[restrict]Laurence Aubry, le 27-04-20
À propos de la question de Gilbert Diatkine, qui se demande pourquoi nous nous sentons pour la plupart particulièrement fatigués à l’issue des séances par téléphone ou par skype :
Je me demande si cela n’a pas à voir avec la menace de l’interruption de la communication venant de l’extérieur (absence de réseau, problème de téléphone ou d’ordinateur, etc.), qui pèse constamment sur la séance, et par rapport à laquelle nous sommes réduits à l’impuissance.
Dans les conditions ordinaires, la menace d’interruption existe, mais elle est tenue à distance par le cadre, sensé être le plus possible protecteur et contenant.
Comme le disait Gilbert Diatkine, le cadre impose un confinement physique, mais pour permettre l’ouverture, le voyage et l’aventure intérieure, le déploiement d’un théâtre dans l’espace psychique créé par le colloque analytique.
« Même si on ne se voit pas, l’analyse, c’est quand même deux personnes, deux corps dans la même pièce », dit une analysante. Et puis il y a le trajet, l’espace, le temps, et les mouvements, les échanges, du chez soi ou d’ailleurs, au divan. Ils garantissent que la réalité extérieure existe, ils sont sensés protéger de la dilution ou de l’intrusion, d’un collapsus interne/externe.
Est-ce que cette fatigue ne pourrait pas être pour une part un effet de l’effort à maintenir ou à reconstruire un cadre interne protecteur, alors même que le cadre extérieur ne l’est plus ou l’est moins, et que nous nous en sentons pour une part responsables ?
Le risque de l’interruption de la communication entre en bruyante résonance avec la menace que fait peser la catastrophe collective : menace de rupture du lien, soudaine, du fait du risque mortel, mais aussi de l’hospitalisation, ou simplement de la maladie et d’un confinement total.
Dans quelle mesure l’isolement total où ont été placés les personnes très âgées, isolement dans lesquelles certaines sont parties sans pouvoir rester en lien à la fin avec le Nebenmensch, « être humain proche » garant de la vie psychique, n’est-il pas la mise en acte collective d’un fantasme agressif, meurtrier, destiné peut-être à conjurer cette angoisse ?
Très récemment, le gouvernement a fini par faire marche arrière relativement à cette mesure particulièrement inhumaine. C’est l’espérance de ne pouvoir jamais parler à nouveau à quelqu’un qui a été brutalement retirée à certains de nos anciens, les plus précaires, les plus isolés déjà, et dont ils ont été déprivés, abandonné à la « désolation » (A. Arendt), détresse euphémismée et aseptisée en « syndrome de glissement ».
Les discours de justification pour de telles mesures partagent certains caractères des discours meurtriers, et notre relative acceptation ce que dénonce Victor Klemperer, philologue d’une langue déformée par la rhétorique totalitaire dans LTI, la langue du IIIe Reich.
La tension ou la douleur à l’issue de nos séances peuvent être aussi l’effet de notre culpabilité à avoir proposé ce cadre aménagé à nos patients, alors que nous savons qu’il s’agit, comme il a été dit, d’un ersatz ; mais aussi qu’il pourra être plus difficile aux patients de laisser libre cours aux mouvements agressifs ou séducteurs. Ils pourront alors retourner contre eux la destructivité ou la punition.
Du fait de cette fragilisation du cadre, nous nous fatiguons peut-être aussi à devoir contrôler, contre investir, ou bien, dans le meilleur des cas analyser davantage nos propres mouvements contre transférentiels : séducteur, agressifs, haineux ou d’emprise.
Nous pouvons aussi nous sentir coupable d’une forme de mégalomanie. Nous avons été en effet investis brusquement du pouvoir de changer le cadre.
Sous la pression de l’extérieur, et d’une réalité commune, certes, mais tout de même… Ce qui était garanti, ce qui devait tenir contre vents et marée, bouge. Quelque chose est à réinventer. Est-ce que nous ne pouvons pas nous sentir coupables, ou fatigués, d’une identification aux fondateurs, voire à Freud lui-même ? Il y aurait de quoi…
Le désir de théoriser, de penser, d’écrire, qui nous ont saisi pour certains d’entre nous, en témoigne.
Tant que la culpabilité ne devient pas écrasante, c’est plutôt bon signe ; mais la menace de la castration ou du déni, ainsi que l’écrit Guy Cabrol, n’en demeure pas moins présente.
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