[restrict]Dominique Bourdin, 31 mai 2020
Lors de la sixième conférence en ligne de la série « clinique du confinement », samedi 30 mai, Aline Cohen de Lara nous a montré l’engagement de sa patiente, soutenu par son travail interprétatif, et la façon dont les séances à distance ont permis le passage à deux séances hebdomadaires, dans un cadre modifié mais clair et fixe, puis l’allongement sur le divan lorsque les séances ont pu reprendre au cabinet.
Relisant les textes proposés par plusieurs collègues dans le décours des différentes conférences, et publiées dans l’espace membre du site de la SPP, j’étais frappée par l’intensité de l’engagement suscité chez les psychanalystes par la crise sanitaire et les contraintes du confinement. Cet engagement se manifeste bien sûr dans les décisions rendues nécessaires pour maintenir la continuité du travail analytique et les ajustements d’un cadre pour les séances à distance, mais aussi dans un élan de réflexion sur le fonctionnement et les enjeux de la relation analytique.
Sans prétendre à l’exhaustivité, et revendiquant même le caractère subjectif de mes réactions et centres d’intérêt, nécessairement partiels et, à certains égards, arbitraires, je vous propose un petit patchwork de questionnements et formulations qui m’ont frappée et fait réfléchir.
Dominique Tabone-Weil nous invitait à ne pas recourir inconsidérément à la qualification de traumatique, car le trauma survient s’il y a impréparation ; or nous avons pu anticiper le confinement et nous y préparer. Dans ces conditions il était possible de « s’organiser tranquillement avec les patients » pour proposer le nouveau cadre de séances par téléphone. Cette tranquillité est rendue tangible par sa description aux patients du nouveau dispositif – téléphone sur l’accoudoir avec haut-parleur, par exemple, et l’invitation à ce qu’ils se trouvent pour eux-mêmes un endroit tranquille où ils seront confortablement installés, éventuellement allongés « mais pas sur leur lit ». On perçoit bien que c’est l’intériorisation par l’analyste du cadre interne au travail analytique qui permet de percevoir les ajustements pertinents. Quant à la tranquillité elle est l’effet d’une absence de déni permettant de prendre en compte l’ampleur de la situation sans en être affolé ni envahi.
Dans une perspective assez proche, Guy Lavallée propose (le 1er mai) de se référer à la notion d’agieren de transfert et de contre-transfert plutôt que de parler de trauma. La « modification du cadre externe », accident majeur, mais qui préserve le lien, « devient un révélateur potentiellement analysable avec le patient, de ce qui était enfoui dans le cadre (point aveugle commun) et fait alors avancer le travail analytique ». Écouter au téléphone fait oublier son apparence et celle du patient, amenant « à écouter plus en profondeur les lignes de force du discours du patient avec le risque d’avoir des interventions plus ‘percutantes’ sans avoir en retour les informations visuelles sur la réaction du patient ». Le dispositif de « bouche à oreille » (R. Asséo) éveille beaucoup d’intime, de « conjonction transférentielle » (J.-L. Donnet), mais en même temps instaure une fonction tierce, une décorporation par la privation de la vision des corps et la conscience de la distance.
Abordant un autre aspect concret du cadre, le paiement, Laurence Aubry montre comment elle a fait travailler cette question de façon analytique, laissant les patients aborder la question et élaborer les raisons de la modalité choisie (virements, dette en suspens, etc.), soulignant combien la modalité du paiement fait partie du rituel analytique et de la relation, mais aussi combien les fantasmes sont éveillés et nourris par l’échange d’argent.
Dans une autre intervention datée du 27 avril, Laurence Aubry revient sur la fatigue engendrée par les séances à distance. N’est-ce pas la menace d’une interruption de la communication venant de l’extérieur qui y contribue ? Les mouvements des corps pour venir à la séance, puis dans le cabinet lui-même permettent d’éviter la dilution de la réalité comme son intrusion. A distance, la fatigue peut être pour une part « l’effet de l’effort à maintenir ou à reconstruire un cadre interne protecteur, alors même que le cadre extérieur ne l’est plus ou l’est moins »
Suscitée par une intervention de Bernard Chervet qui remarquait à un moment de nos discussions une certaine absence du pulsionnel, Andjelka Filipovic-Castagner évoquait le 17 avril des adolescentes d’abord angoissées par la suspension de la vie sociale, mais qui petit à petit s’étaient mises au fil des séances par téléphone à « approcher davantage leur objet maternel primaire ». Mise en suspens des expressions pulsionnelles habituelles ? Retour d’un pulsionnel infantile moins aisément accessible ? Effet d’un confinement en famille les confrontant davantage au retour de l’infantile ? N’y a-t-il pas dans ces séances – mais d’abord dans le fait du confinement lui-même, surtout pour des adolescents – un déplacement des formes d’expression et d’agir des mouvements pulsionnels ?
C’est aux patients suivis en institution que s’est intéressé Anne-André Reille, soulignant que le fait de les appeler en numéro masqué « renverse la dynamique du patient qui vient (ou pas) à sa séance, tandis que l’appel téléphonique vient à lui. Et comment signaler que l’on reste disponible si le patient n’a pas répondu ? Au delà des modalités pratiques et de leur élaboration au cas par cas, notre collègue se demandai « quelles incidences tout cela pourra-t-il avoir lors de la reprise des suivis en face à face ? » Désormais, nous sommes face à cette interrogation…
Guy Maruani, le 23 avril, rappelle que la voix reste un contact de corps à corps, même à distance (le bel canto des balcons italiens… ), et que nous ne sommes pas réduits à un contact virtuel totalement décorporé, même si la frustration de la proximité tactile et visuelle n’est pas anodine. Il rappelle qu’au moment de l’extension épidémique du sida on prophétisait une sexualité purement imaginative et fantasmatique, sans relation concrète. Lui-même écrivait dans les années 1980 que la généralisation de pratiques sexuelles sans rencontre physiques via les technologies actuelles « concouraient à essayer de délester le désir de sa charge de culpabilité inconsciente ». Mais sans culpabilité inconsciente, il n’y a plus de désir, ni de jouissance. On peut donc prévoir le retour du clandestin, du furtif, du transgressif…
Revenant sur l’intervention de Pascale Navarri (4° conférence de la clinique du confinement), Martine Girard souligne le 7 mai les questions liées aux réserves sur la confidentialité des technologies. De ce fait, un débat plus ou moins implicite semble s’installer entre idéalisation des technologies et idéalisation du cadre…
Il s’agit aussi de prendre en compte les conditions concrètes où sont nos patients lors des séances à distance (enfants, conjoints, colocataires, bruits extérieurs, etc.). Il est aussi une sorte d’inversion du cadre (D. Kawi), car l’analyste pénètre chez le patient. La « totale disponibilité du patient et de l’analyste » ne va pas de soi et tend à susciter une « retenue de l’interprétation » ; « plus la régression s’installait, plus forte apparaissait l’intranquillité de l’analyste ». « L’équilibre subtil entre l’intime et le distant » que le cadre vise à assurer (cf. Paul Israël) peut-il être maintenu dans le recours au téléphone ou à la vidéo ? Comment le mouvement transférentiel en est-il affecté ? L’évocation de la déconnection de l’ordinateur dans l’Odyssée de l’espace (Kubrick, 2001) aide à prendre la mesure des enjeux de cette discussion critique sur le recours à la technologie.
Guy Cabrol notait le 12 avril que le « vécu apocalyptique mondialisé et inattendu » auquel nous nous sommes trouvés confrontés alors que nous nous en croyions protégés « entre en résonance avec le monde interne de chacun sans exclusion, y compris les psychanalystes ». Les angoisses primaires en sont attisées et « chacun est mis à l’épreuve de la fiabilité de ses mécanismes de défense et de ses techniques de survie ». Cela requestionne nos dispositifs et sollicite notre créativité. « Contre-transférentiellement, comment pouvons-nous atténuer nos propres projections sur nos patients » ?
Il ajoute que la situation analytique se construit dans un rythme entre présence et absence, scansion fondatrice du sujet. Il faut savoir faire place au temps de suspens, et ne pas considérer tout analysant comme infans en détresse. De même, si les échanges groupaux restaurent notre sécurité narcissique, ils comportent le « risque d’une illusion groupale autour de théorie-fétiche ». Il rappelle l’interprétation faite par Louisa de Urtubey à un patient au temps de la dictature en Uruguay « Vous utilisez l’analyse pour ignorer la peur que la réalité pourrait vous inspirer » – rappel de la réalité qui lui sauva la vie.
Dans son texte du 16 mai, Guy Cabrol reprend l’idée que dans une réalité extérieure potentiellement destructrice avec les « injonctions d’un surmoi de la culture ambivalent », la créativité des analystes se trouve particulièrement sollicitée. Evoquant les « réaménagements de fortune inventifs du couple analytique pris dans une turbulence émotionnelle », il proposait de l’entendre comme un « jeu de désorganisation-réorganisation d’un dispositif pour préserver le processus en cours, voir l’enrichir – y compris en psychanalyse d’enfant, comme le montrait la conférence de Lucia Touati avec sa petite patiente – Je vous renvoie également au texte de Sylvie Reignier, L’enfant et l’analyse à distance, présenté au séminaire de la SEPEA et qui figue sur l’espace membres de la SPP dans la rubrique Conférences.
Il alerte en même temps sur la « symétrie de surface » qui peut naître de « l’expérience inédite vécue en commun ». Mais les variations du cadre rendues nécessaires sont un « passage obligé » pour permettre à l’analyste de « faire l’expérience de zones psychiques obscures, étrangères, terra incognita, qu’il sera progressivement ou non en capacité d’intégrer dans son cadre interne ; /…/ théorie et expérience y compris de sa propre destructivité et envie. S’il s’agit d’apprendre à jouer, chaque séance est comme un chef d’œuvre en péril, qui nous appelle à garder notre capacité d’émerveillement, dans cet espace d’intimité préservée.
Merci à tous les collègues qui participent à ces conférences et qui ont partagé leurs réflexions, soit oralement en intervenant lors des rencontres par Zoom, soit dans l’après-coup des textes publiés sur le site de la SPP. J’espère ne pas avoir trop déformé la pensée de ceux que j’ai évoqués ici.
[/restrict]