L’importance de la place prise par la notion d’empathie dans des courants, ou des dérives, de la psychanalyse contemporaine, surtout anglo-saxonne, dont certaines en font une méthode, d’autres un but, nous incite à interroger l’intérêt de ce concept au sein d’une clinique, comme la nôtre, structurée par la métapsychologie freudienne. Les rencontres de la SPP de mars 2016 sur le thème « Empathie et métapsychologie » en témoignent.
L’empathie, cette aptitude à sentir avec l’autre, à se mettre imaginairement à sa place, de façon transitoire, consciente ou préconsciente, sans cesser d’être soi-même, est une des dispositions de base du psychanalyste, orientée vers la compréhension et la connaissance du patient. L’analyste entend les paroles, il ressent les affects. Outil de travail au service de la mise en représentation, notamment dans l’élaboration du traumatique, et non pas technique à visée consolatrice ou réparatrice.
Stefano Bolognini, qui propose une synthèse personnelle à partir de la discussion des diverses théorisations, différencie l’empathie banale, phénoménologique, qui fait partie de toute relation humaine, de l’empathie proprement psychanalytique. Il la définit comme : « un état de contact conscient et préconscient caractérisé par la séparation (en tant que état), la complexité et l’articulation ; elle comporte un large spectre perceptif qui comprend tous les tons de la gamme émotionnelle, des clairs aux plus sombres, et surtout un contact progressif, partagé et profond avec la complémentarité objectale, avec le soi défensif et les parties clivées de l’autre, ainsi qu’avec sa subjectivité ego syntonique »1. Ainsi, il considère la « vraie » empathie psychanalytique comme l’aboutissement harmonieux d’un processus, presque des moments de grâce, où une profonde compréhension partagée du monde interne du patient est atteinte, ce qui rend le travail analytique particulièrement fluide et productif. Il rapproche ces moments de ceux où l’atmosphère est très limpide, où l’on peut voir très nettement au loin. Comme lui, je pense que le travail analytique nous gratifie de temps en temps de ces moments de grâce, pas seulement dans la rencontre empathique profonde, mais aussi dans des moments d’insight, de retour du refoulé ou du clivé. Par contre, je ne partage pas cette sorte d’idéalisation du « vrai » contact empathique profond, qui ferait de l’empathie un moment exceptionnel, un aboutissement. Dans le même esprit, il distingue l’analyste « classique » qui ne travaillerait qu’avec son moi conscient, de l’analyste empathique qui, lui, impliquerait le « plus profond de son soi » dans son travail avec le patient.
Laurence Kahn2 fait une critique fort pertinente de l’empathie telle quelle est conçue et utilisée par les courants qui la mettent au centre de leur pratique dans un déplacement de l’intrapsychique vers l’intersubjectif, de l’inconscient vers le conscient et dans la préconisation d’une sorte de partage des expériences émotionnelles dans un couple analytique qui deviendrait symétrique. Pour ces auteurs, l’autodévoilement, la communication au patient de ses impressions et pensées, allant même jusqu’à la communication de souvenirs personnels, traduiraient une « véritable » implication de l’analyste, antidote contre la distance d’une neutralité non pas bienveillante mais « froide et inhumaine ».
Mais, pourquoi devrions-nous leur céder le terrain en renonçant à défendre une autre conception et utilisation de l’empathie, différente de celle que ces courants proposent ? À travers la référence à l’empathie, c’est la question de la place et la dynamique des affects dans la séance qui est posée, de sa circulation entre les deux protagonistes dans l’imbrication des deux représentants de la pulsion, les affects et les représentations. Certes, les affects ne nous mettent pas sur la voie d’une perception indiscutable, comme certains semblent le croire, on sait que « l’affect en psychanalyse n’est pas fiable » comme le dit L. Kahn3, mais la parole ne l’est pas non plus ! Tous deux peuvent être destinés à fourvoyer les sens de la conscience, déformés ou déguisés par les exigences pulsionnelles et surmoïques corrélatives.
Je m’intéresserai donc à l’empathie ordinaire, celle qui fait partie de notre pratique de tous les jours, qui n’exige pas un renoncement à la distance, ni l’immersion dans les effusions affectives manifestes du patient, encore moins l’injonction de lui communiquer nos ressentis. Je vais différencier l’empathie concordante avec le ressenti du patient, celle dont nous parlons habituellement en termes d’identification consciente ou préconsciente au vécu du patient, de ce que j’appellerai empathie complémentaire, qui concerne l’empathie avec les aspects clivés ou réprimés du patient et avec ses objets internes. Cet élargissement du champ de l’empathie rend son utilisation plus intéressante et féconde, plus analytique même. André Green disait que l’analyste doit entendre ce que le patient ne dit pas, nous pourrions ajouter qu’il doit aussi ressentir ce que son patient ne ressent pas.
D’une certaine façon, dans la clinique analytique, l’empathie concordante va de soi. Nous sommes constamment en train d’éprouver dans l’imagination les affects qui accompagnent le discours et, encore plus, les silences du patient. Nous sommes aussi en train de « pré-sentir » les affects qui manquent, clivés ou réprimés, dans la coloration du matériel apporté. Freud parle de l’empathie comme des inférences qui permettent d’attribuer à l’autre une vie psychique analogue à la nôtre, dans un processus où se tiennent côte à côte, dans le Moi, la ligne propre de soi et la ligne de l’autre telle que nous l’avons sensoriellement activée4. La séparation entre la ligne propre de soi et la ligne de l’autre est une condition pour l’empathie, sans cette séparation nous sommes dans la confusion identificatoire, la perte des limites entre soi/autre, figures d’un autre registre de travail en séance comme, par moments, la régrédience et le « travail en double » proposé par César et Sara Botella5. Ce sont plutôt les moments où nous sommes en panne d’empathie concordante qui nous posent question et, la plupart du temps, il s’agit de manifestations contre-transférentielles inconscientes qui demandent à être élucidées. Le manque empathique chez le psychanalyste est à interroger du côté de son fonctionnement défensif, de la nature du contact avec ses propres affects, ainsi que de la qualité de son contre-transfert total avec le patient en question, comme nous le développerons plus loin. Des patients fonctionnant dans des logiques « au-delà du principe de plaisir » très radicales, en particulier dans un accrochage serré au négatif, peuvent rendre l’empathie extrêmement difficile, voire impossible, leur fonctionnement étant trop étranger au nôtre.
L’empathie complémentaire, qui de prime abord peut sembler plus énigmatique, fait aussi partie du quotidien du psychanalyste, mais sans y être toujours identifiée comme telle. Par exemple, pour qualifier le discours d’un patient de « désaffecté », nous passons d’abord par une identification imaginaire aux affects réprimés chez lui, par ce que nous aurions ressenti à sa place. Nous ressentons ce qu’il ne ressent pas et ce ressenti va nous orienter dans notre compréhension de son organisation défensive. L’empathie complémentaire, sorte de boussole analytique, nous oriente aussi dans l’élaboration des traumatismes où affect et représentations sont clivés.
Mais l’empathie avec les aspects clivés ou réprimés du patient, ou avec ses objets internes n’est pas toujours directe, elle prend souvent le chemin identificatoire inconscient du contre-transfert. Alors, c’est grâce à la prise de conscience du mouvement contre-transférentiel que l’analyste peut accéder au contact empathique complémentaire, connaissance qui peut orienter l’activité interprétative destinée à permettre au patient de prendre contact avec des aspects méconnus de lui-même.
Identification, contre-transfert, empathie
En termes généraux, qu’est-ce qui se passe chez l’analyste face à l’analysant ? Heinrich Racker6 pense que c’est la tendance à comprendre qui prédomine dans la relation à l’analysant. Cette intention de comprendre crée une disposition déterminée : celle de s’identifier avec l’analysant, qui est la base de la compréhension. Donc, l’analyste accepte consciemment ces identifications qui sont basées sur l’introjection et la projection, sur la résonance de l’externe sur l’interne, sur la reconnaissance de l’étranger comme sien et dans la confrontation de ce qui est propre avec l’étranger.
À côté de ses identifications concordantes du Moi de l’analyste avec le Moi du patient, Racker signale l’importance des identifications du Moi de l’analyste avec les objets internes du patient, qu’il appelle identifications complémentaires, suivant le terme de « position complémentaire » introduit par Helen Deutsch7 à propos des identifications de l’analyste avec les imagos des objets. Les identifications complémentaires se produiraient du fait que, via le transfert, l’analysant traite l’analyste comme un objet interne, raison pour laquelle, traité comme tel, il s’identifie avec cet objet. Racker, qui fait une étude très approfondie et fort intéressante du transfert et du contre-transfert, établit une symétrie entre ces deux termes. Le transfert est la réponse globale du patient à la situation analytique, le contre-transfert celle de l’analyste. « La situation analytique est une affaire entre deux personnalités dont le Moi est sous la pression du ça, du surmoi, et du monde externe, chacun avec ses dépendances internes et externes, ses angoisses et ses défenses pathologiques8 ». Dans la suite de Freud, il distingue les transferts et contre-transferts positifs sublimés, négatifs et sexuels. La disposition à l’empathie (concordante) trouverait son origine dans le contre-transfert positif sublimé de l’analyste. Par contre, les obstacles à l’empathie chez l’analyste pourraient être l’expression d’un contre-transfert négatif ou sexuel. L’intérêt de cette conception est de se départir d’une tendance assez répandue aujourd’hui à faire valoir le contre-transfert comme preuve de vérité. La symétrie que Racker propose entre transfert et contre-transfert n’implique pas une annulation de l’asymétrie dans la situation analytique, mais la prise en compte de la présence de deux inconscients en séance. Pour lui, le travail de contre-transfert de l’analyste est interne, objet d’auto-analyse, et non pas du côté de l’auto-dévoilement.
D’après cet auteur, le terme de contre-transfert est couramment utilisé pour nommer les identifications complémentaires, tandis que les identifications concordantes seraient fréquemment exclues du concept de contre-transfert car, fruit de l’empathie avec l’analysant, elles reflètent et reproduisent « simplement » les contenus psychiques du patient.
À partir du rapprochement que Racker propose entre identifications concordantes et empathie d’une part et entre identifications complémentaires et contre-transfert d’autre part, il m’a semblé intéressant à faire un pas de plus et qualifier de complémentaire l’empathie avec les objets internes et les parties clivées ou réprimées du patient. Différenciation qualitative donc entre une empathie concordante et une empathie complémentaire, ce que Bolognini, pour sa part, nomme empathie ego dystonique et ego syntonique.
Certes, l’identification imaginaire consciente aux objets du patient, ceux dont il nous parle dans ses relations actuelles et passées, pourrait être considérée comme une forme d’empathie complémentaire directe en séance, dans un va et vient entre se mettre à la place du patient et à celle de ses objets. Mais souvent, comme nous l’avons déjà dit, l’accès à l’empathie complémentaire, qui ouvre vers le clivé ou réprimé, exige le passage par l’élucidation des mouvements contre-transférentiels qui sont l’expression d’identifications inconscientes aux objets internes ou des aspects clivés du patient. « L’identification est la forme privilégiée de la reconnaissance affective », écrit A. Green9 et soulève « le paradoxe que l’expression la plus intime de la subjectivité ait besoin de son retentissement sur un autre pour recevoir son sens ». Les indices apportés par l’empathie complémentaire orientent l’analyste dans sa fonction interprétative, dans la mise au jour de la conflictualité inconsciente du patient.
Identification projective et empathie
Pour éprouver de l’empathie dans la situation analytique, pour sentir avec le patient, il faut que celui-ci ait accès à ses affects et à sa vie émotionnelle, ce qui n’est pas toujours le cas. Il nous arrive d’être confrontés, dans la clinique psychosomatique par exemple, mais pas seulement, à des patients dont l’organisation défensive s’appuie sur la répression radicale des affects. Le patient coupé de sa vie émotionnelle nous sollicite plus dans le registre de l’identification projective normale, au sens de la capacité de rêverie de Wilfred Bion : contenir, transformer et restituer, plutôt que dans celui de l’empathie10. Comme Bion11 le propose, « grâce à l’identification projective le patient a la possibilité d’étudier ses propres sentiments au sein d’une personnalité assez forte pour les contenir. Si l’identification projective ne peut pas être utilisée pour faire face aux émotions trop intenses, la conduite même de la vie émotionnelle devient intolérable. » Il faut, donc, œuvrer pour faire advenir les émotions chez le patient : les accueillir et les conserver d’abord, au lieu de les évacuer, supporter leur intensité pour les qualifier et les relier à des représentations ensuite.
Il me semble que la douleur psychique est souvent au cœur du recours défensif à la répression des affects et/ou au gel émotionnel. D’où l’importance du rôle de l’objet dans l’élargissement des capacités du patient à la vivre. Mais, lorsque le patient prend contact avec ces émotions contre lesquelles il avait eu à se défendre de façon si radicale, l’empathie de l’analyste est soumise à rude épreuve. Son masochisme de vie12 est fortement sollicité pour supporter de telles quantités non encore liées.
Je me demande s’il serait pertinent de différencier le traitement des affects « douloureux » de celui des affects « inacceptables ». Chez les premiers, ce sont les défauts des capacités de contenance et d’élaboration des pertes qui sont impliquées, la menace dépressive ou l’effondrement à l’horizon ; tandis que, pour les autres, c’est du conflit entre des motions pulsionnelles et le surmoi/l’idéal du Moi qu’il s’agit, avec honte et culpabilité à la clef. Les affects douloureux non advenus sollicitent un travail qualifiant en identification projective et son voués à rencontrer un contact empathique concordant dans la relation analytique. Par contre, les affects inacceptables, souvent clivés, trouvent une voie d’expression dans le contre-transfert, dont l’élucidation peut aboutir à un contact empathique complémentaire de l’analyste avec le clivé du patient et permettre son intégration dans le cours de la séance. Ainsi, l’empathie complémentaire peut participer au déploiement de la « part sombre » du patient dans l’analyse ; haine, destructivité, violence, hostilité… « Le psychanalyste doit, au moyen des interprétations, amener le patient à ressentir de l’empathie pour des aspects clivés de lui-même dont il s’était retiré depuis longtemps. », écrit Bolognini se référant aux travaux de J. Grotstein (1994) 13.
Vignette clinique
Dans l’après-coup de ce travail sur l’empathie, je reprendrai deux moments cliniques, décrits dans un article en 201014, où je considérais que l’élaboration de mes éprouvés contre-transférentiels avait été décisive pour le processus en cours. Je les reproduis ici :
« Il y a eu deux moments clé : le premier, lorsque j’arrive à me représenter le moment où Jean adolescent décide de s’inscrire dans une école technique alors que, de toute évidence, il aurait dû continuer dans la filière générale. Cette décision, qui m’avait toujours paru incongrue, me semble tout à coup transparente : Jean cherchait à provoquer une réaction de ses parents trop absorbés par leurs problèmes ! Il s’attendait à être rattrapé, mais il n’y a eu personne pour répondre à l’appel. Dans la séance, je suis envahie par une émotion intense à l’évocation de la solitude dans laquelle il a pu se trouver, totalement livré à lui-même, dans l’explosion pulsionnelle de l’adolescence et embarqué par la sœur dans toutes sortes d’expériences transgressives qui l’angoissaient énormément. Par cet éprouvé, je tiens un fil qui va me permettre de l’aider à entrer en contact émotionnel avec celui qu’il a été.
Le deuxième s’est produit lorsque, partant des éléments historiques qu’il donne par petites touches éparses, j’arrive à me figurer la terrible dégringolade vécue par sa mère dans les suites du divorce. À ce moment-là, j’éprouve l’immensité de la détresse maternelle ; détresse que le patient a dû percevoir sans pouvoir la représenter. Ce vécu émotionnel contre-transférentiel va me permettre d’aider Jean à se représenter l’état psychique de sa mère et rendre plus compréhensibles les choix de celle-ci, en particulier le mariage avec un homme fruste, mais aussi, et c’est l’essentiel, ouvrir une voie de désidentification de l’objet maternel. »
Aujourd’hui, il me semble que ces moments illustrent bien le passage, que j’ai décrit plus haut, de l’identification contre-transférentielle en séance à empathie complémentaire. Lorsque, pendant la séance, imaginant l’adolescent qu’il avait été, un intense sentiment de solitude m’a envahie ; dans un deuxième temps, j’ai pu comprendre que j’étais en train de ressentir les affects inaccessibles au patient car cette partie de lui-même restait clivée.
De la même façon, lorsque j’arrive à me figurer l’état de détresse de la mère après le divorce, grâce à la liaison des éléments qu’il me donnait par petites touches éparses, j’éprouve douloureusement l’état psychique de cette femme et trouve du sens aux choix qu’elle avait faits, qui restaient incompréhensibles pour son fils. À partir de ce contact empathique complémentaire avec la mère interne de Jean, je vais l’aider à se représenter l’état de sa mère et, par ce biais, ouvrir la voie au nécessaire travail de désidentification à l’objet primaire.
Pour conclure
C’est la question de la place et de la dynamique des affects dans la séance et dans la cure, autant du côté du patient que de l’analyste, que l’empathie soulève. La contribution majeure du travail de l’affect à l’activité représentative fait que, dans la pratique analytique ordinaire, l’empathie du psychanalyste soit sans cesse sollicitée. Ainsi, comme L. Kahn le disait dans une émission de radio, « on ne voit pas ce que serait un analyste pas du tout empathique15 » La question est plutôt, comme F. Coblence16 le propose, de savoir quelle extension et quelle spécificité lui attribuer dans le champ clinique.
L’élargissement proposé du champ de l’empathie à l’empathie complémentaire me semble rendre l’utilisation de ce concept plus intéressante psychanalytiquement. Il nous éloigne de la vision édulcorée et réductrice de l’empathie concordante, souvent associé à une forme de bonté, un baume réparateur, position consensuelle qui nous priverait des « crocs à venin de la psychanalyse ». Ni méthode, ni but, ni technique à visée consolatrice ou réparatrice, l’empathie est un outil de connaissance et de compréhension au service de l’intégration du clivé et/ou réprimé, notamment dans l’élaboration du traumatique, de l’interprétation de la conflictualité intrapsychique et de l’appropriation de sa pulsionnalité par le patient.