« Le silence n’a finalement de sens que s’il se met au service du processus analytique et, en définitive, de l’interprétation »1. Dans toute cure, le développement du processus analytique est rythmé, tant du côté du patient que du côté de l’analyste, par des silences de qualités et de significations différentes. Soutenir la verbalisation et l’élaboration du patient, choisir des modalités d’interventions, tout en respectant les règles communes de retrait et de réserve silencieuse, exige un ajustement de l’analyste à chaque patient, à chaque moment de la cure. Ajustement qui témoigne non seulement du fonctionnement mental du patient en présence de l’autre, qui a décidé du cadre, mais à l’intérieur du cadre, ajustement marqué par le style propre de l’analyste. Aussi, à André Green qui demandait : « Derrière quel analysant, à quelle séance et à quelle phase de l’analyse »2 doit intervenir le silence de l’analyste, on pourrait ajouter « Avec quel analyste ? ».
Idéalement, pour chaque cure, l’analyste ne demanderait qu’à souscrire aux recommandations de Michel de M’Uzan, à sa prédilection pour un silence prolongé en début de traitement, silence qui n’a rien à voir avec le mutisme. Ce « silence susceptible d’aimanter les projections de l’analysant, permet à l’analyste de relever les modalités défensives propres au patient, de dégager sa structure de base, susceptible d’évoluer avec la cure » (1978). Ce thème abordé dans « La Bouche de l’Inconscient »3 a été repris dans son ouvrage éponyme (1994). Aujourd’hui, la clinique du négatif, à l’œuvre chez les patients non-névrotiques devenus l’essentiel de notre clientèle, est mieux connue et comprise. Les analystes sont plus conscients des impasses, des dangers que fait courir à certains de ces patients l’impossibilité de prendre appui sur un cadre interne solide. Ceci conduit des analystes à utiliser plus fréquemment un face à face et à modifier leur usage du silence4. Peut-être à l’excès ? En pratique, certains sont plus diserts qu’au cours des décennies précédentes où le silence était de règle dans toute cure. Lacan, qui a marqué sa génération, ne préconisait-il pas « la cadavérisation » de l’analyste ?
Louise de Urtubey, remarquant qu’une attitude silencieuse ne ressortissait pas des récits de cures de Freud, a imputé la généralisation du silence des analystes à une sorte de mélancolie collective, une identification inconsciente des analystes à Freud mort. Les patients qui ont fait l’expérience du trop de silence qui a prévalu à une certaine époque tiennent des propos éloquents. Tel ce patient (lors d’une seconde tranche qu’il a eu beaucoup de mal à accepter de crainte de la répétition du même), évoquant sa première analyse de dix ans, totalement silencieuse : « J’étais dans une attente immense, silencieuse [de pouvoir s’appuyer/s’opposer à un père] à laquelle il [l’analyste] a répondu par un silence non moins immense ». Ou cette patiente, se remémorant le silence d’une première tranche, qui conclue : « Je me sentais dans une étendue infinie dans laquelle je me perdais ». Ou cette autre encore qui, après une expérience de divan qui s’était soldée par un syndrome de désertification psychique (André Green) ayant contraint l’analyste au face à face, confie : « J’avais un sentiment douloureux de solitude et d’abandon lié à son silence ».
Travail du négatif et silences
Par crainte de ces situations, mélange-t-on trop facilement aujourd’hui l’or de l’analyse et le cuivre de la psychothérapie ? Les récits actuels de cure dévoilent, contrairement à la recommandation de Michel de M’Uzan de la commencer sur le divan, qu’une analyse débute souvent par un face à face plus ou moins long, au cours duquel il est difficile pour l’analyste de maintenir une position de retrait silencieux. Le praticien hésite moins à prendre la parole pour soutenir le désir d’analyse du patient contrarié par des résistances profondes, des défenses (inhibition, angoisse, peur de devenir fou) qui entravent sa parole. L’analyste montre le chemin, apprend au patient son métier d’analysant. Cela ne va pas sans inconvénient. Et il est justifié de nous demander si nous ne tombons pas de Charybde en Scylla en troquant trop de silence par trop de paroles ? Au sortir d’une séance, que regrettons-nous le plus souvent ? De nous être tus ou d’être trop intervenus ?
La peur de communiquer du patient se manifeste parfois par une parole qui, tout autant que son silence, peut stériliser le processus. C’est le cas par exemple quand, bien que prolixe, son discours demeure opaque. Une tension de plus en plus pénible, assortie d’un « silence intérieur », peut s’installer chez l’analyste, témoins de la difficulté de ce dernier à dégager du sens ou à en supporter l’absence. Tant que la parole du patient et le silence de l’analyste n’ont pas trouvé leurs rythmes propres, articulés, complémentaires, tant qu’ils ne se répartissent pas harmonieusement selon la fonction de chacun, l’analyste en séance est empêché de rêver tranquillement son patient. Le rêver au sens de Denise Braunschweig5 qui écrivait : « Le désir préconscient du psychanalyste en séance serait de pouvoir former une sorte de rêve, susceptible de se prêter à un travail d’auto-analyse à partir du matériel associatif apporté par le patient ».
Si nos associations n’accompagnent pas, en silence et avec fluidité, le discours du patient, si des représentations recélant un potentiel de « mise en mots, de mise en sens »6 fait défaut à l’analyste, la désobjectalisation à l’œuvre chez le patient peut gagner peu ou prou le contre-transfert de l’analyste. Ce cas de figure faisait dire à Ilse Barande « qu’il y a du silence en elle quand elle n’entend rien au trajet du patient. Ce qui peut, bien entendu, se dire avec énormément de mots. Mais être énormément bavard c’est une autre façon d’être sourd-muet. Un moulin à paroles, c’est un muet qui s’ignore »7. Au discours intérieur de l’analyste, essentiel à la mise en œuvre du processus, fait alors place un brouillage qui peut devenir éprouvant. Le retour sur soi8 par le détour de l’autre semblable (André Green) est barré. Pourtant seule la poursuite de l’élaboration, en dépit de l’incompréhension de l’analyste, mettra à jour la faille dans la représentance du patient ou un défaut de métabolisation de ses affects dans la relation objectale. C’est ici que l’adresse à un (ou des) tiers, un échange entre analystes, permet d’éviter un silence infécond.
Parfois silence et élaboration sont entravés par des « agirs de paroles » (Jean-Luc Donnet) déconcertants. Par exemple, dès qu’il est allongé, un patient devient inaudible, un autre commence toutes ses phrases par « Non », un autre encore coupe la parole de l’analyste chaque fois que celui-ci tente de remplir sa fonction, brouillant son discours par des associations tous azimuts qui ne font que renvoyer l’analyste dans les cordes de son incompréhension, qu’étendre son silence intérieur. Le patient craint-il de se montrer fou en se laissant aller à l’association libre ? Afin de calmer l’excitation, les pulsions destructrices s’en prennent-elles au sentiment d’existence même ? Si, pour l’analyste, le risque est de parler pour ne rien dire, un silence prolongé serait-il préférable ? Il est permis d’en douter. Comment le silence pourrait-il bénéficier au patient s’il a pour l’analyste valeur d’impuissance ?
Vignette 1 :
Dans une situation où j’ai sollicité un échange avec des collègues dès les premiers mouvements d’une cure, j’ai pu disposer pour l’écoute d’une trame représentative d’essai, tissée avec eux en position tierce. Trame contenant des approximations, voire des méprises, mais trame qui m’a permis de respecter la peur de communiquer du patient en demeurant présente, vivante, sans trop intervenir comme m’y poussaient mon besoin de soulager ma tension contre - transférentielle et mon désir d’accéder à un sens. La peur de communiquer du patient s’était exprimée dès le premier contact par sa crainte de réactiver un sentiment inconscient de culpabilité intolérable et une angoisse qui le débordait. Elle témoignait aussi d’une trace de transfert négatif non liquidé, lié à une première expérience. Convaincue de la nécessité d’une reprise du travail analytique, j’avais dû me résoudre à laisser partir le patient sans rien lui proposer. Il souhaitait un temps de réflexion et devait me rappeler. Mais soucieuse de son état, j’avais suggéré, qu’en attendant, il s’adresse à un médecin pour ramener les tensions dans son Moi à un niveau tolérable. Un silence d’une année fut sa réponse. Silence au cours duquel je m’étais bien sûr reproché de ne pas m’être tue !
Nous ajustons notre manière d’accueillir le patient, nos interventions, à ce que nous nous représentons de sa souffrance, de sa tolérance à la frustration, de son fonctionnement, sans que notre attitude soit pleinement consciente et ses ressorts compris. Malgré un travail de contre-transfert, au début, nous naviguons à vue… Et ce n’est qu’après quelques années, quand la névrose de transfert s’est organisée, que le surgissement de l’angoisse de castration la rend intelligible, que notre activité interprétative devient pleinement consciente et opérante.
Alors, le silence de l’analyste a acquis une signification positive et celui du patient, sa « non - communication constitue un apport positif »9.
Qu’un analyste soit amené à prendre du champ pour mieux entendre son patient, à en parler à d’autres, signe que l’organisation pulsionnelle de ce dernier est en défaut. La tiercéïté n’est pas fonctionnelle et la pulsion affaiblit le Moi plus qu’elle ne le fortifie. L’angoisse masque les désirs et le manque, fait écran entre le patient, ses objets et l’analyste et entrave l’élaboration. Qu’il s’agisse de l’angoisse automatique des organisations non névrotiques qui, par sa survenue et son intensité désorganise non seulement le patient mais l’écoute de l’analyste, ou de l’angoisse de castration qui, dans les organisations névrotiques témoigne d’un sentiment de culpabilité lié à un désir érotique ou agressif difficiles à assumer. Parfois les choses se compliquent encore, et si l’angoisse de castration organise le narcissisme du patient, elle n’est ni structurante ni dissuasive, renvoyant à la première situation. Quoiqu’il en soit, la présence de barrières défensives limite l’introjection pulsionnelle nécessaire à l’élaboration. Souvent, dans les débuts d’un travail analytique, c’est un premier silence du patient, silence prolongé, éloquent, qui signale en séance un effet de surprise lié à une émergence pulsionnelle. Il figure la levée d’un mécanisme de défense (clivage, répression ou refoulement) ou valide une construction de l’analyste qui a mis en lumière la défaillance de l’environnement au cours de l’organisation psychique ; construction à laquelle le patient n’a jamais pensé. Il n’est pas rare qu’à cette phase, où la crainte du patient devant la pulsion est patente, il fasse silence sur ses rêves. L’analyste peut en susciter le récit, mais alors le refus ou la peur de communiquer du patient peut se déplacer sur le travail associatif rendant l’interprétation du contenu du rêve impossible. Une interprétation du fonctionnement défensif, proposée avec tact, peut alors être utile.
Une parole qui réfléchit et parachève le double retournement
Dans un second temps du travail analytique, la régression transférentielle provoque le réinvestissement de représentations agressives ou sexuelles (souvent crues, destructrices, castratrices, masochistes …). Surpris par l’émergence d’une activité fantasmatique culpabilisée ou honteuse, blessant son narcissisme, sans pour autant avoir conscience de sa dimension transférentielle, le patient peut avoir tendance à se taire pour interrompre la série associative.
Cherchant le déploiement du processus, l’analyste n’a pas intérêt à laisser s’installer le silence et intervient pour relancer. En effet, supporter le silence de l’analyste comme figure de l’absence, tout en le considérant comme une offre positive, suppose une capacité d’être seul en présence de l’objet qui fait défaut à ces patients. Winnicott écrit : « Je suis tout à fait confiant dans la technique du silence que je suis très désireux d’utiliser, mais seulement dans la mesure où le patient peut y croire »10. Et André Green : « Les cas où dominent les traits narcissiques… montrent que le silence de l’analyste est improductif, soit que les patients le supportent mal, soit qu’ils s’installent dans une position de faux - self analytique »11. J’ajouterai faute d’hallucination négative de la mère comme processus nécessaire à l’intériorisation de la structure encadrant la psyché du patient ; structure encadrante dont le silence accueillant de l’analyste est un analogon. Guidés aujourd’hui par la référence à ces deux auteurs, qui ont tant apporté à la compréhension des fonctionnements non - névrotiques, certains analystes soulignent, relancent, reformulent. Pourquoi ? Pour confirmer leur présence comme objet primaire, pour indiquer la fonction tierce et l’altérité, pour éviter le surgissement de l’angoisse qu’un silence signifiant la proximité fusionnelle avec l’objet maternel pourrait susciter. Sont-ils entrainés par une parole discrètement compulsive de ces patients ? Leurs paroles ont-elles valeur de miroir trop flatteur, de consolation ? Ce type de travail où la fonction miroir de l’analyste l’emporte sur sa fonction interprétante est guidé par le souhait de favoriser un transfert de base « doublant la névrose de transfert, précédant souvent son établissement » dit Catherine Parat. Elle écrit à ce propos : « Il s’établit en effet, à un niveau d’organisation différent, ce qu’on pourrait désigner par le terme de transfert de base, ou de relation de base qui trouve une correspondance chez l’analyste et d’où celui-ci tire intuitivement les nuances appropriées à tel ou tel patient, les rythmes, les mises aux mesures, et l’essentiel peut-être des modes d’articulation de sa technique et de sa théorie avec tel sujet particulier »12. Les liens tissés dans l’espace intersubjectif favorisent les rapprochements du présent avec le passé, l’émergence de représentations refoulées et de liaisons intrapsychiques. C’est là que la mise en œuvre des processus tertiaires (André Green) comme processus de liaisons joue un rôle important. C’est souvent le moment où la tendance à l’agir du patient ne manque pas de gagner le contre-transfert de l’analyste.
Vignette 2 :
Un patient est régulièrement en retard ce que l’analyste tolère bien jusqu’au jour où, emporté par l’intérêt qu’il prend à son écoute, il prolonge indûment une séance. Cet acting retentit comme la répétition transférentielle de la défaillance de l’environnement qui, dans le passé, a subverti l’Œdipe, effaçant le rôle du père séparateur - interdicteur. Le patient a l’intuition d’un événement significatif et demande inquiet : « C’est quoi le transfert ? ». Il offre ainsi à l’analyste qui s’en saisit en restant silencieux, une chance de remplir plus efficacement sa fonction tiercéïsante. Le patient ira chercher une réponse ailleurs et pensant l’avoir trouvée se sentira exister avec jubilation. Pour l’analyste, la reviviscence des traces de tiers ouvre sur une interprétation dans le transfert de la défaillance paternelle qu’il rattache à la colère du patient… envers l’analyste frustrant. La charge agressive contre le père corrobore le plaisir perçu au moment des retrouvailles dans le transfert maternel ; plaisir alors exprimé par la mimique, le regard, faute d’affects pouvant être mis en mots.
Du fait de la fragilité de leurs limites, des patients non - névrotiques se sentent happés par l’autre, sur lequel ils projettent leurs attentes, en miroir. Pour ne pas prendre le risque d’être engloutis, ou infiniment exploités, ils conjurent l’objet (André Green) ; tentative désespérée d’exister séparément. Ou bien ils s’enferment dans une coquille. Ou bien ils mettent en avant leur souffrance, leur besoin de punition. Ces situations, si l’on n’y prend garde, peuvent conduire à une analyse interminable. Le retournement de l’agressivité en passivité masochiste n’exonère pas pour autant ces sujets d’un intense sentiment de culpabilité. Parfois, en séance, c’est en cherchant à se mettre dans la peau de l’analyste, à prendre sa place, en anticipant sur sa parole, qu’ils cherchent à parer leur peur du vide.
Pendant un temps souvent long, l’analyste accepte d’assurer une fonction de miroir réfléchissant. Il s’engage et offre sa présence comme double narcissique mais, forcément, ses interventions réactivent des traces d’altérité. « J’interprète pour montrer les limites de ma compréhension » disait Winnicott. Là encore, elles portent sur le fonctionnement du patient en séance et facilitent la relance du processus. Le manque de frustration, de freinage dans la relation à l’objet primaire, ne permet pas à ces patients de vivre psychiquement séparés sans angoisse. Ils ne disposent ni d’autoérotismes suffisants (parfois des activités auto - calmantes déchargent l’excitation), ni d’une analité structurante. Leur défaut de psychisation fait que la moindre sollicitation pulsionnelle, négative ou positive, les projette au-dessus du vide, réactive une menace d’effondrement. Ce vide témoigne d’une faille dans leurs représentations internes et les conduit à chercher dans le regard des autres, un reflet d’eux-mêmes satisfaisant, dont ils dépendent exagérément. Les pulsions partielles restent prégnantes, en particulier les pulsions scopiques sont très sollicitées. Par exemple, le désir s’exprime par le regard ; le regard de l’autre tient lieu de surmoi et dit l’interdit. La parole de l’analyste, par sa fonction signifiante et de limite, réfléchit le mouvement pulsionnel du patient et favorise l’achèvement du double retournement, sur le moi propre et en son contraire, ainsi que la mise en place de limites psychiques entre le dedans et le dehors et au-dedans (la double - limite). Peu à peu, son narcissisme restauré, le patient acquiert la capacité d’être seul en présence de l’objet ; l’omnipotence et les investissements d’objets subjectifs peuvent alors céder la place à des objets objectivement perçus et à l’altérité. Utilisation de l’objet, capacité représentative et silences introjectifs.
Dans l’Œdipe, le sentiment de culpabilité s’organise autour de l’angoisse de castration. Après que les zones érogènes aient pu se saisir de l’objet de satisfaction (la bouche du mamelon, l’anus du pénis énergétique du père), que le jeu activité – passivité commence à ordonner la vie pulsionnelle. Vient alors, pour l’analyste, le temps de laisser le patient seul en présence de l’autre et, pour le patient, celui du silence lié à l’introjection pulsionnelle. Le transfert paternel prend le pas sur le transfert maternel qui a pu être opérant, sans avoir besoin d’être interprété, au cours des phases précédentes. La scène primitive se reconstruit, se réanime, les identifications secondaires s’affermissent et remplacent les identifications inconscientes qui précédemment s’opposaient à la dynamique pulsionnelle.
Vignette 3 :
Un patient ne peut ni conquérir les femmes, ni s’abandonner avec les hommes. Alors qu’il évoque ses difficultés de père, la remémoration de souvenirs d’enfance témoigne de ses identifications féminines. Il parle de ses adolescents comme une mère dévouée et harassée, convient qu’il lui manque quelque chose pour se sentir homme. Il sent avoir un creux là où il devrait avoir un plein, ce qu’il met en rapport avec l’investissement maternel : « Je n'ai jamais pu être viril, sentir que mon autorité était justifiée. Toute ma vie, j’ai couru après un regard... Je n’ai pas été regardé par ma mère comme un garçon, c’était trop dangereux pour elle ! ».
L’investissement du tiers paternel ne va pas sans réactiver des traces douloureuses. L’émergence d’un transfert négatif met le psychisme du patient en crise, avec son risque de rupture. Que peut faire l’analyste ? Sinon accueillir l’orage transférentiel destructeur en silence, pour ne pas aggraver les tensions jusqu’à l’insupportable, dans l’attente que le virage de la cure espéré se produise, que le patient soit en mesure d’utiliser l’objet (Winnicott). Le désaveu ou la disqualification de la fonction paternelle levés, le sentiment de culpabilité s’exprime : « Comment ai-je pu ? Pendant toutes ces années… ». Dans l’organisation psychique, la peur et l’évitement (parfois jusqu’à l’organisation d’une position phobique centrale pour résister à l’émergence de traces traumatiques selon André Green) cèdent la place à un fonctionnement du Moi lié, au féminin réceptif et à l’instance surmoïque post-œdipienne. Parfois, pour lever une dernière barrière défensive, l’analyste a dû se résoudre, pour interpréter, à sortir du silence l’espace extra - transférentiel (les relations familiales ou de travail) dans lequel, défensivement, le conflit était externalisé.
À ce moment du processus, différenciation, perlaboration dans la relation d’objet s’accompagnent de silences du patient plus fréquents, surtout en début de séance. « Ce silence, loin d’être la manifestation d’une résistance, s‘avère être un point d’aboutissement » dit Winnicott13. Les représentations de scène primitive sont présentes. Le patient peut accepter d’en être exclu sans angoisse, sans recourir à des mécanismes d’hallucination négative, source d’une sensation de vide, d’un sentiment de défaillance de l’objet interne, d’un défaut du socle psychique. Faute de la négativité normale du refoulement et de la symbolisation qu'il suppose, la destructivité a été jusqu’ici sollicitée pour effacer la scène intolérable, sapant du même coup l’affirmation du sujet. Un hallucinatoire positif en excès, source d’une confusion perception/représentation a pu masquer le trou représentationnel. L’ensemble réalisant des situations cliniques où le fonctionnement clivé et les pulsions mal intriquées du patient rendent compte de l’alternance de silence et de bruit dans le contre-transfert de l’analyste. L’absence de recours perceptif dans le cadre est bien sûr alors nécessaire pour accomplir le double retournement (sur soi et en son contraire), pour ancrer les pulsions partielles dans le corps, pour renforcer les auto - érotismes.
Dans le même temps, investi par les pulsions inhibées quant au but, l’objet total, silencieusement négativé, s’intègre à la structure encadrant l’activité représentative. « Ce qui vient de l’objet, mis par décussation au crédit du narcissisme du sujet, revient, au moment du nouage, du sujet vers quelque chose qui appartient à l’objet » écrit André Green14. L’objet interne s’organise, les capacités réflexives du patient augmentent. Finalement, la désexualisation s’amorce dans le Moi et le Surmoi.
Qu’en est-il des affects ? Ils sont fréquemment mis en lumière par un rêve de transfert. Alors qu’ils étaient le plus souvent absents du discours du patient, que ce dernier a pu dire sa honte de s’en sentir dépourvu, ils se révèlent violents. Là encore, un travail négatif (déni ou refoulement, défenses primaires du Moi inconscient) les effaçait avant qu’ils aient pu être éprouvés, mis en représentations fantasmatiques et en mots. L’analyste se sent en terrain familier quand la représentation de la scène primitive et les affects qui s’y rattachent sont réinvestis par le patient. Son écoute en silence est alors habitée comme avec un patient névrotique. Il devient, comme l’écrit Catherine Parat, « élément fécond…ouverture, accueil, porosité au langage et aux affects de l’autre, écoute aux rythmes qui permettent l’élaboration des mouvements contre - transférentiels, indispensable au travail associatif qui utilise la fantasmagorie particulière imprimée par chaque patient au vécu de l’analyse en séance »15.
En suivant ce qu’André Green nous a légué pour comprendre les fonctionnements non – névrotiques et le travail du Négatif (dans ses versants négatif et positif), le silence comme outil irremplaçable nous apparaît plutôt à construire par le processus analytique et à l’intérieur de celui-ci. Ainsi, la technique analytique peut se décrire, très schématiquement, selon trois temps, caractérisés par les rapports que le silence entretient avec l’élaboration.
Dans le premier, la liberté associative du patient est entravée par ses mécanismes de défense. Qu’il ait tendance à se taire ou qu’il soit prolixe, sa peur de communiquer peut engendrer, en miroir, chez l’analyste un silence intérieur infécond. Le travail de contre - transfert réclame parfois un échange avec d’autres analystes. Il permet de ramener la tension chez l’analyste à un niveau supportable, de surmonter la difficulté de mise en sens, sans risquer de trop intervenir.
Dans le second, le processus engagé, le transfert maternel domine, mais la verbalisation du patient reste incertaine et a besoin, à certains moments, d’être soutenue. Les paroles de l’analyste tendent au patient un miroir réfléchissant par la parole son fonctionnement tout en indiquant la voie de l’altérité. C’est le temps du parachèvement du double retournement pulsionnel et de l'établissement de l’aire transitionnelle, au cours duquel les processus tertiaires auxquels l’analyste a recours pour intervenir/interpréter témoignent de sa créativité.
Dans le troisième, la capacité d’être seul en présence de l’objet est acquise par le patient. Le retrait silencieux de l’analyste favorise la levée de mécanismes de défense ultimes, la mise en place du tiers, l’utilisation de l’objet et l’introjection de la fonction paternelle. Chez le patient, le développement de la capacité représentationnelle en mots et en affects, s’accompagne de silences intégratifs témoignant de transformations psychiques silencieuses.
« Rencontres » de la SPP, mars 2015
Bibliographie
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de M’Uzan M. 1978, « La Bouche de l’Inconscient », in Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°17, Gallimard.
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