[restrict]Florence Guignard - Conférence prononcée dans le cadre des Conférences d’introduction à la psychanalyse, 4 novembre 2015.
Je soutiendrai le point de vue selon lequel la psychanalyse est une et indivisible.
Ses référents théoriques demeurent ancrés dans la totalité de l’œuvre de Freud, qui a cherché à installer des paramètres intéressant la psyché dans tous ses états. Si ces paramètres se sont précisés et enrichis au travers des avancées cliniques, techniques et théoriques d’autres psychanalystes, il n’en reste pas moins qu’on ne peut pas morceler ceux-ci en fonction d’une nosographie psychiatrique ou d’une catégorisation développementale, quelles qu’elles soient.
J’ajouterai par ailleurs que, pour moi, l’identité de l’analyste ne dépend pas de l’âge de ses patients.
À partir de ces prémisses, que penser de l’interprétation et de l’angoisse qui y est liée ?
La tendance à interpréter fait partie intégrante du fonctionnement psychique humain et, plus spécifiquement, de la curiosité ou pulsion K, dont elle constitue le pare excitation.
Pour Freud, cette curiosité fait partie des transformations de la pulsion sur la voie de la sublimation (cf. le Léonard). Bion la reconnaît comme l’un des précipités de base des mouvements pulsionnels (K) et y intègre explicitement sa dimension négative (K±).
On peut donc être résolument opposé à la curiosité, ce qui interdit tout accès à un sens nouveau et, partant, à toute croissance psychique, laquelle requiert d’être prêt à supporter un changement catastrophique, c’est-à-dire, le bouleversement total d’un point de vue que l’on croyait acquis.
Cette opposition à la curiosité, donc au changement, est la définition même de la situation psychotique. Chez un sujet envahi par la situation psychotique, l’interprétation ne surgira jamais spontanément, et toute proposition interprétative venue de l’extérieur – par exemple de l’analyste – sera vécue comme une menace et une profonde blessure narcissique.
Exemple n°1 : La faille psychotique inattendue
Lors d’une soirée amicale, je suis en conversation avec un savant de langue anglaise, très connu et cependant d’abord simple et très sympathique. La conversation se déroule en français, langue qu’il maîtrise remarquablement. À un moment donné, quelqu’un dit quelque chose, et le savant ne comprend pas l’un des mots, pourtant courants, contenu dans la phrase. Il se tourne vers moi pour que je la lui répète, ce que je fais, en y ajoutant la traduction anglaise. Quelques minutes se passent, et soudain, le savant se tourne vers moi, l’air furieux et extrêmement blessé à la fois, et m’apostrophe d’une voix aiguë : « Pourquoi m’avez-vous donné la traduction anglaise de ce mot ? Je le connais très bien, cela fait 35 ans que je parle le français ! » Prise au dépourvu, je proteste, affirmant que je ne doute pas un instant de ses compétences dans notre langue, mais il insiste : « Comment avez-vous pu croire que je ne connaissais pas ce mot ?! »
L’histoire ne s’arrête pas là : il faut y inclure l’impression de catastrophe et les violents sentiments d’inadéquation, de désarroi et de culpabilité qui m’ont envahie à ce moment-là, de façon aussi incongrue que l’avait été son propos. Tout se passait en moi comme si je venais de commettre un énorme impair, et que j’avais fait montre d’une arrogance totalement déplacée et extrêmement blessante pour mon interlocuteur. Comme je ne parvenais pas – tout en saisissant bien le côté absurde d’une telle réaction – à reprendre complètement la distance amusée que me dictait ma raison face à cet incident, j’ai décidé d’en poursuivre l’analyse in petto. Son interprétation m’est alors venue sous la forme du souvenir de la voix aigüe d’Anthony Perkins dans le film Psychose, lorsque le héros qu’il incarne, Norman Bates, « est » sa mère. J’avais donc touché la partie psychotique de mon prestigieux interlocuteur, et elle m’avait éclaté en pleine figure – comme toute partie psychotique qui se respecte ! Ce dernier, en revanche, n’avait pu interpréter ma traduction du mot connu comme un excès de zèle, voire une naïveté, peut-être irritante, mais sans conséquence – du moins dans un monde névrotico-normal.
L’interprétation est une étape sur le chemin de la pulsion sexuelle, une étape vers une nouvelle transformation, une nouvelle cohérence, toujours provisoire, parce que continuellement nourrie, transportée par les vagues successives de la pulsion, qui parfois l’envahit et la détruit comme un château de sable.
L’interprétation n’épuise jamais le potentiel de la pulsion qui la sous-tend, mais elle dépasse toujours l’intention qui la meut.
Interpréter, c’est permettre à quelqu’un ou à quelques-uns de découvrir un nouveau visage à ce qui se pensait comme déjà connu.
Interpréter, c’est chercher une ouverture vers du sens. Mais le sens n’est jamais absolu. Il se situe quelque part entre l’aléatoire et la certitude, cette dernière étant la plupart du temps illusoire.
Le sens n’est donc pas non plus définitif. Interpréter, c’est marcher vers un autre sens, qu’on n’avait pas perçu jusque-là, et qui donne par conséquent un aspect nouveau au paysage de la vie.
L’interprétation naît de la rencontre de deux lieux psychiques. Il peut s’agir de la rencontre de deux personnes réelles, ou de la rencontre du moi avec un ou plusieurs de ses objets internes. La nature et les qualités respectives des lieux psychiques impliqués dans le processus de prise de sens modulent la pertinence et l’envergure de l’interprétation. L’exemple qui précède illustre bien le fait qu’il y a des circonstances où ces deux lieux ne se rencontrent pas
Interprétation en forme de « rêverie » (Bion), de paraphrase, ou d’hallucinose ?
L’interprétation peut surgir à travers une œuvre littéraire, artistique, scientifique, ou un paysage, ou encore, au fil d’une séance d’analyse.
L’interprétation devrait toujours être une découverte créative, mais il ne faut jamais oublier que son degré zéro, la paraphrase, nous fait courir le risque de basculer dans l’hallucinose.
Thomas Ogden, dans son article « parler/rêver » (Année Psy Int. 2008) donne un très joli exemple d’une patiente qui, n’ayant jamais pu apporter de rêves jusque-là dans l’analyse, arrive un jour triomphante et raconte un soi-disant « rêve » en trois volets, dont la première partie est, en réalité, un « non rêve », qu’il assimile à une production d’hallucinose :
Exemple n°2 : De l’hallucinose au rêve :
Elle rêve du bureau de son analyste, bureau absolument identique dans le rêve, dit-elle, à celui de la réalité. Dans la deuxième partie du rêve, l’espace s’ouvre et se transforme, pour devenir tout à fait onirique dans la troisième partie. Ogden considère la première partie comme un non rêve, une expression relevant de l’hallucinose (cf. Bion).
Certaines expressions de l’activité interprétative de l’analyste peuvent s’apparenter à l’activité de rêverie, définie par Bion. D’autres, comme les interprétations « plaquées », constituent une paraphrase de ce que le patient fait ou dit ; elles s’apparentent alors au non rêve que je viens d’évoquer.
Voici deux exemples tirés de ma pratique :
Exemple n°3 : Une interprétation « rêvée » :
Après deux ans environ d’analyse à quatre fois par semaine, Antoine, dans la trentaine, qui a été énurétique jusqu’au service militaire, fait un rêve dont les associations me conduisent à remarquer : « Le lieu qui semble vous intéresser dans cette propriété du père ne semble pas être la demeure principale – le corps de la mère – mais bien la loge du concierge – l’anus ». Antoine ignore mon intervention et parle d’autre chose. À quelques jours de là, je découvre qu’il utilise régulièrement les WC de l’escalier de service de mon immeuble, à la fin de chaque séance. Ce n’est qu’en descendant par hasard à la cave juste après la séance de ce patient que j’aperçois son manteau, déposé dans le couloir. Ainsi occupe-t-il bien mon anus, mais ce qui fait l’intérêt essentiel de cet acting-out, c’est qu’il agit à mon insu.
L’élaboration de cet incident dans les séances qui suivirent marque un tournant important dans la cure : Antoine – qui, entre temps, a souffert le martyre pour se faire scléroser ses hémorroïdes – m’explique qu’il va à la selle plusieurs fois par jour – « quand je suis triste, ça me console » – et notamment avant chaque séance, généralement au bistrot d’en face. Mais il éprouve également un urgent besoin d’uriner après chaque séance, et il s’est arrangé avec la concierge, ce qui lui évite d’avoir à retourner au café. « Ou de me demander à utiliser mes WC », dis-je, « comme s’il était très important de me garder à l’écart de tout ce pipi/caca ». Dès ce moment, Antoine utilise mes WC et, pendant plusieurs semaines, il a de la peine à se retenir pendant toute la durée de la séance ; il lui est arrivé plusieurs fois de devoir s’y rendre en cours de séance. Il est d’abord inquiet, puis très soulagé – psychiquement aussi – de cette prise en charge de ses besoins de petit enfant. Il n’en parle guère, mais l’atmosphère générale de la séance est moins étouffante, les réactions aux interprétations, moins envieuses et moins destructrices. Et puis, un jour, Antoine me dit : « Chez moi, je n’avais pas le droit de pleurer. Ma mère disait : « Un garçon, ça ne pleure pas ! Je ne veux pas de ça chez moi ! » Je commente : « Et le pipi a remplacé les larmes… ». Le silence qui suit est soudain troublé par un énorme sanglot. Antoine pleure ; il pleurera avec passion pendant des semaines, toujours en fin de séance, tandis que simultanément disparaîtra, pour ne jamais réapparaître, le besoin d’uriner pendant la séance. Blotti sur le divan autant que lui permet son mètre quatre-vingt-dix, il sanglote avec un désespoir d’autant plus poignant que celui-ci demeure coupé de toute représentation. Il ne sait pas pourquoi il pleure et, s’il cherche à le savoir, les larmes tarissent instantanément, sans pour autant céder la place à une image. Ce qu’il sent, par contre, intuitivement, c’est la valeur irremplaçable de ces larmes, sorte d’orgasme primitif enfin accueilli, à travers quoi il se trouve lui-même : « Je ne sais pas pourquoi je pleure, mais ça fait du bien », dit-il en me quittant, le visage boursouflé d’avoir tant pleuré. La reconnaissance toute neuve qu’il m’aura dès lors – d’avoir reçu ses larmes masquées par son urine – pourra parfois panser la blessure faite du même coup à son omnipotence, contrebalancer à l’occasion la formidable humiliation qu’il éprouve à recevoir mes paroles, lui dont la motivation essentielle à agir était, depuis toujours, de montrer à sa mère comment lui, Antoine, savait se nourrir et s’élever tout seul, alors qu’elle, elle aurait tout fait de travers, le rendant aussi impotent que les enfants dont il s’occupe – double et contradictoire démonstration qui mobilisait toutes ses énergies et le maintenait au point zéro.
Exemple n°4 : Une interprétation plaquée (paraphrase) :
Alix est une petite fille de quatre ans, vive et expressive, mais qui ne parle absolument pas. Pas un « non », pas un « oui », pas une lallation, pas un gazouillis, rien que des cris et des grognements lorsqu’elle n’est pas satisfaite. Son regard est vif, sa motricité normalement développée, et elle sait à merveille prendre la main de sa mère ou de son père pour leur faire faire ce qu’elle désire. Peu ou pas de sourire en revanche, en-dehors des expressions de triomphe lorsqu’elle a obtenu ce qu’elle voulait.
Alix habite à cent cinquante kilomètres de Paris, dans une région où il est encore plus difficile de se déplacer pour se rendre à la ville voisine que de venir à Paris. Je ne la vois donc pas très souvent et je n’ai aucune intention de laisser des illusions aux parents quant à ma capacité thérapeutique dans ces conditions. Cependant, les choses avancent quelque peu, au fil des mois. Les séances d’Alix se passent en présence de la mère pour une part, puis elle parvient à rester seule avec moi pendant une partie de la séance. Elle m’a instrumentalisée comme ses proches, elle prend ma main comme si c’était la sienne, est très excitée et ne peut que renverser tous les jouets, grimper partout et assembler des legos sans aucun plan ni projet.
Un jour, son père parvient à se libérer pour faire le voyage avec elle ; il assiste donc pour la première fois à une séance. À ma grande surprise, Alix prend pour la première fois les personnages représentant la famille, elle choisit le père et la fille, laissant délibérément de côté la mère et le garçon – elle a un frère et une sœur. Le papa et la fille s’embrassent et se frottent l’un contre l’autre sans équivoque. Le père réel sourit, un peu surpris, mais aussi content car, dit-il, à la maison, Alix ne joue jamais avec des personnages. Face à cette grande première, je commente : « Le papa et la petite fille sont très contents d’être ensemble, n’est-ce pas ? » Alix hoche la tête affirmativement. Le diable me prend alors, et je poursuis : « Et la maman ? Qu’est-ce qu’elle en pense ? Est-ce qu’elle est contente, ou est-ce qu’elle serait un peu jal… » Je n’ai pas le temps de terminer ma phrase qu’Alix plonge brusquement sous la table basse où elle jouait, pour se cacher avec un air horriblement coupable et persécuté ! Le père, qui a des connaissances « psy », est encore plus abasourdi que moi… Mais le charme est rompu et Alix ne reprendra pas les personnages dans cette séance ! Lorsqu’elle les approchera à nouveau quelques temps plus tard, elle n’en fera rien d’intéressant sur le plan de la relation émotionnelle ou symbolique. Alix a vécu mon intervention maladroite dans un registre psychotique, la symbolisation naissante – ou pseudo – a volé en éclats, et, partis du rêve, nous nous sommes retrouvés, suite à ma paraphrase, du côté de l’hallucinose.
Curiosité et activité interprétative
Je pense avoir montré, dans ce qui précède, le caractère universel de l’interprétation, tout en traçant ses limites du côté psychotique du fonctionnement psychique.
J’en viens maintenant à la fonction que tient l’interprétation dans la situation analytique : l’activité interprétative. Un certain degré de curiosité chez les deux protagonistes constitue une donnée préalable indispensable à l’avènement d’un champ potentiellement signifiant, éventuellement interprétable ultérieurement, verbalement ou non. L’activité interprétative doit exister, peu ou prou, chez les deux protagonistes de la scène analytique. En réalité, la circulation de l’interprétation dans le champ analytique dépend de l’état des sensorialités de chacun des deux protagonistes : l’émission ne se conçoit pas sans sa contrepartie : la réception. Complémentairement, celui qui émet reçoit toujours quelque chose de cette émission.
L’interprétation est introjectée dans les parties névrotico-normales de chacun des deux protagonistes ; elle est incorporée dans leurs parties psychotiques. Pour l’équilibre et le bon fonctionnement du champ analytique, il est donc souhaitable de pouvoir compter sur davantage de parties névrotiques que de parties psychotiques dans ledit champ, sachant que certains mouvements de la relation peuvent momentanément déstabiliser cet équilibre, comme l’a montré mon exemple du savant. C’est à ce point-là que l’analyse du contre-transfert prend toute son importance.
Dans la situation analytique, la dimension transféro-contre-transférentielle du cadre des rencontres favorise les stimuli pulsionnels et procure un contenant transformationnel spécifique à la découverte. Si la relation T/CT fonctionne bien, le couple analytique pourra prendre possession de cette découverte. Dans la réappropriation, tant par l’analysant que par l’analyste, de cette découverte que permet l’interprétation, la qualité de la relation interpersonnelle joue un rôle majeur. C’est cette qualité qui permet au couple analytique de supporter le poids de souffrance psychique lié aux objets internes transférés dans la relation transféro-contre-transférentielle.
L’activité interprétative de l’analyste
J’ai de l’activité interprétative de l’analyste une conception également unitaire, qui ne dépend pas de l’âge chronologique de la personne à qui elle s’adresse, mais bien de la configuration intrapsychique et interpersonnelle du champ analytique dans lequel survient cette activité.
L’activité interprétative de l’analyste vise à permettre au couple analytique de donner forme, de trans-former quelque chose qui survient dans le champ analytique – ou qui s’y trouve déjà sans avoir été remarqué. Il s’agit d’une composante active de la présence de l’analyste. En tant que telle, elle mobilise donc toutes les couches du psychisme de l’analyste, dans les proportions décrites par Freud dans sa métaphore de l’iceberg.
Pour que cette activité interprétative se transforme en fonction interprétative, le psychanalyste doit acquérir une capacité négative (Keats, puis Bion, puis Green) lui permettant simultanément de contenir son ignorance et de soutenir sa curiosité pendant un temps suffisant pour qu’advienne dans le champ analytique une vision autre de la réalité actuelle de la situation relationnelle. Cette dernière se fait l’écho de la réalité psychique contenant le passé de l’analysant, mais également certains éléments du passé de l’analyste (contre-transfert) et certains éléments identificatoires de ce dernier aux objets internes de l’analysant (Guignard : taches aveugles).
La fonction interprétative requiert de l’analyste une bonne capacité de situer ses connaissances théoriques, et une agilité technique lui permettant de proposer à l’analysant, quel que soit son âge, des formulations pleines de tact (dans le sens étymologique du terme) et « digérables » (dans le sens de Bion).
Personnellement, je tente une réflexion à partir de l’observation de la configuration actuelle des éléments sensoriels investis par la pulsion, éléments que je considère, avec Bion, comme les formants du fonctionnement psychique. Cette configuration peut – ou non – susciter une représentation – chez l’analysant ou chez moi – dont je peux alors observer la qualité – iconique ou symbolisée, plutôt figurative ou plutôt sonore, au mieux, bien représentée et verbalisable.
Dans ce dernier cas, il est généralement inutile que l’analyste se charge de cette verbalisation : l’analysant s’en chargera tout seul, dans un avenir plus ou moins proche.
Exemple n° 5 : Une interprétation de contenance
Un petit garçon de 2 ans et demi va devoir passer pour la première fois trois jours et trois nuits chez sa grand-mère. Dans la semaine qui précède, il joue chaque matin à préparer sa petite valise pour aller chez elle. Le jour venu, il se précipite joyeusement dans la chambre qu’il va occuper et qu’il connaît bien pour y avoir beaucoup joué, et passé plusieurs fois une sieste, voire une nuit, jamais davantage. Soudain, il sort de la pièce et déclare, un peu tendu : « Il y a un loup dans la table… » Son ton est mi inquiet mi interrogatif. La grand-mère s’approche et demande : « Il est comment, ce loup ? » – Oh ! C’est un loup ‘gentil-pas-méchant’ ! La grand-mère regarde les veinures de la table de marbre désignées par l’enfant et ajoute : « Oui, en effet. Il est bien ainsi, bien contenu dans la table. On verra si on lui parle tout à l’heure… » L’enfant est déjà en train de jouer, heureux et détendu. Le soir, on a souhaité une bonne nuit au loup ‘gentil-pas-méchant’, et tout le monde a bien dormi. Les veines de la table ont contenu l’angoisse du tiers inconnu de la grand-mère, la négation ‘gentil-pas-méchant’ a constitué un bon compromis névrotico-normal, évitant une forme plus violente de négation, voire de déni, du style : « Mais non, il n’y a pas de loup chez moi ! » qui aurait obligé l’enfant à garder pour lui sa frayeur de l’inconnu. Ici, l’interprétation de la situation s’est effectuée à un niveau iconique normal, à travers un « presque jeu », le langage tenant une place de « médium malléable » et non d’énonciateur de contenu psychique.
Exemple n° 6 : La terreur de la prise de sens
A contrario, une patiente schizophrène que je viens chercher dans ma salle d’attente pour la millième fois – je l’ai suivie pendant quinze ans à raison de quatre, voire cinq fois par semaine – me demande, figée par la terreur : « Est-ce que vous avez lu tous les livres de votre bibliothèque ? » – Pourquoi me demandez-vous cela ? Avec beaucoup d’efforts, elle finit par me dire : « Il y a l’œuvre du Marquis de Sade… ». Dans le système de symbolisation malade de cette patiente, si j’avais Sade dans ma bibliothèque, j’étais Sade, donc, le Diable. Mais aussi, je me rapprochais d’elle, qui se trouvait avoir été exorcisée à la demande de sa famille – famille dans laquelle l’œuvre de Sade était évidemment mise à l’index. Bloquée sur le chemin d’un impossible compromis qui aurait requis une meilleure capacité d’élaboration symbolique pour sortir de son fonctionnement psychotique, cette patiente fait néanmoins un effort pathétique pour pouvoir m’utiliser comme contenant/transformateur de ses angoisses – un sein-toilette, aurait dit D. Meltzer. Mais ici, le niveau iconique lui-même est pathologique, contrairement à celui du petit bonhomme de deux ans et demi.
Pour conclure
C’est un truisme de dire que le langage utilisé dans l’activité interprétative installe dans le champ analytique infiniment davantage que l’aspect secondarisé des mots utilisés.
Je n’ai évidemment ni l’espace temporel ni la prétention de développer ici ce volet de la question de l’interprétation. Je me bornerai à remarquer que, confronté à l’aporie que constitue l’utilisation du langage dans sa pratique quotidienne, le psychanalyste contemporain peut s’orienter vers l’un des deux pôles suivants :
- − une attention minutieuse portée à tout élément du discours survenant dans le champ analytique, parce que supposé, de ce fait, signifiant de l’inconscient de l’analysant (Lacan et son école, s’inspirant de la linguistique de Ferdinand de Saussure) ;
- − une attention portée à tous les embranchements narratifs suscités par les deux protagonistes dans ledit champ, et constituant, de ce fait, des signifiants de la tonalité originale du fonctionnement psychique du couple analytique dans la relation transféro-contre-transférentielle (psychanalystes italiens s’inspirant de la linguistique d’Umberto Eco).
Par ailleurs, si le langage constitue un vecteur important de l’activité interprétative, ce n’est jamais le seul. L’immense domaine de la communication non verbale et son interprétation mériterait à lui seul un exposé approfondi.
Une attitude observatrice de l’analyste face à la situation analytique entraîne et permet tout à la fois d’accompagner sans trop de conflit intérieur les mouvements régressifs de l’analysant, mouvements favorisés, voire promus par la situation analytique, y compris avec l’enfant. Je veux parler ici du cadre interne de l’analyste, qui conditionne son écoute et module sa position.
Je terminerai cet exposé en rappelant que la régression n’épargne pas l’analyste et qu’elle entraîne aussi chez lui/elle une prévalence de mouvements prégénitaux, notamment sadiques oraux et sadiques anaux, à l’égard de son analysant. Cette attitude psychique inconsciente de l’analyste joue un rôle non négligeable dans ses formulations interprétatives et dans la manière dont il/elle les communiquera à l’analysant(e). On pense notamment ici tant aux interprétations sauvages qu’aux interprétations narcissiques sous prétexte de transfert, ainsi qu’au silence dépourvu de sens de l’analyste.
Résumé
L’auteure soutient que la psychanalyse est une et indivisible, et que les paramètres psychanalytiques ne peuvent être morcelés en fonction d’une catégorisation qui lui est exogène – psychopathologie ou théories du développement.
Elle considère que la tendance à interpréter fait partie intégrante du fonctionnement psychique humain et, plus spécifiquement, de la curiosité ou pulsion K, dont elle constitue le pare excitation.
Elle propose des configurations variées de cette tendance à interpréter, intégrée dans la technique analytique, avec des patients de tous les âges et avec ses butées.[/restrict]