Le trop parler est un péché de jeunesse largement répandu chez les analystes. Au début de sa pratique, chacun d’entre nous semble poussé par une hâte constante à faire part de ce qu’il a compris, proposant alors une interprétation secourable à un patient qui souffre en silence. Tout cela procède assurément de bons sentiments, mais nous avons appris à nos dépends que l’enfer en est souvent pavé. Pour un analyste, la difficulté première semble donc être de résister à la tentation de la parole. Je ne suis d’ailleurs pas convaincu que les ans nous mettent jamais à l’abri de cette tentation-là. Or le silence est parfois, plus que la parole, une manière de témoigner à l’autre sa présence, comme la considération que l’on porte à la personne qu’il est. C’est également une manière de marquer la place de toutes ces « voix chères qui se sont tues » sans chercher à en masquer bruyamment les effets douloureux.
Il est toutefois un courant analytique qui pour partie tend à légitimer une parole excessive. C’est l’intersubjectivisme. Cette dérive insidieuse incite à résumer le processus analytique à un travail de co-pensée constamment référé au partage psychique et au ‘nous’. Indirectement, cette manière de voir fait obstacle à l’idée d’une perlaboration faite par le seul patient. Or sans cette dimension de solitude face à l’autre, que peut-il en être du nécessaire travail de renoncement et de deuil ? C’est évidemment là que le silence devient essentiel. Il est la manifestation première du refusement de l’analyste. Il est également une manière de souligner la nécessaire discontinuité entre la scène où se déploie la parole et la pensée de l’un, et celle où se déploie parole et la pensée de l’autre. Sans le marquage de cette discontinuité entre les deux scènes, la notion d’objet finit par perdre toute consistance. L’espace que creuse le silence est ainsi nécessaire pour marquer l’exigence faite au patient de forger sa capacité à être seul et silencieux devant sa mère elle aussi silencieuse.
En se taisant, tout en restant dans le cadre du dialogue, l’analyste suscite chez le patient l’intérêt pour la gestation muette. Le silence devient emblème de et incitation à un allongement du circuit de la pulsion. Il favorise aussi l’accueil nécessaire d’un temps où il fait noir, tandis que personne ne parle. En cela, il souligne l’exigence incontournable d’un avant coup bête et douloureux, sans lequel il ne saurait y avoir d’après coup ni de « je n’avais jamais pensé à cela ».
Toutefois, contrairement au transfert, au processus analytique, au cadre, à la règle fondamentale, le silence n’est pas un thème psychanalytique. Cela ne veut pas dire qu’il ne peut pas le devenir mais seulement qu’il ne l’est pas de fondation. Dans la vie courante, la valeur du silence dépend évidemment du lieu où il s’inscrit, comme d’ailleurs de la langue que l’on parle. En français, dans une conversation à bâtons rompus, un long silence fait tache. Il est rapidement vécu comme inquisiteur par celui à qui l’on s’adresse, lequel se sent alors sommé de se justifier. Dans un récit suivi, en revanche, il devient une manière de dramatiser par effet oratoire l’importance que l’on souhaite accorder aux propos qui font suite. Reste évidemment, que quelle que soit la langue, on n’attend pas d’un homme seul qu’il fasse autre chose que se taire. C’est plutôt s’il se met à parler que l’on s’inquiète pour sa santé psychique. Par cette remarque triviale je veux seulement souligner que c’est la co-présence de deux interlocuteurs au sein d’un même espace qui crée les conditions d’une excitation dont la parole constitue la décharge. C’est dans ce cadre que le silence devient signe remarquable d’abstinence.
Pourtant, dans la définition non dénuée de provocation et d’humour que Freud donne de l’analyse en 1926, il n’est pas question de silence. Entre les protagonistes, dit-il, « Il ne se passe rien d’autre que ceci : ils causent. » Mais alors que devient le silence ? D’où vient que Freud ne dise pas des deux protagonistes « ils se taisent, et parfois ils causent » ? Faudrait-il voir dans cette définition de la psychanalyse une légitimation anticipée de la cure intersubjective bavarde que l’on fustigeait tantôt ? Loin s’en faut. L’une des différences symptomatiques les plus notables entre le dialogue banal et celui qui s’organise en analyse est précisément la place qu’occupe le silence. Il frappe d’emblée comme symptôme : on ne peut pas le manquer. Et comme outil, il est évidemment décisif. Tant du côté de l’analysant que du côté de l’analyste. Toutefois, selon la topique, et selon l’économie en jeu, son advenue peut être l’effet d’une retenue ou d’un désarroi. Apprécier la tonalité de l’échange où le silence s’établit est évidemment un préalable décisif pour saisir son effet signifiant tant dans le discours de l’un que dans l’écoute de l’autre.
Je voudrais revenir un instant sur certains aspects du signifiant silence le plus notable, celui qui s’établit de ce que l’un est silencieux devant l’autre et que l’autre lui répond par un égal silence. C’est un des rares moments où analyste et patient font recours au même signifiant au même moment et où la lisibilité de ce signifiant spécifique est crucialement tributaire du parallélisme. Assurément, sa valeur et son effet changent selon le dispositif. Le silence partagé ne se pratique ni ne s’entend de la même façon dans le cadre divan/fauteuil et en face à face. En face à face, la mutuelle perception visuelle rend son effet d’absence tout ensemble plus supportable et plus persécutant que lorsque le patient est allongé.
Il vient d’être question du silence des deux mais il en est un autre, celui qui s’observe quand l’un se tait pour que l’autre parle. Dans les bons cas, son effet répond évidemment aux exigences de maturation qu’évoque Valéry dans Palme, poème qui clôt le recueil intitulé Charmes (c’est-à-dire Carmen : chant, poème mais aussi enchantement, envoûtement, sortilège, ou dans nos termes à nous : « parole de transfert ») republié justement en 1926 dans une version revue et augmentée. À cette date, Valéry écrit:
« Patience ! Patience !
Patience dans l’Azur
Chaque atome de silence est la chance d’un fruit mûr »
(Patience : attente mais aussi souffrance ; chance qu’il faut entendre ici dans son sens originaire d’occasion possible, et non d’occasion avérée). Laisser se déployer la pensée, la perlaboration silencieuse du patient pour qu’advienne, peut-être, la chance d’un fruit mûr, c’est en cela que consiste la difficile tâche de l’analyste. Et il est vrai que la tentation est parfois grande d’interrompre cette maturation par une interprétation inopportune. Toutefois, dans certaines cures qui marchent bien, voire trop bien, ce silence de la part de l’analyste, mériterait peut-être aussi d’être questionné. À mon sens on peut également craindre qu’il puisse parfois autoriser un relatif contournement des effets de Thanatos. Le silence de l’analyste qui écoute un patient dérouler son discours au rythme d’une associativité trop heureuse, peut finalement conforter une communauté de déni du négatif. Il convient alors que la parole interprétante sache rompre les charmes lentement tissés au fil du silence. À débattre, évidemment. Comme le reste d’ailleurs. Cependant, si l’on devait faire figurer dans une Lettre à un jeune analyste des conseils faisant pendant à ceux que Rilke dispense au jeune poète, je crains que l’on ne puisse se contenter d’inviter seulement celui-là à ne jamais perdre une occasion de se taire. Tout simplement parce que, dès lors qu’on le réfère à la technique de la cure ou à la nature du processus psychique, le silence devient sujet à renversement. Comme le transfert, il devient moteur et obstacle. Et son effet psychique peut être aussi efficace qu’il peut être délétère. Bien entendu, du côté du patient le silence devient obstacle lorsque celui-ci hésite à dire et se soustrait à la règle fondamentale. Mais le silence de l’analyste peut aussi être obstacle dès lors qu’il devient fauteur d’une répétition sans écart. « Le silence éternel des espaces infinis m’effraie » écrivait Pascal. Effrayer, mot dans lequel on se doit de faire sonner, bien sûr, le terme d’effroi. Schreck. Il est sans doute des patients qui ont pu dire « Le silence éternel de mon analyste m’effraie ». Peut-être que pour ceux-là, le travail de l’analyste aurait pu consister à favoriser par la parole le bruissement des représentations intermédiaires voire celui d’une sexualité infantile rendue silencieuse, justement, par le poids des deuils et des traumas.
Notre objet est donc la quête d’un silence bien tempéré, qui s’établisse heureusement, loin de l’effroi des espaces infinis, au plus près de la lente maturation des fruits mûrs. Jusqu’ici, j’ai la faiblesse de penser que je fais consensus. Toutefois, la question est de savoir sur quoi l’on se fonde pour régler le curseur. À partir de combien de temps, au juste, le silence d’un analyste devient-il éternel, effrayant, sidérant ? Evidemment, s’il s’agissait seulement de durée, la réponse serait aisée mais on peut craindre que la différence entre un silence d’analyste à la Valéry et à la Pascal ne se mesure pas en minutes. Notre question est là : Comment encourager un silence qui favorise la retenue, figure la castration symbolique, voire le refoulement, l’attention en égal suspens, la tolérance à une pensée indéfinie et mouvante, à la « capacité négative » à l’ouverture à la régrédience, un silence, enfin qui fasse signe vers l’attente d’un surcroît de symbolisation ? Mais comment y parvenir, tout en se gardant d’un silence qui, à l’inverse, deviendrait seulement fauteur d’effroi, et renforcerait chez le patient la terreur qu’inspire le non-dit, le non-dicible ou l’impensable? Ici, une polarité s’esquisse, fut-elle un peu spécieuse. Elle permet d’opposer un silence « en première topique » qui sursoie à la parole et à l’éconduction qu’elle implique, un silence qui favorise le circuit long - lequel s’oppose au contraire à un silence en « seconde topique » engendrant l’écrasement de toute pensée, de toute rêverie, et favorisant sur ses bords le recours à une décharge muette. Quand la structure encadrante pour penser disparaît, dans l’Hilflosigkeit, le silence signe tout ensemble la disparition du Nebenmensch et le désêtre du sujet. Bien évidemment, dans ces instants, la parole ne fournit pas à tout coup une issue de secours. Il est des moments où l’analyste est placé face à un dilemme : s’il se tait, son silence est celui des espaces infinis, s’il parle, sa parole est fauteuse d’envahissement.
La question se pose avec une particulière acuité dans le temps où l’analyste est sensible à des manifestations de l’inconscient du patient sans pouvoir encore qualifier, fût-ce pour lui-même, ce qui s’inscrit alors dans son contre transfert. Dans ces moments-là, assurément, il lui faut garder le silence. Ce silence est une manière de dire « J’accepte de ne pas comprendre ce que tu me confies, et de le recevoir sans savoir ce que c’est ». Assurément, même si elle engendre une excitation, cette attitude silencieuse est décisive, et toute parole interprétante ferait effet de décharge malencontreuse. Mais comment faire aussi que ce silence puisse témoigner qu’il se passe quelque chose à quoi, comme analyste, l’on n’est ni insensible ni indifférent?
La question du silence de l’analyste est décisive. Celle que pose le silence du patient n’est pas moindre. Chez lui comme chez l’analyste, son incidence sur le processus, et sa valeur comme symptôme, dépendent de la topique ou de l’économie qui, dans l’instant, gouvernent la psyché.
En première topique, ce silence peut être un moment décisif, une manière de signifier « Je me tais parce que je parviens enfin à penser seul devant toi sans me sentir tenu de te faire part immédiatement de ce que je découvre ». Mais ce peut être aussi plus problématique : « Je me tais parce que notre silence est une exquise communion dans l’informe et l’indéfini ». Ou bien encore : « Je me tais pour maîtriser ton attention et la distraire de son égal suspens, surtout si je lâche un mot isolé toutes les cinq minutes ». Enfin ce peut être aussi l’expression d’une résistance : « Je me tais parce que j’aurais honte de parler », « Je me tais parce que nous approchons de l’essentiel et que je ne sais comment le dire » ou encore « Je me tais parce que je pense à toi et que je n’ose t’en faire l’aveu ».
En seconde topique, ou dans un moment de cure où la tiercéité s’effrite, le silence du patient peut en revanche signifier : « Je m’effondre en silence. Et je me tais pour que tu me sauves par ta parole » ou pire « Je meurs en silence, et dans ce mouvement d’oblation, je veux que toi, l’objet, tu vives, tu penses et tu parles ». À moins que ce ne soit : « Toute parole entre nous est menace d’inceste mortel », voire enfin, dans un mouvement d’ultime et mélancolique héroïsme, tel le célèbre loup de Vigny: « Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse ». Laisser un loup qui meurt dans le silence dont il s’entoure, ne me paraît pas nécessairement une manière d’encourager le déploiement de son processus psychique.
Donc, le silence, oui. Mais quand, et comment ? Et quelle écoute de l’écoute pour le silence? Comme la parole interprétative, le silence exige le respect du Kairos, du moment voulu. Mais quels en sont les indices ? Telles sont, parmi d’autres, les questions qui provoquent régulièrement la réflexion au long d’une cure ou dans l’après coup d’une séance. Et comme toujours il n’y a pas de réponse à priori ni dans l’absolu. Toutefois, pour faire signe vers cette concrétion complexe qu’organise le temps analytique entre silence, douleur, secret, parole, fruits mûrs et histoire du sujet, j’aimerais citer un fragment de prose de Bernard Noël, paru dans un recueil publié chez POL en 2002. Il s’intitule justement La face du silence. Noël y écrit : « On se tait. On s’y oblige. On flotte enfin, sans savoir, sans visage. On est creux. Mais le vide appelle son contraire : un mot jaillit, un autre. Plus tard, c’est une concrétion par le travers du temps. Plus tard encore : Qui a parlé ? se demande-t-on. Une voix monte sous le masque de silence, un autre silence établit son creux derrière la voix, ainsi je n’est nulle part, sinon en blanc parmi ces mots troués. »
Respecter chez le patient les silences d’un ‘je’ qui « n’est nulle part sinon en blanc parmi (ses) mots troués. », sans entraver pourtant sa progressive « concrétion par le travers du temps », telles sont les injonctions contradictoires qui pèsent sur la séance et la quête d’un sujet, lequel, progressivement, doit s’y trouver, c’est à dire s’y retrouver en parvenant à créer son histoire.
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