Le premier entretien avec une patiente que j’appellerai Charlotte, qui me décrivait d’emblée une scène traumatique d’abus sexuel dans l’enfance, a été accompagné par un curieux sentiment : Son récit, trop précis, amené trop facilement, m’a incité à m’interroger sur la précision de l’image, et donc sur la place de ce souvenir dans l’économie psychique de Charlotte. Dans l’après-coup, de la cure et de ce travail d’écriture, je peux penser que ce souvenir traumatique a pu s’être autrement déplié, qu’il a été repris, retravaillé secondairement pour servir de souvenir-écran à la construction œdipienne. Dans cette lecture, les abus sexuels masquent/montrent les désirs incestueux vis à vis du père, objet de refoulements, qui sont plus tard réapparus de façon fantomatique, en émergeant de la brume. La place de la mère, au premier plan du souvenir traumatique, prend alors une autre dimension dans la traduction œdipienne secondaire.
Il s’agit d’insister ici sur le statut des souvenirs et sur l’articulation entre leurs différentes qualités et leur fonction dans l’économie psychique. En parallèle, l’on peut interroger sur le statut des souvenirs chez l’analyste lui-même. Et si les éléments du discours du patient, qui se figurent avec cette curieuse précision dans la mémoire de l’analyste, avaient la même place psychique dans la cure que les souvenirs-écran du patient lui-même ? Le travail du contre transfert permettrait alors de s’appuyer sur les aléas de cette mémoire pour suivre les éléments dynamiques de la cure.
À la suite de ce premier entretien, je lui proposai rapidement une analyse, privilégiant la qualité de la relation, les éléments névrotiques de son discours qui témoignaient d’inhibitions, de refoulements sans cesse en activité et surtout la qualité de l’angoisse que je percevais, une angoisse liée à l’objet, à sa rencontre avec moi.
Petit à petit la scène inaugurale laisse deviner bien des épaisseurs, à la façon du bloc-notes magique : il y a ce qui est apparent sur la feuille et ce qui s’est inscrit sur la tablette de cire, invisible au premier abord, traces mnésiques « sans forme et sans image » selon Freud (1914)1, présentes en creux, en négatif (Green). Cela, « l’analysé [...] ne le reproduit pas sous forme de souvenir, mais sous forme d’acte (Freud, ibid.). Je continue à attendre que d’autres feuillets apparaissent derrière la netteté du souvenir.
Freud a décrit en 1899 les souvenirs-écran comme étant constitués d’éléments anodins masquant d’autres éléments refoulés marqués par la sexualité infantile. Ce n’est pas le cas du souvenir traumatique de Charlotte. Pourquoi donc les autres caractéristiques du souvenir-écran m’apparaissent-elles s’accorder avec son récit ? Peut-être en raison de la nature de son récit, à la première séance, comme une carte de visite pré-imprimée par le pré-transfert. Je l’ai bien entendu comme un « souvenir isolé, très net, échappé à l’amnésie infantile mais en fait inconsciemment reconstruits [...], un oubli sous forme de souvenir », ce qui est la description du souvenir écran. (D. Bourdin in Le Guen, p. 1049). Il me paraît pouvoir être traité comme un souvenir inaugural non pas de ses troubles, mais de son analyse avec moi, tant il est vrai que tout souvenir est un souvenir écran, comme le rappelait A. Green et que tout souvenir écran est une construction destinée à l’analyste, dans le transfert, comme le souligne D. Brauschweig2; m’apparaissent des potentialités pour Charlotte, de passer d’un niveau à un autre, du traumatique au refoulé. Mais, dans ce cas, que fallait-il oublier, de plus dangereux, de plus toxique, de plus refoulé que le souvenir de cet événement ?
Une autre texture de souvenir
Après quelques mois d’analyse, un autre courant se met en forme, qui concerne, lui, le père. Et là, aux antipodes de la précision du souvenir inaugural, il y a ces lambeaux de souvenirs, cette brume qui envahit tout, ce brouillard d’où émerge des fragments, concernant une préhistoire paternelle à la fois non-dite et toujours sue.
Aux antipodes du souvenir inaugural et de la précision avec laquelle il s’est inscrit dans ma mémoire, ceux-là je les ai entendus, puis tout de suite oubliés, refoulés, comme on oublie un rêve ou un fantasme. Ils ne me sont revenus que bien longtemps après, assorti d’une intense gêne contre transférentielle : me l’avait-elle vraiment raconté ? le doute était là, la brume aussi, angoissants, oniriques, en miroir de la brume et des doutes de Charlotte.
J’ai bien eu conscience, au moment de ma remémoration, de la richesse de cet événement contre-transférentiel. Ce doute, ce vacillement identitaire (de M’Uzan) qui ont remis en question mes propres souvenirs, mon activité psychique même, devait certainement avoir une portée majeure. Il s’était passé en moi quelque chose qui lui appartenait, de l’ordre d’une perte de limites, et d’une contagion de l’angoisse. On peut y voir un refoulement induit par les défenses du patient, nécessaire à la cure, à condition que des rejetons viennent titiller la mémoire de l’analyste. Mais tout autant un phénomène de contamination des psychismes dans un registre bien plus archaïque. Ces lambeaux qui ré-émergent interrogent le travail psychique de l’analyste, en contrepoint de celui du patient. Dans un effacement de l’altérité, Charlotte me branche directement sur son fonctionnement psychique et efface le message en même temps qu’elle l’inscrit. Puis, dans le mouvement de la cure, nos limites respectives se sont restaurées de sorte que me sont revenues ses traces mnésiques à elle.
La comparaison des deux qualités de souvenirs infantiles de Charlotte et des traces qu’ils m’avaient laissées est un fil qui m’a semblé important de suivre. L’analyste se construit ses représentations de l’univers du patient, s’en forge une histoire imagée, qui va fluctuer au cours du temps avec le travail de l’après-coup, les remaniements du passé et la perlaboration. Les images façonnées dans la mémoire de l’analyste sont à décoder dans l’espace transféro-contre-transférentiel, et se révèlent souvent aussi dépendantes du travail de la cure que les souvenirs des patients eux-mêmes. L’ensemble de nos remémorations peuvent être examinées à la même mesure que tout souvenir du patient, comme autant de reconstructions, de réaménagements, témoins des mouvements de transferts et de contre transferts. Charlotte a déposé son histoire traumatique en moi avec la précision d’un souvenir écran, mais m’a imposé un refoulement massif de ce qui a pu être vécu comme un deuxième temps du traumatisme. La réactivation de la problématique incestueuse et l’activité du fantasme de séduction se trouvent au premier plan dans les deux souvenirs, mais il se pourrait bien que l’un masque l’autre, de telle manière que Freud3 écrit « On peut distinguer un souvenir écran rétrograde ou un souvenir écran anticipateur selon que c’est l’un ou l’autre rapport temporel qui s’établit entre ce qui fait écran et ce qui est recouvert ».
Comme l’écrit Evelyne Kestemberg4, peu importe les évènements, pourvu qu’on ait l’histoire (p.6). Et dans cette cure, les histoires sont différentes selon le temps de la cure, les unes masquent les autres, les souvenirs se précisent ou se floutent en fonction du réglage de la longue-vue, lui-même fonction des espaces psychiques et transférentiels. La confusion dans laquelle elle m’a entretenue, dès que des enjeux œdipiens se profilaient, contrastant avec la précision des souvenirs renvoyant à la cécité maternelle m’a donné contre transférentiellement des éléments essentiels. « Le contre transfert n’est pas seulement résistance, il se manifeste par des séquences de représentations, d’absences momentanées de représentations, d’affects » écrivait R Diatkine5. Les remaniements des histoires que se raconte l’analyste au sujet de son patient sont à prendre comme autant de souvenirs construits tout au long de la cure, témoins et acteurs des modifications majeures de l’économie psychique des patients.