[restrict]Sylvie Reignier
Les nouveaux cadres de relation thérapeutique mis en place dans l'urgence du confinement nous mettent en situation de partager avec nos patients, des zones de leur espace psychique, et du nôtre, jusqu'alors inexplorées. De nouvelles thématiques émergent, du registre de la détresse jusqu'à celui de la curiosité, pour ne citer que ces deux-là ; mais aussi de nouvelles expressions de la relation corporelle à autrui, alors vécue dans le manque, se font jour. Elles s'expriment à travers des formes de symbolisation qui cherchent à témoigner de la séparation radicale des deux espaces physiques, du patient et de l'analyste : détresse et rage, ou au contraire surenchère du fantasme d'emprise sur ce dernier ; sentiment rémanent de perte du lien ou bien recherche de la continuité d'être en séance, en dépit des altérations perceptives du lien .... la liste est longue des effets psychiques de la séparation, et du traitement singulier que peuvent en faire les patients.
La question se complexifie encore, selon l'âge et l'organisation psychique du patient, si on l'examine sous l'angle de la seconde topique et de la présence des imagos dans le lien analytique ; la mise en jeu pulsionnelle de la relation change, avec la distanciation des corps, et ses effets sur le jeu des instances en sont, plus ou moins manifestement, altérés. L'allègement de la présence surmoïque de l'analyste est-il une constante de cette situation, quels en seront ses effets dans l'après-coup ?
Le fameux texte de Bleger 1est une précieuse balise de compréhension de ce qui nous arrive. Rappelons qu'il nous enseigne que le cadre est un non-Moi, un méta-Moi, élément fantôme sur lequel a pu progressivement se différencier le Moi, et constitué primitivement de la fusion avec le corps maternel et le corps-institution familial. Il nous informe aussi du fait que le cadre est aussi important que le processus ; et, je le cite "L'éclatement du cadre, ainsi que son maintien idéal ou normal sont des problèmes d'ordre technique ou théorique, mais ce qui peut fondamentalement bloquer toute possibilité de cure profonde c'est l'éclatement introduit ou admis dans le cadre par l'analyste lui-même; ce qui veut dire, en d'autres termes, que la dépendance et l'organisation psychologique les plus primitives du patient ne peuvent être analysées qu'à l'intérieur du cadre de l'analyste, lequel ne doit être ni ambigu, ni fluctuant, ni altéré. » «
A l'heure où nous en sommes, seules quelques lignes peuvent être esquissées, à titre d'hypothèse.
Les mouvements pulsionnels dans la séance à distance
Je souhaiterais prendre comme organisateurs de ma réflexion le trépied pulsionnel de Bion : Amour, Haine, Connaissance (LH K), dans leurs valences positives ou négatives, pour tenter d'organiser mon propos. Etant entendu que les pulsions fantasmatiquement issues du corps, orales, anales, et génitales, dans leurs dimensions multiples, sont les vecteurs charnels de ces trois pulsions ; vecteurs plus ou moins agis, c'est à dire plus ou moins figurables, selon le niveau de développement et la pathologie des sujets.
*L'amour, du "+ "vers le "-": la dynamique investissement narcissique/ investissement d'objet est violemment perturbée par le confinement. Au niveau sociétal, beaucoup d'entre nous refusent le repli sur soi , dans une inflation d'échanges et de partages auditifs et visuels sur la toile, afin qu'à distance, se partage l'explosion libidinale des éclats de rire plus ou moins maniaques ou des mouvements élationnels esthétiques de tous ordres.
Dans le registre de l'intimité du lien transféro-contre-transférentiel, les choses ne sont pas si aisées : l'exigence du travail analytique, dans son cours normal, s'étaye sur la conjugaison de l'investissement transférentiel et d'un minimum d'investissement de ses propres productions. Chez l'adulte proche du fonctionnement de la cure type, c'est le transfert sur la parole, et à l'autre extrême, chez l'enfant qui sort de l'autisme, on assiste à l'exposé agi de ses symbolisations primaires, dans son corps et sur le cadre matériel, ; le lien entre les deux courants d'investissement, objectal et narcissique, passe par le désir libidinal de se faire com-prendre, et le sentiment d'être aimé par l'analyste qui colore le vécu transférentiel de base passe souvent par le sentiment d'être compris.
Souffrance dans la circulation de l'échange
Un garçon de 6 ans, présentant une sérieuse dysharmonie du développement, très attaché en tant ordinaire à ses séances, demande, à l'issue de sa troisième séance par skype, à ne pas en programmer pour la semaine prochaine : "je veux qu'on me laisse tranquille".
Petit garçon compliant, sortant progressivement d'un marasme dépressif du nourrisson qui l'a laissé agrippé à des modalités adhésives de relation déchirées par des explosions de violence envers sa famille et les autres enfants, Victor semblait, avant le confinement, profiter pleinement de mon regard et de mes commentaires qui soutenaient ses efforts de symbolisation ; il semblait même en voie de subjectivation de certains de ceux -ci.
Le passage au confinement et la mise en place des séances par skype s'est opéré sans commentaire ni déplaisir apparent de sa part. Sans changement d'humeur, il n'a cessé de tenter de s'adapter, durant ses deux premières semaines de séance à distance, aux interruptions de connexion, et aux difficultés de capture de l'image et d'écoute, tant de la part de l'analyste que de la sienne. Il a probablement et avant tout vécu la situation comme une irritation effractante du contenant des séances, liée à l'altération pénible de la rythmicité des échanges (interruptions ou distorsions de l'image et du son), et mes commentaires techniques pour essayer d'améliorer le niveau perceptif de l'échange ("tu peux reculer un peu, pour que je voie la voiture que tu veux me montrer ?", par exemple). L'illusion fusionnelle qui fait partie du transfert de base, et accompagne la part symbiotique du cadre (Bleger) s'est rompue, sans que je l'anticipe ; s'est alors constituée comme une peau d'irritation entre l'enfant et l'analyste. De ce fait, l'incapacité pour Victor de reprendre un jeu analogue à ce qui se déployait en séance, remplacée par une majorité de mouvements de "présentation d'objets" me semble témoigner de la disjonction de l'investissement narcissique et objectal "régulier" de la séance. La décision de l'enfant de me demander un arrêt de ses séances était une mesure d'urgence, probablement, pour lui ; mais aussi, elle témoignait d'une d'autonomie et d'une maturité que j'ai reconnues : il prenait une mesure de protection de bon aloi. J'ai donc commenté la difficulté de nos séances, et j'ai valorisé son mouvement de repli sur l'investissement narcissique, faisant silence sur la bascule de son amour de transfert vers le négatif, afin de sauvegarder le peu qu'il pouvait percevoir d'un étayage de ma part.
Les vacances s'y prêtaient bien, et j'ai proposé aux parents une reprise de contact à la rentrée. Lors de celle-ci, je m'étais préparée à reprendre l'échange en faisant silence sur mes désirs d'accordage perceptif, pour tenter de retrouver un espace d'illusion commun. Il me fallait accepter pleinement que Victor et moi ne partageons plus la même réalité, et dans les paramètres de base du cadre, je devrais accepter que même le visuel et le sonore ne pourraient pas être correctement partagés ; ma fonction analytique devrait changer de priorité et s'exercer à une nouvelle forme de digestion : celle d'éléments bruts mêlant à la fois les expressions de l'enfant et les parasitages de la perception. Les difficultés perceptives que l'utilisation de ces médias pose aux enfants très malades nous rappellent ce que G Haag nous enseigne depuis longtemps, des effets tactiles de la perception sonore ou visuelle, qui marquent la sensorialité des premiers temps de la vie. Chez les enfants ou même les adultes qui fonctionnent encore à des niveaux de sensibilité primaire, du mauvais sonore et du mauvais visuel finit je pense par faire du mauvais tactile. Plus largement, chacun de nous s'est construit dans la comodalité sensorielle, et les dispositifs que nous sommes contraints d'utiliser favorisent peut-être un retour en après-coup de ces premières comodalités, qui engagent la qualité ou la frustration dans l'échange à distance, et peuvent largement peser sur les mouvements d'investissements et leurs traductions pulsionnelles. Peut-être, en limitant au maximum l'écart entre les agirs de l'enfant et mes interventions, l'enfant se sentirait-il à nouveau soutenu par un objet méritant de remobiliser un investissement, et pourra-t-il utiliser sa séance pour garantir un maintien de l'investissement de ses processus de pensée (à travers le jeu). Mes interventions devront certainement se faire encore plus échoïques, plus rares et je chercherai peut-être saisir le moment où l'enfant pourra parler de l'étrangeté et du déplaisir de ses perceptions visuelles et auditives... si cela se présente... Mais aussi, j'ai eu un échange préalable avec les parents, dans lequel j'ai posé mes conditions : il fallait non plus un téléphone, comme lors de notre dernière séance, ni même une tablette, mais un ordinateur, et un endroit bien stable où il pourrait s'asseoir et me présenter ses dessins ou ses jouets. J'ai réalisé dans cet échange préparatoire que le cadre de nos séances s'était délité progressivement, remplacé par le cadre chaotique des parents. Dans ces conditions, notre séance de reprise s'est bien passée, dans une réelle continuité associative. Assis devant sa table, Victor a dessiné des voitures ; il me présentait les objets en trois dimensions de sa caisse, puis les couchait sur le papier pour en faire le contour. Parmi les premières, il y avait sa voiture et la mienne (« la voiture Victor elle approche de la voiture Reignier »). Courageuse élaboration du passage de la tridimensionnalité de notre ancien espace commun à la bidimensionnalité de l'écran, dans laquelle de nombreuses autres voitures nous suivaient –suivaient son analyste--, mais un bon nombre « faisaient accident » pour tomber dans le vide...
Altération de la séduction
On pourrait dire que le cas décrit ci-dessus concerne les discordances dans l'ordre de la séduction primaire (Racamier) que le lien à distance provoque ; "l'évidence d'être au monde" dont parlait Racamier à ce propos est remise en question (si l'on considère que "le monde" est pour, le temps de la séance, le champ analytique).
Mais dans le registre de la séduction objectale, en ce sens que toute relation entre adulte et enfant est une relation de séduction généralisée (Laplanche), il me semble qu'elle peut beaucoup moins opérer, du fait de la disparition du corps de l'analyste de la séance, et la numérisation de sa voix dans le transport d'un site à l'autre. La séduction de la chair n'agit plus, et les signifiants énigmatiques circulent certainement beaucoup moins, éloignant l’enfant des sources de son investissement libidinal de l’analyste. Cette dimension, qui agit peu ou prou chez de nombreux enfants, est d’autant plus problématique chez les enfants qui ont du mal maintenir fantasmatiquement en eux l’intimité du lien transférentiel.
Ainsi, chez certains enfants, moins dépendants dans la relation car ils ont été très tôt poussés vers la prématurité du moi, le lien d'investissement est beaucoup plus difficile à restaurer ; la séduction de la présence physique de l'analyste, qui d'ordinaire soutenait un sur- investissement défensif des liens dans l'espace du féminin primaire (F. Guignard) 2, contre les carences dans le registre du maternel primaire, n'opère plus, à distance. La compétition forcenée avec des tiers imaginaires, qui peut faire l'ordinaire des séances en présence et permettre le déploiement d'une tout puissance héroïque du registre phallique, laisse place à la défaite ; la solitude de la dépression blanche réveillée par l'absence de l'analyste ne peut se dire ni se traduire de façon symbolisée ; j'ai eu le sentiment que se réveillait, chez l'un de ces petits guerriers de la première heure, dans le transfert, les traces d'une relation si impersonnelle qu'elle lui semblait factice.
La haine du "+ "vers le "-":
Je voudrais aborder la question de l'enfant en faisant un détour par l'adulte, qui sait dire ce que des enfants peuvent parfois seulement sentir : un patient adulte, normalement dans un travail de psychothérapie psychanalytique corporelle, reprend ses séances au téléphone. La question du regard perdu entre nous, est abordée. Alors, mon patient m’informe de la colère énorme qu'il avait ressentie en recevant mon invitation à travailler à distance : que se passerait-il si en me parlant dans ces conditions, il éprouvait de la détresse, et si je n'étais pas là pour le voir ? Ici, voir, est assimilé à regarder ; en cela il revient à faire quelque chose qui soulage ; le regard est soutien, modelage de l'excitation , détour obligatoire pour l'infans qui sent à travers lui, dans la parole et le portage, opérer la capacité de rêverie maternelle ; peu importe que je voie quelque chose à distance, à travers les mots du patient ; il ne sert pas que je me re-présente ce qui se joue, si de son côté, il ne peut me voir le regardant et probablement, traduisant dans ma posture et mon regard, que sa détresse a pu être accueillie par moi.
L'absence, en remobilisant des vécus de carence primaires dans le registre du regard maternel, déclenche le refus de faire le deuil de l'étayage, du divan et du regard couché, tourné vers l'analyste qui accueille et renvoie par le regard. La haine se déclenche alors, dans l'offre de l'analyste de passer d'un transfert d'étayage anaclitique vers un transfert sur la parole, et surtout, la voix. Celle-ci a pu être dite, et étudiée, dans la suite de la séance, mais toutes ses dimensions sont loin d'avoir pu être traitées. Il reste en suspens l'idée, exprimée de manière latéralisée par le patient, d'être contraint de faire quelque chose dont il n'était pas capable, et d'avoir en quelque sorte été poussé vers une prématurité du moi qui a suscité la désintrication pulsionnelle.
Ce patient adulte se sentait, certes, privé d'un soutien intersubjectif dans le regard, mais il avait d'ores et déjà constitué une différenciation suffisante soi-objet; il parlait de mon regard, concevait l'attention émanant de ma subjectivité comme une disposition psychique attachée à mon visage, mais cependant déjà différenciée de mon corps. Chez certains enfants, le corps est absolument premier, fondamental, et la subjectivité de l'analyste n'est pas mieux conçue que la leur --si elle n'est pas déniée.
Dés lors, le dialogue en projection -introjection se joue dans l'illusion, plus ou moins extensive, que la relation est un corps-à-corps, et non d'une circulation d'objets symboliques. Il n'est pas besoin que ce corps-à-corps soit agi pour qu'il existe néanmoins ; la force du fantasme fait loi, et l'usage du jeu est certes un déplacement symbolisant, mais dont rien ne nous assure que le quantum pulsionnel mobilisé ne trouve pas au moins en partie, un objet imaginaire concrètement associé au corps de l'analyste.
La plupart du temps, avec les enfants souffrant de troubles psychiques graves, il n'est pas nécessaire de traiter ces fantasmes corporels concrets, sauf s'ils saturent la psyché d'une culpabilité inélaborable par l'enfant, ou bien viennent empêcher la poursuite du processus en cherchant la confusion ou la destruction sadique et itérative des contenus internes de l'analyste. L'enfant pourra poursuivre son travail le temps nécessaire pour que s'opère, peu à peu, le deuil du corps-à-corps, et que s'installe l'interdit du toucher (Anzieu), au sens plein du terme.
Mais, lorsque ces enfants se trouvent confrontés à l'étrangeté de la relation à distance, même visuelle, celle-ci opère alors comme un trauma, déclenchant une quantité d'excitation intolérable pour eux, qui ouvre d'abord sur un mouvement de déliaison, puis s'élabore en haine.
Chez une fillette de 8 ans, très bien douée, et au fonctionnement plutôt riche et névrotique, la première séance est consacrée à la colère contre tout un ensemble de figures maternelles, insuffisamment étayantes envers leurs petits, et notamment la girafe, qui se permet d'accoucher debout, et de laisser tomber son girafon de toute sa hauteur...
Chez d'autres enfants, la haine déclenche des tentatives de rétablir le lien avec l'analyste par la surenchère du lien fantasmé d'emprise corporelle agressive.
Un garçon, adopté par un couple aujourd’hui séparé qui a maintenu le secret sur ses origines essaie de réaliser sa première séance en visuo-téléphone. Il est d'ordinaire en internat pédagogique, où ses enseignants essaient de soutenir ses pulsions épistémophiliques, qu'il combat depuis très longtemps, alors qu'en même temps il est très en peine pour utiliser le principe de réalité. D'ordinaire, en séance, ses tentatives pour manipuler le cadre physique et, parfois, me dérober des objets, sont fréquentes. Il est évident que sa curiosité est assimilée pour lui à une intrusivité coupable, mais pas seulement sa curiosité : ses désirs de rapprochement tendre, de contact avec l'objet, sont difficiles à moduler et vite saturés d'une excitation qui signe le défaut initial de rêverie et de contenance de ses objets primaires.
Lors d'une unique séance vidéo , que l'entourage a refusé ensuite de rééditer, Bernard grimace copieusement au téléphone ; il s'en approche totalement, colle ses yeux au plus près de l'écran, comme s'il voulait le traverser, puis devant l'insatisfaction de ce mouvement qui ne touche pas son véritable objet , il se lève, descend le téléphone, essaie de dominer d'en haut mon visage, m'offre la vision de son pantalon à l'entrejambe, tourne le téléphone vers ses fesses ; je lui dis sa colère de ne pas être "en vrai" avec moi, son sentiment que je suis devenue plate et froide comme un écran, et qu'il ne peut plus rien rentrer dans ma tête, ni dans mes oreilles ni dans mes yeux, alors il cherche toutes les portes du corps qui seraient possibles... Je lui dis, ... ou j'aimerais lui dire, car il se débrouille bien pour assurer une maîtrise négative de la situation, et m'empêcher le plus possible de parler... Il n'empêche que, du langage du corps, nous passons à celui des mots ; il coupe le son du téléphone, et m'insulte ; je le vois qui articule soigneusement.
Etre ainsi traitée comme un objet partiel fécalisé sidère temporairement mes capacités de pensées, et dans mon for intérieur j'oscille entre la compréhension (je sais bien que ce n'est pas qu'à moi que s'adressent ces insultes), et le sentiment de gêne voire de honte : n'est-ce pas une transgression du cadre que de tolérer de tels agirs ; ne suis pas complice, dans une tache aveugle, d'une attaque destructrice de la beauté et de l'intimité d'une image parentale ? Enfin, un mouvement de léger apaisement devient possible, lorsque sa rage a pu s'user dans la répétition des attaques ; je dispose d'un bref espace pour commenter la détresse et la colère de cette relation vécue comme un abandon, ou plus précisément une relation fausse l'excluant de la vraie relation dans mon bureau, et il s’apaise.
Ce thème des entrées et des portes d'accès à la psyché de l'analyste, se constate chez de nombreux enfants, de structure non névrotique. Il m'a semblé que de tels enfants vivaient, dans ce contexte, la relation à distance comme l'équivalent d'une relation orale non satisfaisante.
Les grimaces peuvent évoquer le retour de sentiments de perte du pourtour de la bouche, contre lesquelles la mobilisation musculaire de la grimace lutte tout en faisant appel. La relation orale insatisfaisante déclenche le fantasme étonnant masturbation anale décrit par Donald Meltzer comme le prototype de la projection identificatoire intrusive dans le corps maternel. Je le rappelle 3 : "telle que nous pouvons la reconstruire à partir de la situation analytique, la séquence typique serait la suivante : après un repas, le bébé est remis dans son berceau et, quand sa mère s'en va, grâce à une assimilation des seins de sa mère avec les fesses de celle-ci, il commence à explorer son propre derrière [...]. Lors de ce processus de pénétration, prend forme un fantasme un fantasme d'intrusion secrète dans l'anus de la mère (Abraham, 1921) pour la voler, dans lequel les contenus rectaux du bébé deviennent confondus avec les fèces idéalisés de la mère, imaginés comme retenus par elle pour nourri le papa et le bébé à l'intérieur".
Donc, un fantasme anti-séparation, qui survient après le nourrissage, mais ceci, à mon avis, quand celui-ci n'a pas été satisfaisant, au sens où nous l'apprennent les psychosomaticiens. Car il s'agit de récupérer par derrière ce qu'on n'a pas pu introjecter par devant, c'est à dire la capacité de rêverie maternelle associée à la relation orale.
Ce fantasme est un fantasme de rage destructrice : certes, il idéalise le rectum et ses contenus de manière flatteuse comme s'ils étaient le sein maternel, mais" la masturbation engendre un fantasme de coït sado-masochiste pervers dans lequel les parents internes se font énormément de mal l'un à l'autre. L'identification projective aux deux personnages internes qui accompagne cette masturbation bi manuelle endommage les objets internes à la fois à cause de la violence de l'intrusion effectuée en eux et de la nature sadique du coït qu'elle crée entre eux".
La réaction de l'enfant adopté me semblait exemplaire de ce fantasme, les insultes n'étant pas les dernières de ces attaques anales ; une collègue travaillant en écoute assistée avec moi me rapporte de nombreuses situations similaires de contact à distance avec des enfants très difficiles, suivis en Itep. J'ai retrouvé, dans les premiers contacts par vidéo téléphonique, les mêmes démonstrations de bruits de pet, de montrer le derrière, dans un contexte excité et attaquant, chez un enfant post- autiste à la présentation pourtant très différente, dans ses séances ordinaires.
Une fois calmé, en revenant au fil des séances à des jeux plus imitatifs centrés sur un tête à-tête sonore, ce second garçon ne m'a pas pour autant vraiment retrouvée ; il a accepté notre ersatz de relation, en s'étayant sur ces traces de la bonne adhésivité que nous avions pu construire au début de son traitement ; mais cela, sans conviction.
Un jour, je l'entends me dire "vous", alors que de tous temps, j'avais été "tu", pour lui. Preuve que le tiers était peut-être arrivé, grâce à l'absence, mais surtout que quelque chose de notre intimité familière ne tenait plus... A la colère a succédé le désinvestissement.
Je me permets un petit détour par la question sensorielle et de l'intimité. Devant la perturbation du lien, j'ai fini par proposer que cet enfant m'écoute avec le casque, afin de rétablir par le canal sonore un sentiment de proximité et d'intimité qui manquait sur les autres canaux, tout en modérant les effets de force liés à la communication d'écran à écran ;ce qui a donné des résultats très intéressants, et à permis le rétablissement des moments de tête à tête dont j'ai parlé. Il m'a aussi manifesté sa préférence pour que je lui parle en utilisant le casque, appréciant peut-être une qualité sonore différente de ma voix par ce canal. En même temps, la mise en place du casque a été associée au départ à un phénomène très excitant : il était bien, mais... il avait chaud chaud, il "cramait "!
La pulsion K "+ "vers le "-": Connaître. Il me semble que chaque patient, qu'il soit adulte ou enfant, réagit fortement à la présence-absence de l'analyste, dans une actualisation d'un contexte de censure de l'amante vectorisé par la perception que l'analyste est dans un autre espace, à la fois proche et loin du soin ,... dans une chambre à coucher parentale plus ou moins proche ...
La curiosité surgit beaucoup plus, de ce fait. Y compris pour les enfants qui sont habituellement reçus dans le même bureau, et ne sont pas surpris de découvrir un décor différent de celui de leurs séances ordinaires. Il semblerait que, spatialement, le bureau partagé avec l'enfant en présence puisse être une représentation physique de l'espace du maternel primaire ; dans les termes de Bleger, l'espace partagé de la séance est celui de la symbiose avec le corps maternel. Mais la séparation, en rompant le cadre symbiotique, ouvre sur un autre espace, où s'impose fantasmatiquement la présence du tiers, si elle n'est pas déniée. Elle ouvre à l'espace du féminin primaire. Le chemin n'est pas immédiat, dans le contexte que nous vivons, vers une identification aux capacités désirantes de la mère pour le tiers, et vers les riches développements introjectifs qui se déroulent dans le développement normal (F. Guignard, ibid.)
Une fillette assez déficitaire et psychotique de 13 ans, poursuit ses séances au téléphone, de façon satisfaisante pour elle (elle vient d'un orphelinat, et depuis ses origines elle a dû désinvestir le visuel, je pense ; du reste, elle porte des lunettes très correctrices). En nous appuyant sur la force de ses capacités projectives et négatrices de la frustration, nous continuons à jouer notre histoire, commencée dans ses séances précédentes. Cependant, elle s'imagine très facilement que quelqu'un est dans ma pièce, à côté de moi ; un de mes enfants, le plus souvent. Si ce n'est pas elle qui peut s'assurer une emprise sur ma présence, il faut bien que ce soit quelqu'un...
D'autres enfants, mieux construits, ne font qu'imaginer que l'analyste vit "avec quelqu'un" ; mais, s'ils n'ont de cesse de nous questionner, ils déploient rarement de fantaisies imaginatives. Le K+ revient vite au K – car, outre l'excitation inquiétante que cela comporterait, les enfants ne laissent pas s'installer entre nous une présence d'un père ou d'un amant, d'un enfant ou d'un bébé ; la pensée magique vient, par le déni, conjurer le risque d'être désinvesti au profit de ces rivaux potentiels.
Cependant, on peut voir se développer néanmoins des aspects de relative sollicitude ou de préoccupation qui se font écho des vécus de distance, cette fois sur un mode dépressif. Est-on comme un parent triste, ou distant, absorbé dans des pensées de deuil ? Un autre enfant sortant de l'autisme qui me raconte beaucoup "le secret des couleurs "puis dernièrement, "la catastrophes des couleurs", me demandait dans la séance de la catastrophe, "ça va Mme Reignier ?" Il lui faut toute la puissance de son investissement transférentiel pour maintenir notre secret des affects partagés, par delà la platitude de l'écran, mais vais-je tenir, sans notre corps à corps, ou bien me déprimer, et lui, tomber en morceaux de couleurs démantelées ? On est ici assez proche chez cet enfant d'un accès aux vécus du contact avec l'objet esthétique, dont Meltzer disait qu'il imprimait, dès le début de la vie, un formidable courant de curiosité pour l'intérieur de l'objet (la question "est-ce aussi beau dedans" ?, qui selon Meltzer traduit l'interrogation du nourrisson vise confusément, aux stades les plus primitifs, le monde des émotions à l'intérieur de l'objet).
Les mouvements de curiosité d'un niveau de curiosité ultérieurs, liés, transférentiellement, à la présence du tiers dans notre vie, ne semblent guère utilisables tant qu'ils ne servent pas à construire l'image d'un objet total dont l'enfant accepte que, autant pour sa survie émotionnelle que pour la richesse de sa pensée et de sa rêverie, il s'appuie sur l'investissement d'un Autre possédant des qualités complémentaires. Pour cela, l'enfant doit avoir fait l'expérience d'une possibilité de se détacher de l'objet, et prêter à ce dernier le même besoin. Or, dans les conditions du confinement, se détacher de l'objet n'est pas toujours un mouvement subjectivable par l'enfant. Les conditions nouvelles des liens thérapeutiques, vectrices de cette curiosité pour le tiers, feront peut-être une entame dans cette direction. La question principale me semble de préserver une intimité valable avec l'enfant, dans laquelle il perçoive une égale force d'attention portée à son développement que dans les conditions de vie normale, ...étant donnée que cette attention trouve sa pleine qualification dans les identifications, maternelles et paternelles, féminines et masculines, de son analyste.
Quelques suppositions sur le jeu des instances dans la séance à distance
La disparition du corps de l’analyste n’est pas sans effet, me semble t-il, avec le jeu des forces entre les instances de la deuxième topique.
En effet, l’effacement corporel de l’analyste a pour effet de mobiliser beaucoup moins sur ce dernier la projection d’une imago surmoïque. Entendons le surmoi préœdipien, celui massivement lié à la présence corporelle des parents, et à ses effets impressionnants, voire terrorisants sur l'enfant. Dans cet effet de la présence physique, il y a l'intense séduction qu'elle opère sur le patient, et c'est le moteur des désirs, plus ou moins érotiques, plus ou moins agressifs de l'enfant, qui mobilise la crainte de la rétorsion surmoïque. J'ai fait l'hypothèse que cette séduction opère beaucoup moins à distance ; ce qu'on en voit, c'est l'allègement de la pesée surmoïque. Corrélativement, nul n'ignore la force et la pesée corporelle du fantasme de castration lié à la rétorsion ; l'éloignement physique de « l'agent » de la castration peut, au moins dans un premier temps, avoir sur l'Infantile du patient, ou sur l'enfant lui-même, des effets réels d'allègement de la contrainte.
Avec les adolescents, on voit parfois s’exprimer une sollicitude pour l’analyste (« j’espère que vous allez bien », ou « comment allez-vous ?») qui traduit l’allègement du tabou des pensées portant sur la vie somatique –donc corporelle- de l’analyste. Avec les enfants, on constate des expressions similaires, du registre de la tendresse ; à l’inverse de celles-ci, la mobilisation de certains comportements ou de certaines paroles directement dans la relation, ou hors écrans, s'apparentent à l'expression de mouvements sadiques clivés ; appartient-il à l'analyste de remarquer et de contenir ceux-ci, afin d'éviter en après-coup une culpabilité délétère pour la poursuite des échanges ? Dans tous les cas, il me semble qu'il faut être attentif, relever, nommer, afin de ne pas se faire complice des attaques contre les objets internes projetés dans le transfert.
Mais ces mouvements de libération par rapport à la contrainte surmoïque peuvent avoir une portée introjective : tel adolescent, de 14 ans, confiait au téléphone à un collègue psychologue qu'il aimerait bien plus tard être psychologue, comme lui, comme sa consultante, et qu'il pouvait encore beaucoup changer en grandissant ; si j’ai bien compris, notre collègue ne l’imaginait pas capable de formuler un tel désir...
À tout le moins, cette moindre pesée surmoïque me semble permettre de comprendre le développement des thérapies à distance pour les adolescents, ou des modalités de débuts de prise en charge qui passent par une succession d'échanges téléphoniques ou vidéo, avant que l'adolescent ne se déclare prêt à rencontrer une personne dans des conditions normales4.
Envisageons ici ces adolescents terrifiés par la rencontre sous la pression d'un surmoi primitif sadique peu favorable à leur développement, et peu protégés par un surmoi post-œdipien, … et ils sont de plus en plus nombreux....
Parler du jeu avec les autres instances serait se risquer à un catalogue forcément réducteur et contraire à la complexité des mouvements qui circulent dans le champ du transfert et du contre-transfert. Mais il n'est pas inutile d'observer les effets produits dans la séance à distance à travers cette lunette, qui peut nous guider vers une meilleure compréhension des processus nouveaux qui se font jour.
Ainsi, on ne peut ignorer que l'équilibre psychodynamique des séances se trouve souvent modifié dans la séance à distance, car si les expressions pulsionnelles issues des sources les plus profondes de la personnalité peuvent continuer à s'orienter dans le transfert chez des enfants ayant de fortes capacités projectives et/ou un lien solide à leur analyste, le désinvestissement ou le refroidissement du lien peut au contraire fortement dévitaliser la relation; quand l'effort demandé au moi de l'enfant de s'adapter à des conditions techniques difficiles ainsi qu'à la privation de son analyste comme partenaire d'un jeu interactif est un effort trop grand pour lui, les effets de cette défaite du moi se manifestent dans la colère, ou dans le désinvestissement, qui peuvent en retour susciter une culpabilité dont il est peut-être trop tôt pour en mesurer les effets.
* * *
Mon expérience est ainsi que la rupture du cadre imposé par le confinement et la vidéo transmission attaquent gravement les éléments du "métacadre" de symbiose avec le corps institutionnel familial et le corps maternel décrit par Bleger : le corps de l’analyste aussi bien que les bras du fauteuil, l’entourance du bureau et du cadre physique, ont disparu. Si ce métacadre n’a pas pu être introjecté par le moi et s'intégrer ou se répliquer dans les identifications du sujet, sa disparition est une rupture catastrophique ; l’on revient alors aux mécanismes pathologiques d’identification adhésive massive ou d’intrusion fantasmatique pour tenter de récupérer la symbiose, ou alors, l’enfant veut en finir avec cette relation qui n’a plus rien à voir, quant au cadre, avec ce qu’il a connu précédemment.
Il me semble qu’il nous appartient, techniquement, de faire tout notre possible pour rétablir un minimum de ce cadre. L’enfant doit savoir que l’analyste demande qu’il soit assis dans un endroit confortable, privé, et à l’abri du bruit et des sollicitations visuelles ; il doit pouvoir éventuellement avoir un casque à sa disposition pour se sentir plus proche dans l’échange ; des règles progressives devraient même être édictées pour ne pas nuire à la constance de la présence de l'analyste auprès de l'enfant.
Une fois celui-ci redéfini, le cadre, d'ordinaire silencieux, impose néanmoins encore à l'analyste un déplacement de son attention sur celui-ci, dans un souci de maintien d'un minimum de conditions favorables, d'écoute des vécus catastrophiques et des réactions de l'enfant liés à la rupture du cadre, aussi bien que de ses capacités d'ajustement à celle-ci ; mais surtout, l'écoute de l'analyste doit tenir compte du fait que le processus se mêle à présent du cadre : chaque semaine, chaque succession de séances apporte au niveau du cadre son lot d'accumulation d’excitation, d'inconfort, ou , dans les meilleurs cas, de libération, qu'il faut tenter de mesurer et remettre au service du processus en cours.
Expérience éprouvante, mais riche d’enseignements, et préparatoire, je pense, à d’autres adaptations de notre pratique aux mutations que nous impose la vie contemporaine.
[1] Psychanalyse du cadre psychanalytique, Dans Crise, Rupture et dépassement, Dunod, 1979, pp. 255-285.
[2] Guignard F. (2002), La relation mère-fille. Entre partage et clivage, Paris, Iress, 2002, sous la direction de Thierry Bokanowski et Florence Guignard, Coll. de la SEPEA.
[3] Les rapports de la masturbation anale avec l'identification projective, 1965 , in : Le Claustrum, une Exploration des phénomènes claustrophobiques, éditions du Hublot, 1992.
[4] Cf par exemple « Thérapies d’adolescents par vidéo-consultation », Bernard Astruc, Monia Latrouite-Ma et Chrystel Chaudot, dans Adolescence 33 (3) : 573-582, 2015.[/restrict]