste (1982) où à partir d’un rêve dit du choux et des associations du patient elle l’interprète de manière inattendue au niveau de la réalité externe et des pulsions d’auto conservation et non dans une problématique œdipienne et du sexuel infantile évident avec cette formulation « Vous utilisez l’analyse pour ignorer la peur que la réalité pourrait vous inspirer». Un contretransfert paradoxale pris entre technique et éthique. Cette interprétation d’un rêve sauva la vie de son patient qui réinvestit la réalité menaçante...au prix de l’idéalisation de l’analyste..et...de l’arrêt de l’analyse. Elle était alors psychanalyste en Uruguay du temps de la dictature.
Avec un analysant professionnel de santé très impliqué et surexposé, bien avancé dans son élaboration analytique nous avons convenu d’un commun accord d’un temps de suspens tout en restant en lien , une conversation mensuelle. Ma préoccupation est comment préserver un juste équilibre entre investissement du monde interne et externe chez des sujets qui risquent de surinvestir le monde interne. Ne courons nous pas trop le risque d’interpréter un légitime investissement du monde extérieur comme transfert latéral, voir résistance ,jusqu’à la fameuse fuite dans la guérison de Freud.
J’avais évoqué autrefois la situation d’un militaire israélien religieux, "Moïse" , déserteur, réfugié en Savoie, venu me voir pour faire une analyse, affamé, dénutri. Ma première interprétation fut« pour pouvoir faire une psychanalyse la première condition est de rester en vie».Trois semaines après il était nourri, logé chez des maraîchers...et l’analyse commença .
Sauf urgence psychique à identifier, je préfère considérer cette période comme un temps de suspens qui interpelle notre omniscience et omnipotence, mais qui fait aussi le pari de la créativité et de la confiance en l’humain et dans le travail déjà effectué dans les séances, sinon les psychanalystes risquent de devenir malgré eux des psychanalystes transhumanistes . ...!
Quand le monde extérieur s’invite en séance ou pénètre par effraction comment l’analyste peut-il et doit-il le prendre en compte et dans quelle mesure est il en capacité d’y apporter une compréhension psychanalytique utile dans chaque situation.
La situation actuelle, cette pandémie, que nous vivons et ressentons tous est paradigmatique pour tenter d’y réfléchir dans l’urgence. La niche écologique de la situation analytique est subitement disqualifiée dans certains de ces paramètres du cadre unité de lieu et unité de temps : deux acteurs en présence sur cette étrange scène transfero- contretransfertielle et sa dramaturgie singulière d’une représentation in vivo.
La pandémie a la singularité d’actualiser les angoisses primaires, angoisse schizoparanoide et dépressive si on s’autorise encore à penser avec Mélanie Klein et ainsi cela nous permet de revisiter nos mécanismes de défenses individuelles et collectifs. Ces angoisses s’articulent au tréfonds de l’infans et de la mémoire collective. Ces désastres du monde externe peuvent parfois entrer en résonance avec des noyaux de désastre interne clivé.
Les épidémies ont une très vieille histoire avec l’humanité, un conflit entre vivants, humain et non humain. Nos sociétés modernes se pensaient enfin immunisées par la science, entre omniscience et omnipotence, et par l’oubli de la mémoire sous le primat du principe de plaisir-déplaisir. La psychanalyse bien que née fin de siècle, était promesse d’un avenir radieux, confirmé dans notre période dite des trente glorieuses en France dont nous sommes les enfants, les héritiers mais avec le paradoxe de s’être construite et élaborée dans une des plus grandes catastrophes de l’humanité cumulant guerres mondiales, totalitarismes, génocides dans cette vielle Europe, berceau de la culture, et découverte par un certain S.Freud qui avait eu la prudence de nous promettre avec la psychanalyse comme cure une misère ordinaire à la place de nos illusions névrotiques ou psychotiques. Vers 1920, tout en réfléchissant à la quête désespérée du bonheur de l’homme moderne il se résignait à théoriser le pouvoir des pulsions de destruction dans la psyché et la dangerosité du monde externe dont en témoigne malaise dans la culture de 1930. Sa fille Sophie serait morte de pneumonie grippale, emportée à 27a de cette pandémie historique en 1920 déjà ravageuse mais vite déniée, clivée de nos mémoires, ladite grippe espagnole, une fake news, un faux souvenir écran, occultée alors par les autres catastrophes, désastre de la guerre et ruine économique, mais sans sépulture, sans devoir de mémoire, une sorte d’immunité mémorielle qui risque de nous rendre aujourd’hui démunis,en hilflosichkeit. Le sujet est aussi un sujet social.
Si on se réfère encore à la théorie freudienne se remettent en perspectives le dualisme désuet, pulsions d’auto-conservation et pulsions sexuelles qui reprennent leurs droits et celui d’ Eros et Thanatos avec Au-delà du principe de plaisir. La question est aussi jusqu’où le déni de réalité contamine la séance, déni de réalité du monde extérieur actuel présent ou passé, même si contraint et forcé nous proposons divers aménagements pertinents selon chaque situation.
Un des risques de la psychanalyse serait d’être une défense illusoire contre la réalité externe en utilisant le monde interne clivé ou non où peuvent se déployer omnipotence et omniscience au nom de transformations psychiques à venir. Les forces du Ça ne se domestiquent pas si aisément ni ne se neutralisent à l’instar de la contamination virale et de l’irradiation thermonucléaire et en suivant cette métaphore le cadre à toute son importance pour assurer une sécurité narcissique de base minimale nécessaire mais non suffisante. Le surmoi cruel avec son sentiment inconscient de culpabilité reste en embuscade.
L’enjeu des cadres de fortune aménagés dans l’urgence de notre quotidien et de notre auto conservation et de celle de nos patients, des bricolages inventifs, personnalisés nécessaires au nom d’une altérité et d’un dévouement sans faille méritent une réflexion sereine sur leur pertinence. Ces forums nous sont utiles pour cela, de même comme le souligne d’entrée de jeu Pascale, l’utilisation tranquille de petits groupes préexistants dans lesquels l’intime de la situation analytique peut s’exposer se partager sans enjeux narcissiques excessifs. Le risque de ces dispositifs improvisés d’urgence ´serait, au-delà d’ersatz, d’être pris dans une fascination pour notre modernité avec le pouvoir des sciences de la communication et déjà de l’intelligence artificielle que nous soyons séduits par de tels fascinants outils de téléportation, leur ubiquité et leurs a-temporalité avec ces pouvoirs augmentés. Nous pourrions rêver, face à notre Hillsosichkeit de devenir les psychanalystes transhumanistes de demain. Nos jeunes collègues y seront peut-être confrontés.
Au quotidien, de part le pouvoir médiatique, la pandémie ne peut plus être occultée par la propagande comme en 1918, encore que. Une nécessaire dramatisation surmoïque pour le bien commun de tous, nous prive des capacités de déni ou d’analyse critique et les injonctions recommandations incitent à la soumission et la passivation. Le spectre de la mort rôde avec son horloge qui décompte les morts quotidiens selon les régions et les nations....Le risque serait celui d’une dictature de la santé avec des injonctions paradoxales entre confinement-déconfinement pour notre bien.
Dans ce temps intermédiaire entre confinement-déconfinement, nous avons peut-être une opportunité à saisir historique de mesurer le poids économique du monde extérieur sur la psyché du sujet de la fonctionnalité de ses pulsions d’autoconservation avec ses conduites à risque ou l’efficience de ses techniques de survie tout en restant psychanalyste, interpréter dans le transfert tel fonctionnement masochiste mortifère telle compulsion de répétition qui se cristallise sur une zone traumatique... Ce détour apparent par la réalité extérieur est parfois, j’en ai fait l’expérience dans d’autres contextes un préalable paradoxal pour pouvoir approcher des noyaux de désastres internes souvent colmatés par une problématique libidinale, ou projective trop évidente qui cristallise une communauté de déni en séance qui fonctionne comme bastion au sens des Baranger entre le sujet et l’analyste « Touche pas à mon moi».
Ce temps apparent de suspens et de décentrement dans le travail analytique, comme le propose Pascale n’est pas un fuite ou un évitement mais l’ouverture d’un espace méta, un temps méta, un temps de décentrement des sujets qui réfléchissent ensemble dans la séance à cet objet bizarre qui envahit les psychés une projection venu du monde extérieur. L’utilisation psychanalytique du hasard de la vie, ce grain de sable, ce météorite, cet objet non identifiable peut alors enrichir nos réflexions et souvent à l’instar de nos patients qui pour certains nous surprennent dans leurs capacités de transformations et d’adaptation jusqu’à devenir des héros du quotidien alors que nous aurions risqué, perdu dans le brouillard de leur inconscient, de les considérer comme sujet dépendant, objet de la psychanalyse pour certains à vie, comme nous les psychanalystes que nous sommes, condamnés à l’ être, par métier.
Enfin si nous croyons en l’efficience de la psychanalyse et de sa pertinence considérons aussi que chaque séance est un acquis inaliénable pour la psyché et que la psyché continue son travail de transformations en l’absence, en l’absence de l’analyste, cette absence est même une nécessité, une césure vitale, comme la césure veille -sommeil. Le travail de rêve veille sur nous avec ou sans son interprétation.[/restrict]