L’empathie est une curieuse notion. Elle n’apparaît pas dans le Vocabulaire de la psychanalyse, n’est pas un concept central de Freud et pendant longtemps n’a eu aucune place particulière pour la bonne raison que les termes allemands (Einfühlung, sich einfühlen) n’étaient pas traduits systématiquement par empathie mais par diverses périphrases (se mettre à la place de, sentir avec…) ou par des termes proches (sympathie compréhensive, intropathie, etc.)… Mais dans les dernières traductions françaises (celle dirigée par Laplanche aux Puf, ou par Pontalis chez Gallimard), Einfühlung est toujours traduit par empathie, et cette dernière pourrait donc maintenant accéder à la dignité du concept. Avant de voir ce qu’elle recouvre, il faut cependant rappeler la prudence de Freud et son pragmatisme en matière de concepts, ce qu’il énonce au début de Pulsions et destins des pulsions : « aucune science, même la plus exacte, ne commence par de telles définitions [de concepts fondamentaux et clairs]. Le véritable commencement de l’activité scientifique consiste plutôt dans la description des phénomènes, qui sont ensuite rassemblés, ordonnés et insérés dans des relations. »
Notion descriptive et non métapsychologique, l’empathie s’est imposée dans le champ de la psychanalyse en France avec l’importance que lui ont accordée Kohut, Greenson et Roy Schafer aux Etats-Unis au début des années 1960. En réaction avec l’analyse centrée exclusivement sur les mécanismes de défense ou avec la froideur devenue précepte, lacanien entre autres, il s’agissait d’insister sur le rôle et le partage des affects éprouvés, sur l’importance de la rencontre intersubjective entre patient et analyste, mais aussi de « restaurer » le Self de certains patients en entrant en « consonance » avec lui. L’empathie pouvait ainsi apparaître comme une consolation affective, voire une expérience émotionnelle, une séduction correctrice. D’où l’intérêt d’une notion qui a contribué à définir l’analysabilité et les conditions de cadre, et à lutter contre les dérives dogmatiques, le mutisme systématique ou le forçage interprétatif. Les neurosciences lui ont également donné une actualité avec la découverte, en 1990, des « neurones miroir », appelés parfois « neurones empathiques », qui jouent un rôle important dans l’apprentissage par imitation et dans les processus affectifs.
Si l’empathie, au sens banal du terme, désigne la réceptivité aux souffrances d’autrui, une compréhension de ce qu’il ressent, on a du mal à imaginer que le psychanalyste en soit dépourvu. En ce sens, « l’implication » du psychanalyste n’a pas attendu les pathologies narcissiques nouvelles, et l’empathie semble une donnée première de la clinique. La question est plutôt de savoir quelle extension et quelle spécificité lui attribuer dans le champ clinique. Stefano Bolognini propose de distinguer une empathie « naturelle » et une empathie psychanalytique plus complexe, procédant en plusieurs temps, comprenant plusieurs strates comme une identification à l’éprouvé du patient et une méfiance à l’égard de cette identification. Son objectif est de lutter contre toute simplification de l’empathie en insistant sur la gamme complexe d’attitudes et de perceptions successives qu’elle recouvre chez l’analyste, allant du partage à la prise de distance. L’empathie psychanalytique est donc soumise au soupçon de l’analyste et à son élaboration contre-transférentielle : que partage-t-il ? Quelle représentation en a-t-il ? Avec quelle partie du moi du patient est-il en relation ? Contre quoi se défend-il ? La question sera aussi de savoir que faire de la prise de conscience de ce partage émotionnel ou de son absence, de ses ruptures, quelles interprétations donner et à quel moment ? On est alors conduit à s’interroger sur la confiance à accorder à l’affect partagé, sur ce qu’il peut masquer. Car nous savons que l’affect ment, l’interprétation du rêve nous apprend combien il se déguise et se transforme : nous ne pouvons nous fier à sa qualité et sommes réduits à ne tabler que sur sa quantité, le « quantum d’affect ». Se croire « en empathie » avec le patient peut constituer une formation réactionnelle, une défense contre une adresse transférentielle trop directe ou une évacuation de la haine du contre-transfert. Laurence Kahn a ainsi montré comment les positions, aussi différentes soient-elles, qui font de l’empathie leur socle ont pour point commun d’arracher à la psychanalyse ses « crocs à venin » (selon l’expression de Freud) pour en faire une thérapie sinon « agréable », du moins souvent consensuelle et consolatrice, réduisant au silence conflit, haine et destructivité. Il convient de garder ce risque à l’esprit, même si l’attention à l’empathie peut s’avérer cliniquement riche, notamment pour aborder les situations où le poids du traumatique et la dimension actuelle sont considérables. Nous y reviendrons tout au long de ces journées avec les présentations cliniques où cette question est centrale et leurs discussions.
Cela dit, l’entrée de l’empathie sur la scène psychanalytique française par l’intermédiaire du courant inter-subjectiviste anglo-saxon reste paradoxale pour deux raisons au moins, l’origine de la notion d’abord, son utilisation par Freud ensuite. Reprenons ces deux points.
1- La notion d’Einfühlung n’a à l’origine rien d’anglo-saxon. Freud l’emprunte à Lipps, théoricien de l’esthétique et psychologue allemand de la fin du XIXe siècle dont l’influence est considérable dans le champ des sciences humaines, de la physiologie mais aussi de l’esthétique. La notion d’Einfühlung, introduite par Robert Vischer en 1873 mais surtout développée par Lipps, se retrouve ensuite chez Husserl, Kandinsky, Wölfflin ou, en France, chez Merleau-Ponty ou Victor Basch – qui ne la traduisent pas. Concept de l’esthétique psychologique et physiologique allemande puis de la philosophie et de l’histoire de l’art, l’Einfühlung désigne un mouvement affectif d’identification du sujet aux formes d’un objet dans lequel il pénètre et avec lequel il ne fait qu’un. Il s’agit donc d’un acte, d’un mouvement, et non d’un sentiment. Le « ein » dit à la fois le processus de transfert de l’affect vers l’objet, et le fait que cet affect m’apparaît bel et bien comme présenté par l’objet lui-même, ou encore comme présent dans la sensation, ne formant qu’un (ein) avec elle.
Mais les théoriciens de l’esthétique se méfient assez rapidement de l’empathie, précisément en raison de la difficulté de la limiter, l’affect débordant la sensation à laquelle il est associé. De vision esthétique, d’animation par les formes, l’Einfühlung devient fusion informelle avec le monde, le moi se dissolvant, s’évanouissant dans ce processus. La notion suscite alors un peu les mêmes réticences que le sentiment océanique de Romain Rolland pour Freud : elle risque de s’accompagner d’une exaltation de l’union et de la complétude, avec ses dérives idéalisantes et le contre-investissement du conflit que cela suppose.
2- Or ce que Freud va puiser chez Lipps ce ne sont évidemment pas les dérives mystiques ou sentimentales de la notion mais son ancrage corporel d’une part, la compréhension de l’étranger qu’elle permet de l’autre.
L’ancrage corporel de l’empathie est omniprésent dans Le mot d’esprit. Freud y souligne comment l’effet comique naît d’un écart (d’une différence quantitative et d’une comparaison) entre ce que je perçois de la dépense de l’autre, par empathie, c’est-à-dire par réflexion sur et par ma propre sensorialité, et ce que j’imagine de ma propre dépense dans la même situation. L’empathie procède donc d’une opération complexe qui conjugue une imitation - que je n’effectue que mentalement - et un réinvestissement des traces mnésiques motrices. J’y perçois l’autre comme semblable, mais aussi comme différent. Les neurones miroirs pourraient procéder de façon analogue.
C’est en tout cas à partir de cet ancrage corporel ressenti que Serge Lebovici parlera d’empathie chez le psychanalyste : il en souligne le pouvoir interprétatif métaphorisant, et donc le gain fourni, notamment dans les consultations thérapeutiques parents-enfant, l’empathie permettant au psychanalyste une certaine anticipation.
Car la question est évidemment de savoir « à quoi sert » l’empathie : à la fois à quoi sert l’introduction de la notion dans la théorie et à quoi sert cet acte dans la pratique du psychanalyste. Qu’ajoutent-ils exactement à la compréhension des mouvements contre-transférentiels ? Des notions comme l’identification primaire, l’identification projective ou la capacité de rêverie de la mère telle que Bion la pense ne suffiraient-elles pas à rendre compte de ce qui se passe entre patient et analyste dans ces moments particuliers ?
En ce point, il me semble important de rappeler que lorsque Freud définit l’empathie dans Psychologie des masses et analyse du moi (d’ailleurs dans le chapitre sur l’identification), il utilise une formulation qui ne sépare pas le même et l’étranger, le semblable et le dissemblable. L’empathie, écrit-il, « prend la plus grande part à notre compréhension de ce qui est étranger au moi chez d’autres personnes » (OCP, XVI, p. 46). L’ambiguïté de la formulation me paraît résider dans le « ce qui est étranger au moi » (das Ichfremde anderer Personen) qu’on peut comprendre à la fois comme étranger au moi de l’autre et étranger au mien. Dans les deux cas, l’empathie concerne un acte de compréhension de l’étranger, l’étranger en l’autre, l’étranger en moi, au plus loin de toute transparence des psychismes, de toute fusion.
Précisons la spécificité de l’empathie : par opposition à l’identification (durable, inconsciente, intégrée), elle est un partage temporaire d’affect (conscient ou préconscient), qui repose sur la conscience du partage d’une même humanité, celle du Nebenmensch de l’Esquisse. En ce sens, elle est une disposition assez proche de ce que Rousseau appelait pitié ou Adam Smith sympathie, qui s’actualise en me permettant de comprendre par l’imagination ce que l’autre éprouve, de m’en faire une représentation et même de sentir « ce qu’il semble incapable de sentir lui-même » (Adam Smith). Déjà ces auteurs soulignent la distance avec l’autre, et donc la dissymétrie des positions : pour plaindre le mal d’autrui, écrit Rousseau, il faut connaître ce mal mais il ne faut pas le sentir, car lorsqu’on souffre, on est tout entier dans sa souffrance et on ne plaint que soi (Émile). Si l’empathie devient fusion, si elle perd la distance et l’imagination, loin de permettre la compréhension, elle l’empêche plutôt.
L’acte psychique et sa représentation, qui permettent la compréhension de l’étranger, s’abolissent alors dans un sentiment indifférencié. Or la posture initiale du psychanalyste vers l’autre, posture seule à même de permettre l’instauration du transfert, nécessite distance et abstinence, ce qui ne signifie évidemment pas indifférence. Et Freud en 1913, dans Sur l’engagement du traitement (OCP, XII, p. 180), définit l’empathie pour ainsi dire négativement, en l’opposant aux relations humaines habituelles, moralisatrices ou éducatives, d’intérêt ou de pouvoir. L’empathie va de pair, ajoute-t-il, avec une réserve de l’analyste, se gardant de communiquer trop vite au patient ce qu’il a compris.
Mais une fois le traitement engagé, quel est le rôle au long cours de l’empathie ? Tous les auteurs soulignent son caractère temporaire et sa survenue souvent inattendue. Elle ne peut donc constituer une « méthode » au sens plein du terme. Elle se manifeste lors de moments particuliers de rencontre entre analyste et patient, ce que Daniel Widlöcher nomme co-pensée, Serge Lebovici empathie métaphorisante, mais qu’on trouve aussi théorisé par Michel de M’Uzan avec les notions de pensée paradoxale ou de « chimère psychologique ». Chez tous ces auteurs, ces moments féconds sont exceptionnels, voire monstrueux comme le suggère le terme de chimère, et ne supposent pas de symétrie entre patient et analyste, bien au contraire.
Sur le fond général requis de l’attention portée par l’analyste à l’expérience subjective vécue du patient et à la sienne propre, il faudra donc se demander à quel moment précis l’empathie survient ou vient à manquer, comment elle s’accommode du transfert négatif et quelles sont alors ses éventuelles transformations, comment le psychanalyste l’articule avec ce qu’il comprend de ses manifestations contre-transférentielles. Et même si l’on peut avec Kohut, mais aussi avec Winnicott ou Pierre Marty, insister sur la fonction maternelle du thérapeute, « maternel » ne signifie pas « consolateur ». Rappelons aussi que la « prudence du démineur » préconisée par Marty consistait à surveiller les variations des sources d’excitation. Or c’est précisément ce que Freud conseillait en 1928 à Ferenczi à propos de l’Élasticité de la technique et de l’importance du tact (défini par Ferenczi comme empathie). L’appréciation quantitative – nécessaire aussi à l’évaluation de l’affect - suppose un désengagement relatif ou une distance de l’analyste. Ferenczi d’ailleurs le savait bien qui parlait d’une « oscillation perpétuelle entre empathie, auto-observation et activité de jugement » (OC, IV, p. 61). Le recul est indispensable pour prendre la mesure - derrière les appels à l’empathie - de la force de la haine, celle du patient comme celle de l’analyste, et on peut penser que auto-observation et activité de jugement ne suffisent pas. Rappelons aussi, en évoquant la fonction maternelle du thérapeute, que Winnicott dans son célèbre article de 1947, « La haine dans le contre-transfert », énumère également quelques-unes des raisons pour lesquelles la mère hait son petit enfant dès le début. Il me semble que, plutôt que d’avoir une attitude secourable, les travaux analytiques récents nous ont justement appris à traquer les répétitions, les agirs et contre-agirs, les incidents de cadre les plus ténus qui vont permettre la compréhension du contre-transfert, et notamment les mouvements de haine ou d’hostilité consécutifs ou non aux identifications projectives du patient, puis leur interprétation. Quand il s’agit d’avoir accès à ce qu’il y a de plus étranger au moi de l’analyste comme à celui du patient, et qui n’est rien d’autre que la véritable opacité de l’inconscient (ou des deux inconscients en présence), quand il s’agit de se confronter aux parties clivées du moi, peut-on encore compter sur l’empathie dans le travail de l’analyste ? Et si oui, à quelles conditions, avec quelles transformations de la notion ?