La question de la remémoration a toujours parcouru l’œuvre de Freud, d’abord dès les « Etudes sur l’hystérie » (1895) avec le lien entre le symptôme de conversion hystérique décrit comme un symbole mnésique, nécessitant un travail psychique à rebours pour retrouver le souvenir traumatique refoulé, puis dans cet article princeps, « Remémoration, répétition et perlaboration » (1914), jusque dans les derniers écrits, en particulier « L’homme Moïse et la religion monothéiste » (1934-1938). Réfléchir en 2017 sur la « remémoration dans la cure » suppose de situer les problèmes théorico-cliniques auxquels Freud a été confronté dans l’évolution de son œuvre et de retrouver « l’impensé » de cette œuvre à partir de la clinique d’aujourd’hui. Le texte charnière qu’est « Remémoration, répétition et perlaboration » (1914) peut nous servir de fil rouge pour effectuer cette réflexion théorico-clinique.
Remémoration
S’il s’agissait au départ de retrouver le lien entre le « rappel du souvenir » et « l’abréaction », la découverte de l’association libre impliquait de donner une place prépondérante à un travail de remémoration consistant à « combler les lacunes de la mémoire » et « à vaincre les résistances au refoulement ». La cure analytique avait dorénavant pour but la levée de l’amnésie infantile et du refoulement grâce à un travail de remémoration. Comme Freud (1937d) l’écrira plus tard : « Ce qui est souhaité, c’est un tableau fiable des années oubliées par le patient, tableau complet dans toutes ses parties essentielles » (p. 62).
La compréhension actuelle du psychisme d'autrui par le psychanalyste entraîne nécessairement une activité qui se tourne vers le passé, que Freud (1937d) a souvent comparée au travail de l'archéologie: «Son travail de construction ou, si l'on préfère, de reconstruction, montre une large concordance avec celui de l'archéologue qui exhume une demeure détruite et ensevelie, ou un monument du passé» (p. 63).
Si Freud souligne ainsi l'analogie dans la visée reconstructrice, il ne manque pas toutefois de souligner une différence quant aux matériaux en cause : l'archéologie s'adresse à des objets détruits, ce qui limite son ambition à n'atteindre selon son expression qu' « un certain degré de vraisemblance », alors que la psychanalyse a affaire à des objets vivants, dont l'essentiel est entièrement conservé, bien qu’inaccessible à l’individu. D'où, selon Freud, la position plus favorable de la psychanalyse : « C'est une simple question de technique analytique, que de déterminer si on réussira à faire apparaître entièrement ce qui a été caché » (p. 64). D'où l'idée d'une connaissance perfectible, qui devrait rendre possible la redécouverte des traces du passé, ces temps mêlés et juxtaposés tels que le suggère l'évocation freudienne de la ville de Rome, et ses vingt- quatre siècles d'histoire inscrits dans ses pierres. Mais depuis l’époque de Freud, l'archéologie a fait également des progrès techniques, dans cette alliance avec l'informatique, qui autorise maintenant une véritable résurrection animée du monument, à partir d'indices infimes, comme en témoigne la reconstitution du temple de Karnak sur l’écran et la succession chronologique des différentes étapes de sa construction ou plus récemment les efforts pour surmonter la destruction des temples de Palmyre en les ressuscitant grâce à la modélisation 3D.
La métaphore archéologique va de pair avec l'hypothèse de la reconstruction du passé, selon une équivalence entre vérité historique et réalité matérielle : ainsi que Freud (1929) le souligne à propos du problème général de la conservation des impressions psychiques : « Dans la vie psychique rien de ce qui fut une fois formé ne peut disparaître, […] tout se trouve conservé d'une façon ou d’une autre et peut, dans des circonstances appropriées, par ex. par une régression allant suffisamment loin, être ramené au jour » (p. 254). De ce point de vue le sens se trouve dans le monde de l'objet, chez le patient, et l'analyse vise à la reconstruction d'une vérité historique, qui a une valeur structurale et universelle ; elle s'enracine dans une réalité matérielle retrouvée, en l'occurrence la remémoration des souvenirs d'enfance traumatiques, qui renvoient au-delà à l'action d'un « héritage archaïque », l'héritage phylogénétique, qui vient fonder l'universalité des fantasmes originaires par l'hypothèse d'une réalité vécue dans la préhistoire de l'humanité.
Les avantages de cette position sont certains. L'analyste échappe ainsi à toute accusation possible de reconstruction arbitraire, et se préserve lui-même de toute interprétation subjective qui pourrait avoir valeur d'intrusion chez le patient : l'analyste se doit d'être un miroir, et son travail se fonde sur un « déjà là », une « réalité matérielle » qui a valeur de référent psychique objectif. D'où l'idée d'un isomorphisme entre le présent et le passé : les conflits inconscients vécus dans l'actualité de ]a cure analytique reflèteraient exactement des conflits identiques dans le passé. D'où l'idée également d'un déterminisme linéaire, d'une causalité directe du passé sur le présent sur le modèle de la causalité physique.
Des objections viennent immédiatement à l'esprit à propos de cette conception objective de l'analyse. Malgré sa prédilection pour l'archéologie, Freud lui-même a été amené à relativiser cette hypothèse des retrouvailles avec la réalité matérielle. D'abord au début de son œuvre lorsque sa neurotica fondée sur la théorie de la séduction réelle a été mise en cause, et qu'il a ainsi découvert l'importance du fantasme et de la réalité psychique.
Par ailleurs dès les « Etudes sur l’hystérie », Freud (1892) découvre que la mémoire est associative et présente une véritable « dynamique de la représentation » qu’il compare à une structure complexe avec un noyau central pathogène, contenant les souvenirs d’événements ou de pensées refoulés, et des strates concentriques, contenant des thèmes qui s’éloignent de plus en plus du centre : d’où l’idée du travail analytique, davantage axé sur la recherche des enchaînements logiques entre les pensées et les fantasmes, plutôt que sur la découverte d’une réalité extérieure traumatique (p. 315). Dès lors l’idée sous-jacente qu’il faut compter davantage sur une vérité structurale et narrative que sur une vérité historique.
Puis les souvenirs se sont révélés être souvent des souvenirs-écrans ou souvenirs-couverture (Deckerinnerungen), qui remettaient en cause la réalité matérielle des souvenirs : souvenirs-écrans, car ces souvenirs, souvent intenses sur un plan sensoriel et au contenu indifférent, sont peut-être projetés sur l’écran de la mémoire consciente, mais ils font aussi écran à des fantasmes et/ou des souvenirs refoulés ou les recouvrent : des expériences ou fantasmes postérieurs reportés rétroactivement dans l’enfance soit-disant innocente selon un déplacement décrit par Freud (1899, 1900-1901) comme rétrograde ou des expériences ou fantasmes infantiles inconscients antérieurs renvoyant à une « impression indifférente de la période la plus précoce » selon un déplacement décrit comme anticipateur ou « déplacé vers l’avant ». D’où la conclusion de Freud (1899) : il faut se demander « si nous avons des souvenirs conscients provenant de l’enfance ou pas plutôt simplement se rapportant à l’enfance » (p. 275, souligné par moi). Il faut dès lors conclure que le travail de remémoration est, comme il le dit lui-même, « loin de viser à la fidélité historique », et que la mémoire n’est jamais une garantie de la vérité historique de nos souvenirs : la démarcation entre fantasme et souvenir est sujette au doute et le souvenir est un montage de souvenirs et/ou de fantasmes d’époques différentes, ce qu’André Green (2000) a décrit comme le temps éclaté. Nos souvenirs conscients renvoient à des traces mnésiques inconscientes dont la réalité matérielle est indécidable.
Répétition
Par ailleurs si pour Freud (1914) le travail de remémoration des souvenirs est favorisé par le transfert positif, il souligne l’enjeu du « transfert hostile ou excessivement fort », qui de ce fait nécessite le refoulement et où « la remémoration cède aussitôt la place à l’agir » (p. 191). Le transfert est répétition et suscite une résistance majeure au travail de remémoration. L’acte répété tient lieu de souvenir et élargit le domaine de ce qui devrait être remémoré ; mais il témoigne d’une résistance de transfert ou tout aussi bien d’une résistance au transfert et s’oppose de ce fait à la visée de la remémoration qui est l’insight.
Entre la répétition comme résistance et la répétition comme fondement de la nouveauté s'inscrit l'expérience du transfert dans ses aspects à la fois narcissiques et objectaux. La visée du travail interprétatif consiste justement à dépasser cette tendance à la répétition de l’identique, qui certes préserve des angoisses de mort et de non-représentation, mais au risque d'engendrer les figures de la fermeture et de l'immobilité ; il s'agit en fait de susciter un écart dans cette intention d'omnipotence, afin de favoriser au contraire la répétition du même et ouvrir ainsi la voie à de nouvelles productions psychiques. Cette contradiction est au cœur d'un malentendu fondamental dans tout travail psychique.
C'est cet enjeu de la répétition, du transfert et de l'interprétation que Freud anticipe avec ces remarques sur l’importance du transfert négatif et de l’acte, qui remettent en cause la fonction mutative de la remémoration. Cette problématique renvoie à la possibilité de sortir d'une situation traumatique sans signification pour l'insérer dans une histoire humaine et de passer ainsi d'une temporalité circulaire à une temporalité en spirale (M. Baranger, W. Baranger et J.M. Mom, 1988). Elle concerne en fait la finalité du processus analytique et les difficultés rencontrées autant dans l'instauration que dans l'élaboration de ce processus.
On sait que pour Freud l'interprétation des résistances créées par le transfert devait permettre de passer de la répétition agie à la remémoration de ce qui est oublié et refoulé ; Freud (1914) donne une définition précise : "Le transfert n'est lui-même qu'un fragment de répétition et…la répétition est le transfert du passé oublié, non seulement sur le médecin, mais également sur tous les autres domaines de la situation présente" (p.190). D'où l'importance accordée par Freud à une "tactique" interprétative qui doit suivre "pas à pas" toutes les manifestations transférentielles. Mais Freud a découvert progressivement que l’insight dépendait non de la remémoration mais de la qualité du transfert et des possibilités de transformation de l’acte en représentations. C’était ouvrir le domaine des recherches sur les enjeux des mécanismes de défense psychotiques, déni et clivage du moi, auxquels Freud s’est attaché en introduisant ses hypothèses sur la deuxième topique et la dernière théorie des pulsions.
D’où la conclusion critique, à la fin de son œuvre, dans « Constructions dans l'analyse », où Freud (1937) note : « La voie qui part de la construction de l’analyste devrait se terminer dans le souvenir de l’analysé ; elle ne va pas toujours aussi loin. Bien souvent on ne réussit pas à amener le patient au souvenir du refoulé. En revanche, en conduisant correctement l’analyse on obtient chez lui une conviction assurée de la vérité de la construction, ce qui du point de vue thérapeutique a le même effet qu’un souvenir recouvré » (pp. 69-70). Et il se demande alors comment « un substitut apparemment imparfait » peut produire quand même un « plein effet » et laisse la question ouverte pour une « recherche ultérieure ».
Nous pourrions considérer ce tournant comme l’équivalent de la remise en cause de sa neurotica, par la perte du fondement de la vérité en analyse. Cette recherche a eu lieu et plus d'un auteur a souligné l'impossibilité d'une résurrection intégrale du passé parce que le refoulé, ou le clivé, ne sont jamais équivalents à l'enseveli, à un vestige maintenu à la fois intact et inerte. Il s'agit d'un processus dynamique, où le passé, aussi éloigné, infantile ou archaïque qu'il soit, est toujours un passé actualisé dans un présent, qui interdit la possibilité de retrouver une réalité matérielle brute. De ce point de vue, il faut plutôt concevoir l'analyse comme essentiellement un travail de construction d’une vérité narrative, visant à rétablir une « cohérence » et une « continuité psychique » chez le patient. C'est prendre au sérieux la découverte freudienne de la connaissance par le processus projectif qui organise toujours la perception, ce qui conduit à la limite à supposer que le patient est appréhendé dans sa pensée et dans sa vérité à travers le contre-transfert de l'analyste.
Dans cette perspective est valorisée l'interprétation dans le hic et nunc, dans le présent de l'histoire vécue entre le patient et l'analyste : conception subjective de l'analyse, fondée sur l'équivalence entre vérité narrative et réalité psychique, qui rend caduc tout projet de reconstruction d'une vérité historique, mais qui perd de ce fait un rempart contre le risque d'interprétation arbitraire.
Perlaboration
La clinique des patients qui présentent des organisations non névrotiques vient ici approfondir un questionnement que Freud avait pressenti en introduisant le concept de perlaboration. Freud (1914) évoque au-delà de cette paire contrastée remémoration/répétition l'importance d'une « perlaboration » (Durcharbeitung), où il s'agit de « laisser au malade le temps de se plonger dans la résistance qui lui est inconnue, de la perlaborer, de la surmonter, tandis que, défiant la résistance, il poursuit le travail selon la règle fondamentale de l’analyse » (p. 195, souligné par moi). Qu'est-ce à dire, sinon que le travail interprétatif exige de tenir compte d'une temporalité propre au patient, où la dynamique du transfert, en tant que cœur du conflit, si elle fait appel à une réorganisation topique (rendre conscient ce qui est inconscient, « là où était du ça, du moi doit advenir » (Freud, 1932, p. 163), est corrélative d'une réorganisation de l'économie psychique. Si la perspective d'un changement topique fait appel à une tactique interprétative, l'objectif d'un changement économique demanderait plutôt que l'on adopte une stratégie1, qui fasse une place à la dimension d'un "temps nécessaire" à un travail psychique chez le patient, témoignant de ses possibilités d'identification à la fonction analysante de son analyste. Si la tactique permet assez facilement de situer la finalité du processus analytique en fonction de moyens à court terme, on voit que la stratégie renvoie aux « modalités » d'exercice à long terme de cette finalité : il s'agit de deux perspectives différentes dans l'évaluation du « comment » faire pour que l'introjection de l’analyste soit possible. L'objectif est de travailler sur les conditions pour qu'un "espace psychique" s'organise chez un patient, qui lui permette de retrouver un contact avec ses pensées et ses désirs, au-delà d'une intrusion possible d'autrui en raison du pouvoir de suggestion propre au transfert.
La « perlaboration » fait ici référence à cette levée progressive des résistances qui empêchent l'insight d'être effectif et de produire un changement. Dans « Inhibition, symptôme et angoisse », Freud (1925) décrit cinq types de résistance que l'on peut ramener au poids conjugué ou conflictuel des résistances du ça, du moi et du surmoi. Les résistances de transfert s'inscrivent dans les résistances du ça, qui correspondent à "l'attraction des prototypes inconscients sur le processus· pulsionnel refoulé" (p.274) : ces résistances du ça renvoient aux représentations psychiques précoces qui souvent persistent même après l'analyse des résistances du moi et la suppression des contre-investissements.
L'interprétation des résistances de transfert comporterait ainsi un « reste » que Freud s'est essayé de comprendre après 1920 pour expliquer les obstacles « durables » à l'achèvement du travail analytique. On connaît ses réflexions sur le « roc biologique » dans « L’analyse finie et l’analyse infinie », (Freud, 1937c) correspondant au refus de la féminité dans les deux sexes ; il se réfère aussi à une hypothèse davantage descriptive qu'explicative : la viscosité de la libido, qui renvoie à une « fidélité » excessive de l'investissement objectal, et participe en fait d'une « inertie psychique », d'une absence de mobilité des investissements. Les résistances de transfert, fondées sur les possibilités de déplacement apparaissent ainsi susceptibles de non-déplacement, ce qui peut justifier la nécessité de distinguer le transfert, fondé sur la différenciation des imagos. et l’investissement transférentiel, plus massif et plus indifférencié, témoignant de la prégnance du fonctionnement psychotique et de la non-mobilité psychique (E. Kestemberg, 1981). La valeur structurante de l'objet, dans sa fonction de liaison, serait ici en fait déterminante pour affronter ces risques de "viscosité" et "d'inertie", qui peuvent transformer en fait les résistances de transfert en résistances au transfert, et maintenir le règne de la répétition mortifère.
Ces recherches font écho à tous les travaux sur les enjeux du concept d’enactment dans le monde anglo-saxon. Le concept d’enactment a été introduit il y a quelques décennies par Theodore Jacobs (1986) et a été depuis une référence importante dans différentes écoles psychanalytiques. Il s’agissait de montrer comment dans l’analyse classique le transfert du patient peut entraîner chez l’analyste une réaction contre-transférentielle inconsciente correspondant à un agir dans le comportement ou dans la parole ou inversement comment l’impact du contre-transfert de l’analyste peut intervenir dans les agirs du patient. Ce phénomène clinique peut ainsi être induit soit par le patient, soit par l’analyste ou être réciproque.
Ces réflexions rejoignent celles de Jean-Luc Donnet (2005) qui a introduit l’hypothèse d’un agir dans le comportement ou la parole pouvant susciter un contre-agir chez l’analyste. Il a proposé une théorie générale de la mise en acte, qui n’est pas sans rappeler les enjeux de la théorie de l’enactment, comme processus de transformation entre l’agir et la parole. Tout comme les analystes anglo-saxons qui ont contribué à l’élaboration du concept d’enactment, il se réfère au concept freudien paradoxal d’agieren, à savoir l’agir comme ce qui à la fois favorise et empêche le processus analytique. La répétition du transfert est aussi bien un agir qu’un processus de transformation : le concept d’enactment renvoie à un processus entre une « mise en acte » et ce que nous pouvons comprendre comme une « mise en scène », de l’agir à un travail de représentation. De ce point de vue les discussions sur les traductions possibles du terme anglais enactment, mise en acte et/ou mise en scène, pourraient être comprises comme une question théorique impliquant le concept lui-même. Comme le souligne Donnet (2005), « l’insistance sur une perspective transformationnelle conduit à ne pas tant se préoccuper de la significativité de l’agir que de sa nécessité processuelle, c’est-à-dire de sa place dans l’économie transféro-contre-transférentielle de la situation analysante » (pp.42-43, souligné par moi).
Dans cette perspective, il est important de rappeler ce qu’André Green (1990) remarquait : « La psychanalyse n’est que relativement peu concernée par la remémoration ; son objet véritable est la temporalité » (p. 947). C’est déjà ce que l’enjeu de la remémoration dans la névrose et l’importance de l’après-coup pouvaient souligner. Freud a souvent lié cette possibilité aux souvenirs ou fantasmes de l’époque du langage verbal entre deux et cinq ans. Mais il s’est aussi interrogé à la fin de son œuvre sur les souvenirs qui pouvaient dater de l’époque de la naissance jusqu’à deux, ans avant l’apparition du langage : «A partir des psychanalyses de personnes individuelles nous avons appris que les impressions les plus précoces, enregistrées à une époque où l’enfant était à peine capable de parler, manifestent à un moment quelconque des effets à caractère de contrainte, sans que ces impressions elles-mêmes soient consciemment remémorées » (Freud, 1934-1938, p. 209).
Cette problématique évoque la nécessité dans ces cas de construire la possibilité d’un après-coup et d’un accès à l’histoire vécue et remémorée. Une remarque de Freud dans le fameux article de 1914 en donne une indication : « S’agissant d’une sorte particulière d’expériences vécues extrêmement importantes qui se situent dans les tout premiers temps de l’enfance [et dont] le plus souvent aucun souvenir ne peut être éveillé […] leur retour dans les rêves est un sujet [qui] requiert tant de prudence critique et apporte tant d’éléments nouveaux et déconcertants » (p. 189). Une mémoire du rêve pourrait contribuer aussi à la mémoire diurne du souvenir remémoré, mais alors n’y a-t-il pas un risque de perdre le fondement de la vérité historique ? Dans un article remarquable sur la mémoire du rêve, Sara Botella (2013) nous permet de comprendre davantage le conflit épistémique dans la théorie freudienne et d’approfondir les enjeux de la remémoration dans la cure en situant la fonction topique et économique des deux mémoires. Il faut supposer que le souvenir remémoré est issu de la même contrainte à décharger que le rêve : « Se souvenir serait lui aussi à comprendre en tant que travail endohallucinatoire et non seulement comme la découverte des vestiges du passé » ; la différence entre rêve et mémoire réside surtout dans leur degré de régrédience. Le souvenir propre à la remémoration diurne ne peut atteindre qu’une régrédience limitée et à l’opposé le rêve n’a pas cette limitation : « C’est sa pleine qualité endohallucinatoire qui lui donne accès à des zones mémorielles pour ainsi dire, situées au-delà du souvenir représenté » (p.164). La mémoire du rêve vient ici compléter les acquis de la mémoire diurne et permet de comprendre ce que Freud évoquait de la conviction hallucinatoire consécutive à la construction en analyse et des traces mnésiques sensorielles échappant à la remémoration. C’est aussi une approche permettant de donner une place à la mémoire du rêve dans sa fonction, non d’accomplissement de souhait (réalisation de désir) infantile, mais de « tentative d’un accomplissement de souhait » (S. Freud, 1932, p.111), de liaison et de maîtrise des traumatismes infantiles précoces et des expériences d’effroi sans images et sans langage. De ce point de vue cette idée conforte l’hypothèse d’Haydée Faimberg (1987) de la validation de nos constructions par la résolution d’une énigme transféro-contre-transférentielle.
La dimension de la transitionnalité est un processus inhérent à la cure qui peut permettre de résoudre les apories à propos de la construction/reconstruction et de la vérité en psychanalyse : l'opposition entre vérité narrative et vérité historique n'est pas directement superposable à l'opposition réalité psychique et réalité matérielle. La réalité matérielle est en fait une construction du sujet selon l'hypothèse de la primauté de l'hallucination de la satisfaction et contient dès lors une dimension de vérité narrative. Inversement la réalité psychique est également fondée sur des faits historiques et leur possible reconstruction, tout comme l'hallucination de la satisfaction se figure à partir d'éléments provenant de la perception et de la réalité matérielle. Malgré la falsification des souvenirs, Freud a maintenu l’importance d’une référence à la réalité événementielle.
D'où l'impossibilité en fait de distinguer réalité psychique et réalité matérielle, bien qu'il soit fondamental de maintenir leur différenciation, tout comme de conserver l'articulation entre vérité narrative et vérité historique. Or n'est-ce pas la dimension de la transitionnalité qui détermine justement le lieu où une telle dialectique est possible sans qu'il soit nécessaire de se poser la question de l'origine : intérieur ou extérieur, passé ou présent, construction ou reconstruction. Le travail analytique ne peut mieux se définir que par la proposition d'un jeu qui permet de sortir de la répétition du fait même d'une dialectique possible entre le champ de l'illusion et celui de la désillusion. A cette seule condition peut se constituer le sens qui est ici corrélatif de la découverte d'un objet trouvé/créé. La remémoration dans la cure suppose de ce fait de dépasser le clivage freudien entre la mémoire diurne et la mémoire du rêve et de maintenir l’articulation entre remémoration du souvenir, répétition de l’agir et perlaboration des résistances, conditions essentielles pour une ouverture à la dimension de la temporalité et de l’historicité.
Références
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