[restrict]L’asymétrie et le semblable, par Martine Girard (07-05-2020)
Je souhaitais revenir sur l’intervention de Pascale Navarri (Clinique du confinement # 4 : 2 mai 2020) et sur sa résonnance clinique avec les textes de Paul Israël (Retours d’expérience COVID-19 : 21 avril 2020), mais aussi avec les conférences et discussions précédentes.
L’intranquillité psychique & la mise à mal de la confidentialité
J’ai en effet été sensible à ses réserves sur la confidentialité des technologies utilisées à la fois pour les séances mais aussi pour nos rencontres centrées sur le matériel clinique ; réserves mises en acte, en séance, à travers une retenue de l’interprétation et, durant sa présentation, à travers une retenue du matériel. Emboîtement donc de deux formes de retenues mettant bien en évidence la particularité de la situation actuelle : non seulement quant aux aménagements du cadre mais encore quant à l’impossibilité d’en parler entre nous sans faire appel aux mêmes artifices technologiques. De plus, son matériel concernait tout particulièrement la cure type sur le divan à trois séances par semaine, dimension qui était plutôt restée dans l'ombre lors des premières conférences, au profit des séances hebdomadaires en face à face.
Or ce n’est pas sans une certaine surprise que la tonalité générale de plusieurs commentaires m’a semblé s’orienter vers une forme de mise en garde contre la recherche d'un absolu de la confidentialité et contre le risque d'idéalisation du cadre. Peu d’interrogations a contrario sur une éventuelle idéalisation des technologies, alors que Guy Cabrol avait ouvert la voie avec son texte « Vers une psychanalyse transhumaniste ? » (12-04-2020). Ainsi à la connotation plutôt péjorative de l’idéalisation du cadre classique répondait la connotation plutôt positive de son aménagement technologique comme gage des capacités adaptatives de l’analyste.
Pourtant il me semble que c’est la mise à mal de toutes les dimensions de la confidentialité dans leur rapport à la régression que Pascale Navarri a exploré : en premier lieu bien sûr celles inhérentes au médium lui-même, mais aussi celles liées aux changements de murs, et qui plus est dans le contexte de confinement, qui ne suffisent plus à garantir la totale disponibilité psychique du patient et de l’analyste. Et sa retenue interprétative évoluait en quelque sorte en miroir de la régression du patient : plus la régression s’installait, plus forte apparaissait l’intranquillité de l’analyste i.e. la perte de la fonction du cadre « comme un élément de sécurité pour l’analyste », comme « gardien de l’analyste » ainsi que le rappelait Paul Israël. « Il est important de rappeler ce qu’on a un peu tendance à oublier (…) à savoir que les dispositions du cadre analytique classique depuis qu’on les a explorées font jouer un élément extrêmement important qui est la régression. »
Cette question fondamentale de la tranquillité avait été relevée dès la première conférence par Kalyane Fejtö à travers toutes les stratégies d’isolation sensorielle mises en œuvre entre sa patiente et son compagnon confiné auprès d’elle. Danielle Kaswin avait d’ailleurs posé à la fin de cette première conférence la question d’une véritable « inversion » du cadre et de la pénétration de l'analyste dans l'univers du patient. Non seulement l’analyste pénètre-t-il dans l’univers du patient, mais encore ce dernier est justement en difficulté pour échapper à cet univers et fabriquer un espace de sécurité intérieure permettant la libre expression fantasmatique. Ainsi la fillette évoquée par une collègue, incapable de lui dire, depuis la maison, « les horreurs » qu’elle avait à lui dire sur ses parents.
Question récurrente donc qui nous renvoie aussi à la difficulté à tenir l’asymétrie également réaffirmée à de nombreuses reprises. Cela fait quand même beaucoup de dérangements substantiels du cadre réunis sous la bannière rassurante de ses aménagements « imposés » par le réel …
« L’intime & le distant »
« Que devient l’analyse dès lors que les conditions sociales de son exercice sont bouleversées ? » se demande Paul Israël. « Le cadre permet de maintenir un équilibre subtil entre l’intime et le distant. Je serais enclin à penser que les moyens de communication usuels tels que le téléphone ou l’ordinateur et la vidéo bousculent très sérieusement cet équilibre en surchargeant l’un ou l’autre de ces deux facteurs, soit trop intime soit trop distant » (c’est moi qui souligne). Constat lui aussi récurrent dans les discussions autour des avantages ou inconvénients respectifs de la vidéo ou du téléphone, risquant cependant de laisser penser qu’il suffirait de choisir ou de laisser choisir le patient pour s’adapter au mieux, et que nous en aurions la liberté.
Nos organes sensoriels n’ont pas évolué depuis des millénaires, mais l’image du visage et la voix du semblable peuvent venir à nous grâce aux techniques de communication à distance comme extension de nos organes sensoriels, comme extension des limites de notre corps physique. N’est-ce pas là toute la magie de ce médium, qui en éliminant la nécessité du déplacement physique, contribuerait peut-être aussi à modifier la part et le sens du déplacement transférentiel ? Magie des télécommunications, que d’avoir en arrière-plan un point commun avec la télépathie. « On est amené à supposer que c’est là [la télépathie] la voie archaïque et originelle de la compréhension entre les êtres individuels, voie qui est repoussée, au cours de l’évolution phylogénétique, par une meilleure méthode, celle de communication à l’aide de signes que l’on reçoit par les organes des sens. Mais la méthode plus ancienne pourrait rester conservée à l’arrière-plan … » (Freud[1], p. 138).
Il me revient un exemple du difficile équilibre entre trop distant et trop intime, offert par trois séquences du film de Stanley Kubrick 2001 L’Odyssée de l’espace (1968), haut lieu s’il en est du déchaînement métaphysique de la technologie, et du confinement : les deux scènes d’anniversaire et la grande scène de déconnexion de l’ordinateur qui dirige le vol, Hal. Les deux scènes d’anniversaire, celui des 4 ans de la fille de l’un des protagonistes, et celui d’un autre, souhaité par ses parents, les deux à travers l’écran de la télévision ; distance incommensurable – réelle et affective – qui donne bien à la télé tout le poids de son étymologie, opposée à la proximité de la voix de l’ordinateur, Hal, jusqu’à la chanson finale de son agonie.
Malgré le support visuel et sonore de la télévision, malgré la magie technologique de la « communication » à distance, la distance affective paraît à la mesure de l’éloignement spatial : spectateur de sa fille et de ses parents qui chantent Happy Birthday devant leur gâteau, marionnettes dérisoires et grotesques d’un rituel social qui n’a plus de sens, à des années lumières. À l’opposé, en dehors de tout effet visuel, de tout effet d’image, le déchirement du meurtre et de l’agonie de l’ordinateur est poignant, même si l’on sait que c’est une machine et que la chanson est préenregistrée. Capture affective, proximité affective passent par la voix, la voix du semblable, objet de la passion imaginaire. L’enjeu est vital pour le héros : si l’ordinateur s’est trompé, il faut reprendre les commandes manuelles ; mais il faut pouvoir se déprendre de cette captation imaginaire, déconnecter l’ordinateur, c’est-à-dire faire taire définitivement cette voix, se priver définitivement de tout effet de présence d’un « semblable », malgré la solitude absolue qui en découlera ; dernier homme abandonné au silence des étoiles.
[1] Freud, S (1932/1995). « Rêve et occultisme », XXXe Leçon. Dans Nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse. OCF. P XIX : 112-139, Paris, Puf.
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