Les réflexions que je souhaite vous faire partager porteront principalement sur la répétition, la manière dont elle se présente dans la clinique psychanalytique et la fonction qu’elle occupe dans le processus psychique. Pour cette réflexion je partirais du constat que dans ma pratique psychanalytique la répétition se présente tantôt comme un processus aux sources de l’intégration psychique et donc de la subjectivation, ou tantôt, à l’inverse, comme un processus apparemment désorganisateur. Ce constat ouvre une problématique concernant le statut métapsychologique de la répétition et conduit à la question que je trouve cruciale dans la pratique psychanalytique : comment peut-on passer d’une forme de répétition aux effets désorganisateurs à une forme de répétition aux effets intégrateurs.
Pour faire avancer cette question je propose, dans la lignée de la pensée de Freud, de différencier la répétition qui se situe au sein du principe de plaisir, une répétition pour le plaisir donc, et celle qui se présente au-delà du principe du plaisir pour reprendre le titre du célèbre article de Freud où il en introduit la question. Deux grands modèles sont effet présents dans l’évolution de la théorisation de Freud concernant la répétition, deux modèles dont le point de bascule peut être recherché dans l’article de 1920 Au-delà du principe de plaisir. Il me faut donc présenter l’essentiel de ces deux modèles et de leurs implications cliniques.
Le premier modèle 1895-1910 : répéter au sein du principe de plaisir
C’est la première et la principale forme envisagée par Freud avant 1915-1920.
En cas de montée de tension intrapsychique la psyché réinvestie les traces mnésiques d’expériences de satisfaction antérieure, elle active hallucinatoirement celle-ci : c’est le modèle de la réalisation hallucinatoire du désir qui sera ensuite conflictualisée avec le principe dit de réalité. Si l’on doit répéter la satisfaction antérieure c’est que celle-ci a été « perdue » dans la perception, c’est parce que l’actualité de l’objet de satisfaction n’est plus au rendez-vous de la perception. Cette première forme de répétition suppose une théorie de l’ « objet perdu » ou absent, elle implique aussi le primat du principe du plaisir-déplaisir.
La répétition apparaît alors comme un principe de sélection : on choisit pour le répéter ce qui est, a été, satisfaisant, ce qui est conforme au principe du plaisir. On répète ce qui a fait plaisir, on évite voire on évacue ce qui est cause de déplaisir. La répétition exprime l’action du principe de plaisir, on répète ce qui a été agréable, on le répète parce que cela a été agréable, mais on doit le répéter parce que cela est maintenant manquant.
La répétition au nom du principe du plaisir définit donc aussi un principe subjectif qui exprime le choix du sujet, qui lui-même fait connaître son action par ce choix. La répétition indique le désir du sujet : elle sera écoutée comme telle par un analyste soucieux de repérer, à travers les chaînes associatives, les désirs refoulés. Si le sujet répète, si ça se répète en lui, c’est qu’il y a du désir sous roche : « tu ne me répéterais pas si tu ne m’avais pas déjà désiré, si tu n’avais pas déjà rencontré et perdu ce que tu cherches ».
Inversement donc le désir apparaît comme désir de l’identique, comme désir de répétition « à l’identique ». Dans ce premier modèle plaisir et répétition sont corrélatifs, ils expriment le primat du principe de plaisir, celui du processus primaire qui tend à l’identité de perception.
La question est donc alors celle de savoir comment selon ce modèle on sort de la répétition, c’est à dire comment on passe au principe de réalité, à l’identité de pensée, au processus secondaire.
Le désir de l’identique se heurte à la différence, à l’altérité, alors nécessairement venue de l’extérieur, de l’objet, des objets retrouvés différents, du présent de l’expérience. L’objet exprime le principe de réalité qui est un principe de différence, dans cette conception l’objet introduit la différence, le différé et le conflit.
L’objet retrouvé et les caractéristiques de la relation actuelle à cet objet introduisent la nécessité d’une différence dans le rapport du sujet à son désir de l’identique, c’est à dire à la répétition. L’objet retrouvé est le facteur de la transformation du plaisir de la répétition en plaisir de la différence.
L’introduction de la question de la différence dans le plaisir introduit la question de la sexualisation du plaisir et introduit du même coup la question de la castration[1]1. L’objet retrouvé pousse à répéter autrement, en intégrant la différence, il pousse à déplacer, à métaphoriser les modes de satisfaction, il pousse à symboliser, c’est à dire à introduire un principe de non-identité à soi qui transforme le plaisir de l’identique en plaisir d’un identique différent : d’un symbole.
Dès lors la compulsion à répéter à l’identique apparaît comme l’expression du narcissisme, celui-ci peut être pensé au sein du principe du plaisir dans la mesure où l’objet le diffracte.
Le narcissisme et l’évolution de la répétition1914-1919
L’introduction du concept de narcissisme dans la théorie, la butée contre cette question maintenant posée, va introduire une complexité supplémentaire.
L’acceptation de la différence n’a pas fait disparaître le plaisir de l’identique, elle ne l’a que partiellement remplacé, elle l’a en fait déplacé sur une autre génération, la suivante, et l’on retrouve dans la projection narcissique des parents sur leurs enfants toutes les traces du plaisir de l’identique « retrouvé », maintenu : l’enfant ne connaîtra pas le sort du parent, les renoncements auxquels il a fallu se plier etc. La précédente, idéalisée – c’est tout l’enjeu du mythe de la horde primitive idéalisée – où le narcissisme comme plaisir de l’identique va passer de l’autre côté de la différence.
Au renoncement accepté pour soi s’oppose l’illusion qu’un monde gouverné par le principe du plaisir reste possible pour l’autre génération, pour elle seule. Du point de vue de l’enfant le parent de la horde primitive sera celui qui peut plier la différence à son désir, du point de vue du parent l’enfant doit pouvoir suspendre les contraintes de la vie, ou du moins les contraintes et déplaisirs dont on a fait soi-même l’expérience.
Le renoncement pour soi implique le projet du déplacement de l’enjeu sur une autre génération, implique le projet d’une autre génération, d’une chaîne de générations. La problématique maintenant « narcissique » de la répétition doit donc alors englober au moins deux, voire trois, générations.
La rencontre avec la différence de l’objet retrouvé n’a donc pas fait complètement disparaître le plaisir de la répétition, elle le déplace d’une génération, continue de le métaphoriser dans la génération suivante. La répétition s’empare de la différence des générations, ouvre à la problématique inter ou trans-générationnelle.
Nous arrivons maintenant au « tournant de 1920 », et au second modèle de la répétition.
Le modèle 1920 : la contrainte de répétition
Jusqu’en 1920 on répète « pour le plaisir », au nom du plaisir, du moins en théorie. Cette tendance du psychisme exprime de désir infantile, le désir « œdipien ».
En 1920 un « fait marquant » va bouleverser cette donne première de la théorie : il existe des formes de répétition d’expérience n’ayant pas entraîné, ni sur le moment ni après-coup, de satisfaction. Cette exception à la règle du principe du plaisir-déplaisir implique un réexamen de celui-ci, elle révèle une complexité nouvelle, elle va entraîner une réévaluation des fondements de la métapsychologie.
Si l’on répète « au-delà du principe du plaisir-déplaisir » cela signifie que la répétition n’est pas le fait du principe du plaisir-déplaisir mais qu’elle exprime une tendance du psychisme plus fondamentale dont le principe du plaisir-déplaisir n’est lui-même qu’un cas particulier : la contrainte de répétition.
On répète toute expérience antérieure marquante « bonne » ou « mauvaise », satisfaisante ou non satisfaisante, on est contraint de répéter ce qui a marqué la psyché de son empreinte, qu’on le veuille ou non, que cela apporte du plaisir ou non.
La répétition exprime une contrainte primitive de la psyché, elle exprime une réalité première de la vie psychique, elle n’est plus l’indice d’un choix qui exprimerait l’impact du sujet et de la subjectivité. On répète et on répète quasi« automatiquement », au-delà de tout choix subjectif, on répète parce qu’on ne peut pas faire autrement, et on répète automatiquement parce que ça répète en soi, malgré soi, en dépit de soi. La répétition exprime alors un principe de réalité de l’histoire antérieure, un principe de réalité de l’inscription dans la psyché.
Ça répète en soi, et le choix ne sera que second, secondaire, conquit secondairement sur ce fond de répétition aveugle au plaisir et à la satisfaction : « là où était le ÇA, le moi, la subjectivité doit advenir », va devoir advenir, elle n’est pas là d’emblée, elle n’est pas première. C’est en subjectivant l’expérience, en la représentant, en la symbolisant, donc en la métabolisant et en se l’appropriant, qu’on gagne le droit à un choix, que l’on conquiert la possibilité de réinstaurer le primat du principe du plaisir-déplaisir.
La première théorie de la répétition n’est pas pour autant abandonnée, elle est relativisée, elle devient relative à l’état d’élaboration de la psyché, elle est subordonnée à la capacité de la psyché à pouvoir s’approprier par la symbolisation l’expérience historique.
Si donc il arrive qu’on répète pour le plaisir, c’est alors le signe que ce qui se répète ainsi est devenu part entière du moi, qu’elle a été subjectivée, que l’expérience ainsi répétée a été « domptée » par le moi, qu’elle est liée par le moi et l’activité représentative et symbolique du sujet.
Mais souvent on répète aussi « au-delà du principe de plaisir », on répète ainsi ce qui n’a pas pu être subjectivé de l’histoire de soi, on répète l’histoire non subjectivée, non appropriée. On répète ce qui de l’histoire n’a pas pu être symbolisée, ce qui n’a pas pu advenir au moi. On répète le non-advenu de soi, le potentiel non réalisé. On ne répète plus seulement pour tenter de retrouver « l’objet perdu », on répète aussi pour faire advenir les potentiels non appropriés, on répète pour rendre appropriable ce qui n’a pu antérieurement l’être, ce qui est en reste dans la psyché, ce qui est resté Ça, n’est pas devenu « ich ».
Enfin à partir de 1938 Freud va ajouter que la répétition concerne surtout les expériences « les plus archaïques » (celles qui précédent la domination de l’appareil de langage verbal donc celles des deux premières années de la vie). Il note une « explication » dans ses notes de l’exil à Londres : « faiblesse de la synthèse ». La compulsion ou contrainte de répétition devient alors une forme de « contrainte à l’intégration psychique ». On répète ce qui n’a pas pu être intégré, ce qui est en reste dans l’intégration psychique, qu’il s’agisse de l’intégration primaire dans le Moi et la subjectivité ou de l’intégration secondaire au sein du Moi dans le système préconscient.
Le devenir de ce qui se répète
Nous l’avons dit la contrainte de répétition ne fait pas disparaître le principe de plaisir, elle le relativise, le secondarise.
Le devenir des expériences de satisfaction s’inscrit d’emblée toujours sous le primat du principe du plaisir.
La différence majeure concerne maintenant la question de l’appropriation subjective des expériences de plaisir qu’il faut pouvoir inscrire coute que coute dans l’orbite d’un plaisir acceptable, subjectivable, dont il faut transformer les formes d’accomplissement pour les inscrire au sein du principe du plaisir. Apparaît une « contrainte au plaisir », et un paradoxe : il faut « choisir » le plaisir (« contraint »), il faut « choisir » d’accepter celui-ci, choisir sa forme, choisir de le laisser pénétrer dans l’espace subjectif, choisir donc de se l’approprier et de gérer les conflits qui sont ainsi immédiatement impliqués.
Le choix ne porte plus sur l’expérience à répéter, elle se répète quasi« automatiquement », qu’on le veuille ou non, il porte sur la manière dont va pouvoir s’effectuer cette répétition, sur la manière dont elle va pouvoir s’accompagner de plaisir. Il porte aussi donc sur l’acceptation des implications subjectives de l’intégration ou du rejet moïque. Nous sommes ainsi ramenés au problème précédent, celui que nous avons évoqué à propos du premier modèle de la répétition.
Les différences seront beaucoup plus notables pour ce qui concerne les expériences n’ayant pas entraîné de satisfaction, celles qui sont « au-delà du principe du plaisir ».
Ces expériences ne sont pas subjectivables directement et sous cette forme. Elles restent en stase dans la psyché et ne sont pas traitables par celle-ci tant qu’elles ne sont pas transformées pour s’inscrire dans une forme de plaisir. Au mieux elles seront évacuées au nom du principe du déplaisir qui tend à évacuer de la subjectivité ce qui n’apporte pas une satisfaction suffisante. Elles vont donc tendre à se répéter comme telles dans la mesure même de leur non-intégration psychique, du clivage qui les affecte ainsi.
L’alternative solipsiste conçu par Freud à ce niveau est celui du masochisme dit « primaire », qui, par retournement ou par co-excitation libidinale, tente de transformer in situ l’expérience « traumatique » de déplaisir en expérience de plaisir, en expérience de satisfaction. Le masochisme abuse le principe du plaisir en transformant par simple retournement de l’affect en expérience « bonne » à répéter l’expérience d’abord vécue comme « mauvaise » à éviter ou évacuer.
Ainsi une certaine liaison primaire de l’expérience commence-t-elle à devenir envisageable sous l’égide du masochisme, et à partir de celle-ci, une certaine subjectivation. Le « masochisme » étant alors le prix à payer pour préserver le narcissisme battu en brèche par l’expérience « au-delà du principe du plaisir ».
On répète « pour le plaisir » ce qui n’en comportait pas, pour transformer l’expérience de déplaisir en expérience de plaisir. On « choisit » de répéter pour le plaisir ce qui n’en comporte pas, du moins tente-t-on ainsi de maîtriser l’expérience, de la subjectiver, de la lier sans l’aide d’aucun objet, « narcissiquement ».
L’autre alternative passe nécessairement par l’objet, passe par un rôle actif de l’objet. Elle dépend de la capacité des objets à assurer une fonction liante, « symbolisante ». Cette solution requiert une double fonction de l’objet, une double tâche pour celui-ci, une double exigence.
D’une part l’objet doit étayer la déflexion de l’expérience non satisfaisante vers le dehors, il doit étayer le principe du plaisir-déplaisir, c’est à dire qu’il doit tendre à rendre évacuable l’expérience non satisfaisante, qu’il doit tendre à lui permettre de devenir une expérience de déplaisir évacuable. C’est le rôle déflecteur de l’objet, celui qui soutient la mise en place du « moi-plaisir purifié », selon l’expression de Freud. L’étayage de l’évacuation commence ainsi à inscrire l’expérience au sein du principe du déplaisir, qui sans doute est la première forme, le premier moment du principe du plaisir.
D’autre part l’objet doit permettre que cette expérience « mauvaise à évacuer » puisse devenir une expérience « bonne à symboliser ». C’est le second temps de la réinstauration du principe du plaisir, celui qui, au-delà de la simple évacuation, permet de transformer l’expérience première pour qu’elle puisse être admise et intégrée au sein de la subjectivité[2]2. C’est la fonction réflexive de l’objet, sa fonction « symbolisante », celle par laquelle l’objet réfléchit au sujet, lui restitue une expérience maintenant appropriable.
Le devenir de l’expérience ne dépend donc plus seulement, dans cette alternative, des mouvements propres du sujet, il dépend aussi de la manière dont l’objet va « traiter » ce qui chez le sujet cherche à prendre forme représentative et symbolique. On ne symbolise plus seul, on symbolise et on intègre, ou l’on répète, en relation aux réponses et modes de présence des objets.
Si ceux-ci sont suffisamment adéquats pour le sujet, s’ils rendent possible un travail d’appropriation subjective, c’est à dire aussi s’ils permettent la relance d’une illusion primaire (au sens de Winnicott), celle par laquelle l’objet et la pulsion de vie dont il est porteur aurait pu « séduire » le sujet, l’introduire aux conditions de possibilités du plaisir.
La contrainte à répéter à laquelle le sujet était soumis peut être alors transformée en plaisir de la répétition, celle-ci peut être mise au service du principe du plaisir-déplaisir, puis postérieurement intégrée et secondarisé au sein du principe du « plaisir de la réalité ».
Dans cette nouvelle transformation l’objet intervient de nouveau, comme nous l’avons évoqué précédemment. Si l’objet, « séducteur » primaire et facteur de l’intégration de l’expérience de déplaisir, n’est pas trop pris dans la séduction qu’il a dû opérer, dans l’abus de séduction donc, s’il reste suffisamment séparé et différencié, il sera alors aussi l’agent de l’introduction des différences et écarts nécessaires à la transformation du plaisir de l’identique en plaisir de la différence. Il intervient donc aux deux niveaux de l’intégration, au niveau de la symbolisation et de l’intégration « primaire » de l’expérience, mais aussi au niveau de sa secondarisation.
Par contre si l’objet ne « répond » pas de manière adéquate aux besoins du moi du sujet, s’il faillit à ses fonctions « symbolisantes », s’il ne répond pas à ce dont le sujet a besoin pour faire son travail de métabolisation de l’expérience de déplaisir, alors le processus d’intégration de cette expérience va rester en souffrance. L’objet qui ne « répond » pas de manière adéquate est celui qui est resté pris dans quelque méandre de son propre travail d’intégration subjective, celui dont le propre travail psychique a été entravé.
Il transmet « en négatif », par ce qu’il ne fournit pas, un manque à symboliser, une faillite du travail de symbolisation. C’est aussi que la transmission trans-générationnelle s’effectue, c’est ainsi que la contrainte de répétition d’une génération vient renforcer celle de la suivante. Une génération ne répète pas les impasses de celle qui l’a précédée, elle répète l’impasse de ses propres expériences, mais l’impasse subjective de la génération précédente contribue à produire l’impasse de celle qui lui succède, dans la mesure où elle ne permet pas à celle-ci de symboliser ses propres expériences au-delà du principe du plaisir. C’est là une autre forme de « séduction », la séduction par ce qui n’a pas eu lieu, par ce qui n’a pas pu avoir symboliquement lieu, mais cette séduction abuse le sujet et le place dans une impasse.
Si la tentative de « solution » à l’aide de la fonction symbolisante des objets de la génération précédente échoue, le sujet va alors devoir faire appel à des modalités narcissiques de liaison. Il va devoir se débrouiller seul face aux expériences « au-delà du principe du plaisir », développer ses propres modalités « d’auto-cure », ses propres modalités de liaison primaire non-symbolique. Il va alors devoir mobiliser toute une série de défenses ou de solutions narcissiques contre la répétition quasi « automatique » des expériences non-symbolisées, il va tenter de s’organiser contre la répétition, ou à défaut d’organiser la répétition pour tenter de supprimer son caractère traumatique « au-delà du principe du plaisir ».
Gel, pétrification, fétichisation, masochisme, somatoses, délires, etc. [3]3vont alors tenter de faire pièce aux expériences non symbolisées qui, clivées de l’intégration subjective symbolique, hantent les alcôves de la psyché, errantes tels des fantômes n’ayant pu trouver de sépultures, qui cherchent dans et par la répétition à s’inscrire dans l’actualité du moi. Le sujet, est ainsi contraint à la répétition de ce qui n’a pu avoir lieu psychique pour s’inscrire et se subjectiver, ou contraint à la répétition indéfinie des solutions non-symboliques qu’il doit continuer d’entretenir pour éviter le retour de celui-ci.
Ainsi l’écoute psychanalytique de la répétition, qui reste toujours un axe majeur de la pratique est-elle maintenant habitée par une complexité, par une division qui en affine la problématique. Ce qui se répète est-il en souffrance d’une symbolisation secondaire, désir inconscient qui cherche à trouver une inscription dans la secondarité, qui cherche à métaphoriser son action dans des formes secondaires intégrables dans la subjectivité consciente/préconsciente ? Ou ce qui se répète est-il en souffrance d’une symbolisation « primaire », d’une intégration première dans la subjectivité, d’un champ transitionnel qui lui permettrait d’advenir au moi, de se représenter au sein de celui-ci, de se dramatiser pour être mis au présent de l’actualité de celui-ci ?
On répète donc pour le plaisir, pour un plaisir déjà advenu et perdu, au nom du plaisir antérieur et pour lui trouver une nouvelle forme, ou on répète pour le plaisir, pour trouver enfin du plaisir à ce qui nous a été donné de vivre, plaisir nécessaire pour pouvoir enfin s’endeuiller de la satisfaction potentielle qu’il contient. On répète pour retrouver et transformer, pour créer et recréer ce qui a été. Mais comment cela s’effectue-t-il ? Par quel processus la répétition permet-elle l’appropriation et la symbolisation de l’expérience, par quel processus intersubjectif ? C’est ce que j’aimerais commencer à explorer pour terminer.
La répétition et l’exploration de l’intentionnalité de l’objet
Pour finir j’aimerais en effet évoquer un aspect de la répétition qui s’inscrit dans ce que je viens de développer concernant la place de l’objet mais qui tente de creuser un peu plus la fonction de la répétition dans la rencontre intersubjective.
C’est à partir d’un exemple clinique que je présenterais cette réflexion. Elle est empruntée à la clinique de D.W. Winnicott, elle est tirée de son article de 1945 « L’observation de l’enfant dans une situation établie »[4],4 même si lui-même ne développe pas cette orientation d’analyse.
En 1945 Winnicott structure une « situation établie » pour ses consultations de très jeunes enfants à partir d’un dispositif d’observation dans lequel il place une « spatule » (un « abaisse-langue », à l’ancienne en métal poli, potentiellement brillant comme un miroir, utilisé pour explorer les fonds de gorges des enfants) à disposition pour le petit enfant – sur les genoux de sa mère – simplement posé sur un coin de table. Il observe alors comment le bébé s’en empare, ses hésitations, la manière dont il le porte à la bouche dont il le laisse éventuellement tomber fortuitement ou le jette délibérément etc. Bref il observe ce qui se passe dans la situation qu’il a ainsi établie et qui lui permet de suivre pas à pas les processus subjectifs du petit.
Mais il arrive que Winnicott utilise aussi ce dispositif et ses potentialités cliniques dans un but thérapeutique. Il décrit en particulier dans cet article comment il a traité en trois séances de vingt minutes une petite fille de 13 mois hospitalisée dans le service dans lequel il travaille.
À la suite d’une grave gastro entérite cette petite fille, qui se développait alors normalement, avait présenté une désorganisation importante : tout jeu avait cessé, le sommeil était gravement perturbé, la petite fille ne cessait d’hurler jusqu’à épuisement, des convulsions, signes qu’elle menaçait de se retirer d’elle-même, commençaient même à apparaître. L’importance de ce tableau clinique implanté depuis quelques mois avait provoqué la nécessité d’une hospitalisation. Winnicott va la recevoir lors de celle-ci et la traiter en trois séances de vingt minutes au sein de la « situation établie » décrite plus haut.
Lors de la première séance la petite fille est installée sur les genoux de Winnicott, et ne cesse d’hurler, tout au plus Winnicott peut-il repérer chez elle un mouvement furtifpour lui mordre le doigt, seul signe manifeste d’une activité subjective chez elle.
Lors de la deuxième séance qui présente au début les mêmes manifestations, Winnicott se laisse mordre le doigt à trois reprises et ceci jusqu’à ce qu’un petit morceau de sa peau soit arraché. Il lui présente ensuite la spatule, qu’elle jette avec rage. Winnicott ramasse la spatule et lui rend, ceci à trois reprises. Elle continue d’hurler pendant tout ce temps.
Lors de la troisième séance la petite fille mord de nouveau le doigt de Winnicott, mais avec moins de culpabilité note Winnicott, elle hurle de moins en moins, puis mord la spatule à nouveau présentée, la jette de nouveau à différentes reprises en cessant petit à petit totalement de hurler, se calme et amorce un mouvement en direction de son pied. Winnicott enlève alors son chausson et la petite fille s’empare alors de son pied qu’elle explore etc.
À partir de cette troisième séance le tableau clinique de la petite s’améliore profondément, le sommeil et les jeux reprennent, elle cesse de hurler toute la journée, n’a plus de convulsions. Winnicott la revoit un an plus tard pour constater qu’elle a complètement repris le cours de son développement.
Les quelques remarques de commentaire que je propose se pencheront plus particulièrement sur la fonction de la répétition dans cette séquence à partir de l’analyse du processus repérable pendant ces trois séances.
Le tableau clinique de départ montre cette petite fille dans un état traumatique de désorganisation, on peut faire l’hypothèse que les traces douloureuses de la gastro entérite infectieuse ne peuvent être absentées de son fonctionnement psychique, au point que la seule issue qui se profile est le retrait subjectif indiqué par les convulsions.
Les trois séances proposées par Winnicott vont transformer cet état traumatique grâce à la mise en place et au développement de formes de jeux qui vont relancer progressivement le plaisir et l’appropriation subjective de l’expérience traumatique.
La première des opérations, sans laquelle aucun jeu n’est possible, est une opération d’externalisation de la douleur harcelante de l’expérience traumatique, l’externalisation passe par une forme de transfert de l’expérience – les traces mnésiques de la gastro entérite sans cesse hallucinatoirement réactivées « mordent » l’intérieur du fonctionnement psychique – par lequel il s’agit d’infliger à un autre ce que la gastroentérite a produit en soi. Le processus transférentiel est donc ici un retournement passif/actif tel celui décrit par Freud en 1920 à propos des expériences traumatiques, ce que le sujet a vécu passivement dans la détresse et l’impuissance, il s’agit de l’infliger et de le faire partager à un autre activement, c’est là la forme de transfert impliqué par la nature de l’expérience traumatique.
Mais encore faut-il que le transfert « prenne », que le sujet fasse l’expérience d’un « accusé de réception » du processus transférentiel.
La répétition de trois morsures est nécessaire pour que l’expérience inter-intentionnelle soit explorée et accréditée et qu’ainsi le sujet acquiert la conviction que le transfert et le partage d’expérience a bien eu lieu.
La première morsure a en effet pu être imposée « par surprise » à l’objet autre-sujet, elle ne renseigne pas le sujet sur la manière dont l’objet autre-sujet, celui à qui est adressé le transfert, reçoit ce transfert. Il faut donc une autre morsure pour vérifier si l’autre-sujet, cette fois prévenu, accepte le transfert de l’expérience douloureuse. Ce n’est donc que la troisième fois que la petite fille peut mordre un objet donc elle a fait l’expérience qu’il accepte de partager l’expérience traumatique ou un représentant de celle-ci.
Il faut donc une épreuve d’inter intentionnalité pour s’en persuader et celle-ci passe ici par la répétition de l’expérience transférentielle.
Il en va de même pour le nouveau transfert qui s’effectue celui là sur la spatule et qui met à l’épreuve le lien avec l’objet de transfert : il faudra aussi que l’objet jeté soit ramené trois fois par Winnicott pour s’assurer que le lien « survit » au processus d’externalisation transférentiel. Le doigt ne peut en effet pas être « jeté » il colle au corps propre comme la douleur « colle » au corps propre, il ne peut être évacué.
Ce qu’il représente, l’objet de transfert de la douleur, va donc devoir être transféré sur un autre objet, un objet « évacuable » : ce sera le rôle de la spatule présentée par Winnicott que de représenter cet objet de transfert évacuable. Au- delà de la spatule elle-même c’est l’objet qui est interrogé à partir de sa réponse au jeté de la spatule. Là encore le premier « ramené » de Winnicott n’est pas assez explicite, il peut venir d’un objet qui ne supporte pas le désordre et ramasse tout ce qui traîne, il faut donc répéter une deuxième fois pour vérifier que Winnicott rend de nouveau la spatule donc qu’il accepte pleinement la situation et même qu’il est prés à « jouer » au lancé/ramené de la spatule. Et ce n’est qu’au troisième lancé que la petite fille peut être persuadée que si elle lance la spatule celle-ci sera ramenée par l’objet. Ce n’est que dans cette troisième répétition que la petite fille fait l’expérience de l’amorce d’un jeu et de la symbolisation qu’il rend possible. Mais si l’expérience doit à la fois pouvoir être évacuée, comme expérience de déplaisir et pour ne plus être harcelante, elle est aussi une expérience du sujet et comme telle elle doit pouvoir rester en lien avec lui.
Si la douleur doit pouvoir être évacuée et ne plus être harcelante, par contre le corps lui doit pouvoir être rassemblé, conservé. Cette différenciation entre ce qui doit être évacué, le « déchet conjoncturel issu de l’expérience traumatique », et ce qui doit être conservé, le corps propre siège du sujet, lieu de son être, passe par le jeu répété de l’évacué (par le sujet) /ramené (par l’objet autre-sujet). On peut ici penser aussi à des jeux intracorporels quand le petit enfant explore la différence interne entre le bâton fécal et l’anus, exploration importante dans la structuration de l’analité, ou encore dans la séquence clinique évoquée le jeu avec le pied qui différencie la spatule jetable et le pied du corps propre.
Une fois ce jeu suffisamment expérimenté la petite fille peut alors faire avec son pied une expérience de rassemblement qui vient se dialectise avec les expériences précédentes.
Comme j’espère avoir pu le montrer à l’aide de cet exemple et des commentaires que j’en propose, l’aspect de la répétition sur lequel je souhaite terminer ma réflexion nous conduit à l’exploration des conditions de la saisie de l’intention de l’objet, elle a une fonction intersubjective, elle explore l’interprétation que l’objet fait de la situation, de la manière dont il l’accepte et la signifie. Ce qui nous montre comment concrètement la répétition participe au processus d’appropriation et de symbolisation de l’expérience subjective.
Notes
[1] Sur ces points, cf. R Roussillon, Le rôle charnière de l’angoisse de castration, in: Le Mal-être, 1997, PUF.
[2] Sur ces points et le défilé de leur processus, cf. « La fonction symbolisante de l’objet », Revue française de psychanalyse, n°3, 1997.
[3] Pour un développement complet sur ces « solutions » narcissiques, cf. R Roussillon, Agonie, Clivage et symbolisation. Paris, PUF.
[4]In: De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot.