[restrict]Rencontres SPP 2022 : « émergences de la sexualité infantile dans la cure ». Un parfum d’Œdipe
La rencontre :
Aurore est coincée au fond du fauteuil. Ou plutôt elle s’y cramponne. Elle pourrait être prise par une envie irrépressible de fuir. Derrière ses lunettes, elle a du mal à soutenir mon regard.
Les expressions qui me viennent sur le moment pour la décrire me semblent significatives de mon contre-transfert : elle n’est ni jolie, ni moche, habillée passe-partout, la fille que l’on oublie, qui passe inaperçue. Elle ne me parait pas particulièrement sympathique. Je ne peux pas dire qu’elle me touche, elle m’agace plutôt.
Je me demande ce qui m’agace. Le discours, la mise en scène. Celle d’une petite chose fragile à laquelle on a fait beaucoup de mal…
Ce contre-transfert inhabituel m’interroge sur la haine que je peux d’emblée héberger ce qui révélerait un fonctionnement projectif massif et peu tempéré. Mais l’agacement ressenti pourrait aussi être de nature plus névrotique, l’idée d’être bernée par une mise en scène hystérique de facture « Sainte n’y-touche »
[1]… J’oscillerai entre ces deux versions qui me paraissent toutes les deux représentatives de modalités différentes de son fonctionnement psychique.
Mais la fragilité des assises narcissiques sont au-devant de la scène au premier acte de notre rencontre.
Elle veut parler mais la situation la trouble et elle dit perdre le fil de ses pensées. La peur l’envahit et la domine. Je suis pour elle un objet dangereux. Toute rencontre est dangereuse.
Pendant plusieurs semaines j’essaie juste de l’accueillir dans la réalité, de lui montrer que j’ai une existence propre, que je suis un objet réel et non fantasmatique. J’ai souvent l’impression d’être face à une enfant qui en séance ne sait plus démêler le vrai du jeu.
Je réponds à ses questions, je parle lentement comme pour ralentir le flot de ses propres pensées et calmer le petit animal apeuré dont j’ai parfois le sentiment qu’il voudrait passer au travers des murs, disparaitre.
Nous nous apprivoisons. Je commence à entendre ce qu’elle me raconte et elle s’installe un peu plus au fond du fauteuil. Nous convenons d’un cadre à une séance par semaine en face à face.
La demande :
Aurore est agrégée, très impliquée dans son travail, et parallèlement elle a repris des études universitaires. Bien que passionnée elle se sent totalement illégitime. Dans le cadre d’un de travail recherche elle fait une observation dans un service de néonatalité et elle en est bouleversée. C’est en partie ce qui motive sa venue car cela accentue son malaise. Elle se questionne beaucoup, au travers de l’observation des bébés sur ce qu’elle a pu vivre elle-même toute petite.
Après sa naissance, sa mère a repris très vite son travail : à moins d’un mois elle était placée chez une nourrice avec qui elle a encore aujourd’hui des liens forts. Son frère ainé avait été gardé à la maison bien plus longuement mais ce maternage avait été éprouvant pour la mère car c’était un bébé qui pleurait beaucoup. Pour sa naissance à elle, l’accouchement avait été terrible et la mère l’aurait ensuite rejetée, bien qu’elle ait été, à l’inverse de son frère, un bébé facile, placide et bon dormeur.
Elle a le sentiment d’être une usurpatrice dans tous les domaines de sa vie, une image d’elle-même très négative avec des moments terribles où, en quelques secondes, elle perd tous ses moyens, elle « devient moins que rien », elle a le sentiment que « la terre s’ouvre devant elle » et qu’« elle meurt instantanément » car « en vérité elle n’a pas le droit d’exister ».
Cela me fait penser à la fois à une forme de surmoi extrêmement cruel et exigeant et à une jouissance masochiste et secrète qu’elle cultiverait à ses dépens.[2] Ce serait ainsi une tentative infructueuse de récupérer des angoisses de dépersonnalisation intenses touchant aux fondements narcissiques du Moi. La honte domine et l’envahit, elle plonge dans un gouffre, un état second où elle perd tous ses moyens.
Elle me raconte qu’elle a passé deux ans sur le divan d’un analyste qui la recevait en principe une fois par semaine, mais qui pouvait annuler la séance au dernier moment, la faire attendre longuement à l’extérieur, la recevoir très en retard pour la garder seulement quelques minutes etc… Elle quittera cet analyste autour d’un de ces événements qu’elle vit comme un ultime abus de sa part. Sur le seuil alors qu’elle lui annonce qu’elle ne reviendra pas, il lui répond que vraiment elle n’a rien compris à l’analyse.
C’est plusieurs années après qu’elle vient frapper à ma porte avec beaucoup de réticences. Je reconnaitrai la réalité du trauma vécu dans le contexte de cette fin d’analyse et l’affect partagé de ce désarroi auquel je peux m’identifier constitue un point de départ dans l’alliance thérapeutique, un préalable pour elle.
Par chance avant cet analyste elle en avait rencontré un autre à Lyon pendant quelques années, suite à la séparation d’avec son premier compagnon alors que son fils était âgé de 18 mois. Cela fait plus de 10 ans qu’elle a quitté Lyon mais chaque année elle lui envoie ses vœux et il lui répond. Elle en garde un souvenir éperdu de reconnaissance, que j’entends dans une dimension quasi-fétichiste [3] (un certain nombre d’objets sont ainsi figés dans une version très idéalisée, notamment anciens instituteurs et professeurs auxquels elle s’est identifiée ce qui a constitué un moteur dans son inscription professionnelle). Cet analyste était de la SPP et elle a donc recherché quelqu’un de la même école. Mais avoir le label n’est pas suffisant pour qu’elle soit en confiance…
L’évolution du cadre :
Je m’aperçois rapidement des limites que constitue pour cette patiente le face à face car elle me semble à la fois rester suspendue aux expressions de mon visage dans un effort constant d’adaptation, et en même temps fuir mon regard sans doute trop pénétrant et intrusif pour elle[4], capable de la dissoudre. Dans ce dispositif, elle me semble être empêtrée dans un fonctionnement identificatoire adhésif (Meltzer) qui ne lui permet pas d’associer librement et de déployer les différentes tonalités pulsionnelles du transfert.
Je lui propose, au bout de quelques mois, lorsqu’il me semble qu’un transfert de base est suffisamment bien installé, un cadre d’analyse classique. Elle panique et de fortes réticences liées à son expérience passée, à ses multiples engagements de vie et à l’aspect financier sont mobilisées. Je lui propose de repousser cette décision à plus tard et d’arrêter nos rencontres dans l’attente. Elle réalise alors qu’elle aurait du mal à renoncer au processus engagé. Nous nous mettons d’accord sur deux séances hebdomadaires (dans un premier temps), sur le divan, avec un aménagement du tarif.
Bien sûr, cela est périlleux, et je m’attends à chaque instant à avoir un retour de la haine mettant en péril le transfert de base. Cela ne tardera pas : des états de colère mêlés à des désirs de fuite se manifestent régulièrement sous la forme de blocage de la communication autant verbale que visuelle (elle peut ne pas du tout me regarder ni m’adresser la parole en début ou fin de séances). Dans ces moments-là, elle se ferme et une tension intérieure bouillonnante est perceptible. Je peux souvent imaginer qu’elle ne reviendra pas mais elle est très respectueuse du cadre et elle s’y raccroche.
Par ailleurs elle présente souvent des tremblements manifestes des jambes, d’intensité variable et elle peut se plaindre aussi de maux de ventre, de sensation de chaud ou de froid pendant les séances ce qui témoigne à mon avis d’une excitation non liée, provoquée par la séance, qu’elle a du mal contenir. Dans ces moments-là j’ai pu observer que le silence accentue un état de désorganisation; j’interviens alors davantage, souvent dans un esprit de réassurance narcissique, au sens de Catherine Parat, par exemple en associant avec les éléments d’un rêve qu’elle a apporté ou en proposant des liens avec des séances précédentes, ou bien seulement en manifestant ma compréhension au travers d’une interjection et je perçois, parfois, un effet instantané d’apaisement [5].
Le cours de la cure :
Sa hantise est de ne plus avoir de place. A chaque vacance, (en particulier au moment de la rentrée scolaire alors que son emploi du temps change et que l’horaire des séances pourrait être impacté), elle pense que je pourrais ne plus la recevoir, l’abandonner, que notre travail pourrait s’arrêter du jour au lendemain… Cette angoisse est récurrente et envahissante, même si elle s’atténue au fil des mois.
Elle peut exprimer lors d’une séance : « A chaque petite coupure, j’ai peur que ça s’arrête… je n’arrive pas à me sécuriser… les coupures réactivent quelque chose »
Paradoxalement elle impose un arrêt de la totalité des vacances scolaires d’été à notre travail sans que cela lui pose question.
Elle est très mal à l’aise dans son corps. Un corps érogène qui aime et recherche le plaisir mais dont elle a honte et qu’elle cherche à cacher, à masquer, par son poids (bien qu’elle ne soit pas du tout obèse)), par ses vêtements, par sa manière de se faire oublier.
Le dégoût est très présent dans son discours et je l’entends comme témoignage de la sexualité infantile, présente, active, cherchant à tout prix l’issue [6]. Le dégoût s’exprime par rapport à son corps, à sa personne, à son rapport à la nourriture. Mais aussi par rapport au corps de son père, dont elle me transmet une image d’impotence liée à son poids, à sa lourdeur (alors que je comprendrais des mois plus tard que ce retraité continue de s’occuper de ses terres et de cultiver seul un grand jardin potager et un verger).
Le regard de la mère, dans son souvenir d’enfant et actuel, est très dur, décapant à l’égard du père et d’elle-même. Elle les aurait mis, à son grand désespoir, dans le même sac : celui des gros, qui mangent trop, et… qui aiment lire !
De manière générale, la mère de l’enfance se présente comme quelqu’un de très exigeant, régentant la famille avec autorité et assignant à chacun sa place. Il lui parait quasi impossible encore aujourd’hui, d’avoir un avis différent du sien.
La mère considérait que sa fille était comme elle, c’est à dire « pas féminine, pas jolie, pas intéressée par le sexe »… Il lui était difficile de ne pas se conformer à l’image que sa mère lui renvoyait, elle ne pouvait aller contre son avis.
Elle était déjà adulte, habitant loin de ses parents depuis plusieurs années et mère elle-même, quand un jour, elle a osé mettre une robe puis des talons… « finalement il ne lui est rien arrivé, la terre ne s’est pas écroulée… » Mais aujourd’hui encore, elle peut « avoir du mal à l’assumer, c’est comme si elle s’offrait… »
Elle a décidé avant notre rencontre de participer à un cours de danse du ventre ; malgré les encouragements du professeur elle n’y parvient pas. Elle se sent ridicule, monstrueuse et trouve confirmation de ses craintes dans les propos anodins de son entourage.
Pourtant ce corps elle a envie de le sentir vivant et vibrant ; alors elle cherche des aventures extra conjugales sur le net. Elle n’en a ni honte, ni culpabilité par rapport à son conjoint, du moins au début de la cure. Là encore se manifeste le signe d’une sexualité infantile égocentrée et sans altérité : ces hommes ne devraient pas être considérés comme des rivaux pour son mari car ils n’existent pas réellement à ses yeux.
L’avidité de son oralité est très forte ; elle mange pour se remplir ainsi que par gourmandise ; elle mange aussi pour se conformer à ce qu’elle imagine qu’on attend d’elle, « elle est la grosse de service et doit remplir sa fonction »: une sorte de dévouement sacrificiel pour que les autres n’aient pas besoin eux de trop manger !
Petite, elle avait un comportement compulsif : elle volait dans le porte-monnaie de sa mère. Elle ne pouvait s’en empêcher et conservait ensuite cet argent dont elle ne savait que faire, à part s’acheter quelques bonbons ; mais les sommes prélevées étaient beaucoup plus conséquentes que le coût d’achat de petites gourmandises. Sa mère ne se rendait pas compte à priori de ces vols.
Pour ma part je l’interprétais comme l’envie de lui voler ses organes génitaux ou ses réserves d’enfants, tout en le gardant pour moi car je pense qu’elle n’était pas en mesure d’entendre une telle interprétation ; peut-être était-ce un moyen pour moi de me raccrocher à ma propre organisation œdipienne, une forme de défense face à l’étrangeté de la situation telle qu’elle raconte l’avoir vécue.
Il était impossible pour elle de reconnaitre ce qu’elle avait fait. Son frère l’avait surprise une fois en train de prendre de l’argent dans le porte-monnaie de sa mère, mais même là, prise sur le fait, elle n’avait pu admettre la réalité [7]. Elle a arrêté ses larcins du jour au lendemain lorsqu’elle est venue en internat à Toulouse pour le lycée.
On voit bien là l’installation d’un clivage du Moi avec en parallèle un clivage des objets. D’un côté la gentille petite fille soumise, docile, excellente élève et de l’autre l’inavouable voleuse, menteuse. Du côté des objets les mauvais, exigeants et terrorisants avec l’imago maternelle comme prototype et de l’autre des objets idéalisés comme sa nourrice, certains professeurs ou thérapeutes. D’autres encore non qualifiés en tant qu’objet total comme ces hommes rencontrés sur le net. L’accès à l’ambivalence et à l’altérité parait bien compromis.
Cette situation s’apparente à ce qu’Annette Fréjaville décrit comme « une soumission idéalisante … une dépendance avide et passive envers une mère omnipotente… l’investissement de l’objet est narcissique avec effacement de l’altérité et déni de tout tiers…. Lorsque la triangulation ne dégage pas des investissements fusionnels de la dualité, le sexuel infantile reste au premier plan, dans sa crudité » [8].
Tout cela ne l’a pas empêché de faire des études qui l’ont menée à obtenir très jeune l’agrégation et d’être investie dans son travail. Elle a été mère vers 25 ans une première fois puis après la séparation d’avec son premier conjoint elle a reconstruit une famille avec un nouveau compagnon duquel elle a eu un deuxième fils. Ayant repris des études depuis quelques années, elle mène de front vies familiale, professionnelle et étudiante.
Il n’en demeure pas moins que chaque jour est une épreuve car elle a en permanence le sentiment de ne pas être à sa place, de ne pas être capable, suffisante. Bien qu’elle adore enseigner et se sente à l’aise en classe, elle se restreint aux 6e et 5e estimant que pour préparer le brevet les élèves doivent bénéficier d’un professeur plus compétent qu’elle (alors que le rectorat lui a confié des missions d’encadrement).
Toutes ses réussites personnelles et professionnelles ne lui apportent que peu de satisfaction et surtout ne la rassure pas sur sa valeur et ses compétences propres. Sa fragilité narcissique, sa mauvaise opinion d’elle-même font qu’elle essaie en permanence de se couler dans le désir et les attentes de l’autre. D’où pas mal de déboires en amitié où après une période fusionnelle un décalage s’installe car elle n’ose pas se positionner et se sent inauthentique dans la relation qui finit par s’effriter.
Mouvement du printemps, deux ans et demi après les premières rencontres :
Je voudrais, de façon plus précise, partager avec vous au fil de quelques séances, un moment particulier de ce travail où a émergé la dynamique œdipienne. Ce mouvement a permis que se créent des fils ténus et parfois perdus mais qui donnent à la suite de la cure un déroulement plus cohérent et moins chaotique. Et surtout Aurore devient progressivement plus apaisée, confiante dans le processus analytique et régulièrement plus assurée dans sa vie.
Il m’a semblé que cette émergence était contemporaine d’un autre mouvement par lequel son agressivité à mon égard devenait progressivement plus consciente.
Précisons :
Dans le transfert il me semble être au départ, et pour longtemps, en position maternelle toute puissante, celle qui peut accueillir et rejeter suivant le caprice de son bon vouloir. Je suis aussi la part idéale, le bouchon narcissique, fétichiste auquel elle s’identifie y compris dans son nouveau projet professionnel. De manière régulière des latéralisations du transfert [9] s’installent qu’elle finit par me révéler, convaincue qu’elles vont provoquer ma colère et mon rejet.
Par exemple elle consulte une thérapeute travaillant sur « les histoires de vie ». Elle me le cache un certain temps puis avoue, terrifiée par cette trahison qui lui encombre la tête… tout en sachant par ailleurs que cela n’a rien de rationnel et qu’il ne risque pas de se passer grand-chose… (Comme quand sa mère l’accompagnait rendre visite à un de ses professeurs adoré et qu’elle l’attendait patiemment dans la voiture ?)
Lors d’une séance suivante, elle m’annonce qu’elle a participé à un entretien familial pour son plus jeune fils.
Elle a peur que j’en : prenne ombrage ; peur de décevoir ou de m’agacer ; que ça me rende agressive.
Je dis : je pourrais en être jalouse ? (comme la mère aurait pu l’être de la nourrice ?)
Elle : non je ne crois pas parce que ce n’est pas le même travail ; mais c’est plutôt la crainte par rapport à la psychanalyse qui me parait fermée et dogmatique… (une manière de s’autoriser à attaquer l’imago maternelle ?) peur que vous soyez en colère et que je le sente. Peur de vous décevoir et que vous me déceviez… tout en sachant que je suis en train de m’emballer toute seule…
Dans cette même période des éléments œdipiens apparaissent.
- C’est un élément sensoriel qui amorce ce mouvement ; je l’ai intitulé « parfum d’Œdipe » ; il témoigne à mon avis d’une inscription psycho-corporelle précoce :
Son père est grand amateur de vin et a fait une formation d'œnologue. Alors qu’elle fait un séjour chez ses parents, pour la première fois en goûtant un vin elle reconnait un parfum ; c’est comme une évidence alors qu’auparavant elle n’avait jamais rien discriminé. Elle pensait qu’elle en était incapable… C’est plutôt une jolie découverte. Son père a évoqué des cerises noires et la nuit suivante elle a rêvé de cerises. Elle se sent alors envahie et se dit qu’elle n’arrive pas à tenir une distance de sécurité avec lui.
- Quelques séances plus tard apparait une scène primitive d’une teneur particulière :
Petite, elle s’interposait entre ses parents qui se disputaient beaucoup et très violemment. « Elle avait peur que ça dégénère, comme si avec elle c’était atténué, sans risque… »
Je souligne que : c’est une manière de prendre une place entre ses parents.
Elle n’est pas d’accord. Elle avait "le sentiment de jouer le rôle de paratonnerre : je vais griller mais je vais sauver la maison. »
On entend autour de ces termes particuliers « griller », « paratonnerre » la violence de la sexualité infantile que ce fantasme essaie tant bien que mal d’organiser afin de protéger un Moi fragile.
Je me demande ce que cache cette scène ? Le refoulement d’une autre où elle aurait été le témoin d’une scène primitive sadique de laquelle elle aurait été exclue et dont elle a nié la possibilité du seul fait de sa propre existence ? On peut deviner sous ses habits de victime la toute-puissance cachée à laquelle elle n’a pas renoncé. N’est-ce pas cela qui m’agace lors de nos premiers contacts ? Cette « sainte n’y touche » à qui on ne donnerait pas le bon dieu sans confession ?
Elle qui s’interpose entre ses parents pour les empêcher de se déchirer comme une offrande sacrificielle. Elle poursuit en racontant la fascination exercée sur elle par le rôle de Charlotte Gainsbourg dans un film où elle joue une femme sous l’emprise d’un homme sadique auquel elle ne peut résister et qu’elle va rejoindre abandonnant la nuit son jeune enfant et habitée pour cela d’une intense et mortifère culpabilité.
Cette érotisation de la culpabilité renvoie à ce que Benno Rosenberg évoque à propos du masochisme moral.[10]
Lorsque sa mère la convoquait enfant pour la réprimander, elle manquait « mourir ou s’évanouir de terreur » au moment de la rejoindre…
La séance se poursuit.
Je dis : ce que vous dites c’est que vous aviez une certaine forme de jouissance à être dans cette place…
S’ensuit un long silence
Puis : Ça m’a heurté ce que vous avez dit. J’ai pas l’impression que ce soit vrai…
Le complexe d’Œdipe m’a toujours interrogé car je ne pouvais pas imaginer désirer mon père. Sa proximité m’était insupportable. Alors que mon frère ou ma mère c’était possible.
C’est peut-être plus complexe… j’entends la polysémie…que ce que je pensais… Mon père dans son avidité que je sois comme lui, c’était pour moi effarant.
Quand il y avait des conflits entre mes parents, j’avais tellement peur. Je croyais que me mettre entre c’était calmer le monstre… Mais peut-être que j’avais d’autant plus peur que je n’étais pas à ma place…
- A la séance suivante, elle déploie un pan de théories sexuelles infantiles :
A la sortie de la dernière séance un sentiment euphorique. Idée que tout se mettait en place et s’organisait, comme une révélation.
Depuis 20 ans que j’entends parler de psychanalyse, le complexe d’Œdipe je me dis que ce n’est pas pour moi.
J’ai toujours pensé que ça ne me concernait pas ou alors de manière détournée, passant par mon frère, que c’était plutôt une métaphore.
Quand vous avez parlé de la place que j’occupais, ça m’a dérangée, mais en même temps pas si longtemps que ça. Je devais être prête à l’entendre. Je suis restée plusieurs heures pleine de cette séance, euphorique.
Quand j’étais enfant, j’étais convaincue que ma naissance avait arrêté les relations sexuelles entre mes parents. Elle avait un regard tellement méprisant sur mon père et sur le corps de mon père que cela me paraissait impossible qu’ils aient des relations sexuelles en dehors du fait d’enfanter. Et ma mère avait tellement souffert lors de ma naissance qu’elle ne voulait plus accoucher…
Au moment de ma séparation d’avec mon premier compagnon, j’ai su par mon père qui était venu m’aider, que eux aussi avait des problèmes de couple et que ma mère venait de décider de se faire enlever le stérilet car elle ne voulait plus avoir de relations sexuelles avec lui… ce qui voulait donc dire qu’elle en avait eu jusque-là !
J’étais associée à mon père dans le regard de ma mère : les gros, les lents, les lecteurs… Ce qui me contrariait car tout ça ne plaisait pas à ma mère… J’arrive pas à croire que j’ai voulu plaire à mon père…
Pourtant je dois bien reconnaitre que mon compagnon actuel a beaucoup de points communs avec mon père y compris sa corpulence.
Ma mère, comment la considérer comme une rivale car elle en avait rien à faire de lui. Et puis après son accouchement elle ne voulait pas me voir. J’ai pensé que j’aurais pu la tuer en naissant ou qu’elle-même aurait pu me tuer.
Mais une question apparait qui me parait témoigner d’une capacité nouvelle à se décaler de l’emprise de ces scénarios : « Qui s’est préoccupé de savoir si elle était en état de m’accueillir? » Cette pensée fait qu’« elle se sent moins en colère, y compris contre moi ». (manière de reconnaitre ses sentiments négatifs à mon égard !).
Voilà la fin de cette séquence que je vous ai relaté au travers d’éléments qui m’ont paru significatifs.
L’été passe et elle remarque à l’automne suivant qu’une certaine souplesse semble commencer à s’inscrire dans son fonctionnement psychique.
La semaine dernière, je suis arrivée deux minutes en retard à une réunion de service ; je me suis excusée et installée tranquillement sans que cela ne choque personne, sans que le ciel me tombe sur la tête…
Et là aujourd’hui en arrivant à la séance j’ai osé aller aux toilettes. Cela fait trois ans que je viens et plusieurs fois j’en aurais eu besoin. Mais ce n’était pas envisageable ; j’imaginais que cela allait vous contrarier, vous froisser, vous mettre en colère, que peut-être vous alliez venir me chercher et ne pas me voir dans la salle d’attente et en être agacée. Alors que là j’y suis allée simplement, parce que c’est fait pour ça et que j’ai le droit de l’utiliser…[11].
Je suis au milieu du gué, le paysage bouge. C’est infime. Je ne pourrai pas faire comprendre ça ailleurs qu’ici. Pourtant c’est comme une révolution. Je suis plus assurée et rassurée. »
Les imagos parentales terrifiantes se dégèlent, elles retrouvent une mobilité, sont éclairées de plusieurs point de vue et se colorent de teintes un peu plus nuancées. Le rapport à la réalité se transforme: « je crois que dans ma tête c’était pas clair que les choses pouvaient être justes pour semblant; par exemple je croyais que ma mère pouvait me tuer en me regardant; c’était une sensation diffuse mais la peur était réelle… »
En dehors de la cure, elle se sent de plus en plus tranquille dans sa vie familiale, amicale et professionnelle. Elle constate qu’elle se positionne tout autrement. La relation avec son compagnon se modifie aussi. Elle comprend quelle a pu être la souffrance de celui-ci lors de ses aventures extra-conjugales et que cela laisse des séquelles dans leur couple. Elle reprend des liens avec sa belle-famille avec qui elle s’était fâchée. Progressivement les mécanismes d’isolation des affects et le clivage du moi s’assouplissent. Les motions agressives et sexuelles commencent à se lier.[12]
En conclusion :
Cette patiente m’est apparue au départ d’une fragilité narcissique extrême avec des moments récurrents de dépersonnalisation. Elle me semblait sur un fil, jouant la funambule en gros sabots de bois. En même temps elle savait faire preuve d’une sensibilité et d’une acuité dans la perception de ses mouvements internes et d’une grande finesse d’expression verbale qui m’ont fait croire en la possibilité d’une analyse. La prégnance de sensations telle que le dégoût et la honte m’ont mise sur la voie d’une névrose infantile mal constituée et comme en attente d’une reprise de développement. Il m’a paru significatif que la question de l’Œdipe émerge à partir d’une sensation olfactive témoignant de son inscription corporelle.
Trois ans et demi après nos premières rencontres un chemin a été parcouru qui a permis au travers de la dynamique transférentielle de saisir le poids de la sexualité infantile sur le fonctionnement mental… Une confiance partagée dans le dispositif a créé un objet commun et introduit une tiercéité au sein de la relation adhésive et passionnée mise en place par cette patiente[13].
Les changements constatés n’auraient certainement pas pu avoir lieu sans le travail psychique préalable effectué avec ses deux analystes précédents. Il n’en demeure pas moins que cette cure n’en est qu’au début et que le chemin vers une relative tempérance ne sera pas un long fleuve tranquille !
[1] cf La Sainte-Nitouche de Rabelais dans Gargantua signe la présence du charnel et de l’oralité
[2] Andrée Bauduin : « Psychanalyse de l’imposture », 2007, PUF; Chapitre: « Variations sur le thème d’être mangé »
[3] E Kestemberg: « La relation fétichiste à l’objet » ; RFP 2-1978, PUF
[4] Geneviève Haag « La sexualité infantile dans ses rapports avec l’oralité » ; conférence publique SPP 2014
[5] Il me semble que s’effectue ainsi au fil de la cure une qualification des affects accueillis; cf C. Parat « L’affect partagé », PUF, 1995.
[6] Freud, 1935, « Fragment de l’analyse d’une hystérie », Cinq psychanalyses, PUF, 1966, ( p18/19)
[7] Freud « Deux mensonges d’enfants » (1913) in « Névrose, psychose et perversion » PUF 1973
[8] A. Fréjaville « Le sexuel infantile et la constitution de l’objet », RFP 2016-1, PUF
[9] Gibeault A., Guedeney C, Kestemberg E. et Rosenberg B., « Transfert latéral et névrose », RFP 2009/3, PUF
[10] B. Rosenberg « Masochisme mortifère et masochisme gardien de la vie »
monographie de psychanalyse , PUF, 1981 : « Le masochisme moral feint d’avoir des idées impersonnelles et vise en réalité le père œdipien; … il feint la désexualisation alors qu’il resexualise les relations d’objets. »
[11] Suite du discours de la patiente qui n’est pas sans effet de séduction sur la psychanalyste :
…c’est étrange qu’il y ait des endroits où l’on puisse parler de ce genre de choses; c’est à la fois de si petites choses , si infimes, c’est presque rien. Qui pourrait comprendre en dehors d’un cabinet de psychanalyste que c’est si important ? J’ai remarqué que quand je pense à vous ou à venir ici il y a une forme d’anxiété qui s’est levée. J’ai une représentation de vous nettement moins effrayante que ce que j’ai eu par moment. Je me rendais bien compte que ce n’était pas la réalité mais j’avais vraiment peur.
Il y a déjà eu des moments où j’étais plus apaisée, ça va peut-être revenir? même si j’ai l’impression d’avoir franchir un cap? Je croyais que le culpabilité c’était ontologique chez moi, que je ne pourrai jamais m’en débarrasser; je vois bien que ça s’allège. Ça me semble envisageable aujourd’hui d’avoir ressenti des choses enfant pour mon père et que ce ne soit pas condamnable…
[12] Par la suite il y a eu des régressions à des états plus désorganisés, déclenchées notamment par des agirs de sa part ou de la mienne, qui ont pu ensuite être analysé; le chemin pour se rétablir à un autre niveau de fonctionnement psychique est relativement rapide.
[13] E. Kestemberg,« le personnage tiers », Cahier du 13ième, 1981, repris dans « La psychose froide » , 2018, PUF
Références bibliographiques :
Bauduin A. « Psychanalyse de l’imposture » 2007, Paris, PUF.
Chauvet E., « Jeux interdits, « jeu » impossible : quand la sexualité adulte vient heurter le sexuel infantile », RFP 2008-3, Paris, PUF.
Chervet E. « Réflexions sur la dramatisation » RFP 2015-5,Paris, PUF.
De M’uzan M. « Contre transfert et système paradoxal »; RFP 1976-3, Paris, PUF.
Fréjaville A. « le sexuel infantile et la constitution de l’objet » RFP 2016-1, Paris, PUF.
Freud S., (1905),« Cinq psychanalyses », 1966, Paris, PUF.
Freud S.,(1913),« Deux mensonges d’enfants », in« Névrose, Psychose et perversion. » 1973, Paris, PUF.
Freud S. (1914),« Pour introduire le narcissisme » in « La vie sexuelle » 1969, Paris, PUF.
Freud S. (1915), « Deuil et mélancolie » in « Métapsychologie », 1968, Paris, PUF.
Freud S. (1915) « Pulsions et destins des pulsions » in « Métapsychologie », Paris, Gallimard.
Freud S. (1905) « Trois essais sur la théorie de la sexualité », 1962, Paris, Gallimard, (Idées).
Gibeault A., Guedeney C., Kestemberg n et Rosenberg B., « Transfert latéral et névrose », RFP 2009/3 (reprise cahier du 13ème, « Le personnage tiers », 1981.), paris, PUF.
Haag G. « la sexualité infantile dans ses rapports avec l’oralité » , conférence publique SPP, 2014.
Kestemberg E. « La psychose froide », 2018, Paris, PUF.
Parat C. « L’affect partagé », 1995, Paris, PUF.
Rabelais « Gargantua », 1532.
Rosenberg B. « Masochisme mortifère et masochisme gardien de la vie », Monographie de psychanalyse, 1981, Paris, PUF.
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