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Christian Delourmel - Rapport au colloque annuel de l’Institut de Psychosomatique (IPSO), 2017.
Introduction
Si, comme le disait Freud, « L’expérience nous a enseigné que la thérapie psychanalytique, la libération d’un être humain de ses symptômes névrotiques, inhibitions et anomalies caractérielles, est un travail de longue haleine » (Freud, 1937, p. 231), la pratique contemporaine de la psychanalyse nous enseigne en effet que c’est un travail aléatoire dont rien ne garantit à l’avance le succès, et qui parfois même échoue. Ce fut le cas de l’analyse de la patiente dont je vais parler. Comme on va le voir, le travail analytique s’est heurté chez cette patiente à une résistance opiniâtre où « tous les déroulements, relations et répartitions de forces se sont avérés inchangeables, fixés, figés » (Ibid, p. 257). Le « démoniaque » de la compulsion de répétition « qui se défendait (dans cette cure) contre la guérison par tous les moyens » (ibid), relevait-elle seulement chez cette patiente du masochisme et/ou à la conscience de culpabilité comme l’avançait Freud ? Ou bien faut-il faire l’hypothèse que l’intensité de « la résistance provenant du ça » dans ce cas témoignait d’une réaction thérapeutique négative relevant du travail du négatif dans son vertex déstructurant, c’est-à-dire de l’effet de l’infiltration du psychisme de cette patiente par une pulsion de destruction à prédominance autodestructrice qui lui barrait toute possibilité d’évolution élaborative ?
Ce cas difficile a sollicité de façon vive mon contre-transfert fantasmatique et affectif. Et je me suis interrogé tout le long de cette cure – et je continue à le faire – sur la part prise dans l’irréductibilité des résistances opiniâtres de cette patiente à l’action de l’analyse, par mes défenses contre-transférentielles et celles d’une forte « résistance provenant du ça », propre à cette patiente. Je continue également à m’interroger sur l’impact des vertex fantasmatique et affectif de mon contre-transfert sur son vertex théorique, c’est-à-dire sur mes commentaires et sur les hypothèses théoriques auxquels je me réfère dans ces commentaires. Il me semble que c’est en gardant un certain degré d’indécidabilité à cette question qu’il est possible d’approfondir ces questions. Je vais donc développer mon propos en maintenant la tension dialogique entre ce double questionnement.
Clinique
Blanche avait quarante-neuf ans au moment où elle prit contact avec moi, sur les conseils de l’analyste (qui prenait sa retraite) avec qui elle suivait une psychothérapie depuis près de vingt ans, à raison d’une séance de trente minutes par semaine. Ce collègue, psychiatre et analyste, lui avait prescrit des médicaments et l’avait hospitalisé et traité lui-même dans sa clinique pour la dépression qu’elle avait faite en cours de la psychothérapie. A la suite de cette dépression, et devant l’aggravation de ses difficultés de nature phobique diffusant sur l’ensemble de ses activités, elle mettra un terme à son activité d’enseignante (français, latin, grec). Cette activité sera remplacée par une activité administrative qui lui permettra d’éviter le contact avec les élèves. Quelque temps après, décès de son père (1990). Peu après, on lui découvre un cancer du sein : elle demandera d’étendre la mastectomie à l’autre sein, « pour être tranquille ».
Depuis, cette femme qui, semble-t-il, n’avait pas de liaison amoureuse ni de vie sexuelle, vivait relativement confinée chez elle. Elle me parla facilement de sa vie d’enfant, dont elle n’avait aucun souvenir heureux. Son enfance et son adolescence avaient baigné dans un climat de violence entretenu par les colères brutales et imprévisibles de son père dont elle fit un portrait de tyran familial, écrasant sa mère plutôt effacée et déprimée chronique, et par la violence physique et verbale de son frère aîné (dix ans). Dès la première rencontre, je fus sensible à une impression de sécheresse induite par sa voix réduite à un mince filet atone, une impression renforcée par son aspect physique : grande, un peu courbée, très maigre, des cheveux gris, pas de fond de teint, des habits purement fonctionnels. Au vu des premiers éléments dont je disposais à la fin de cette première rencontre, je n’avais pas vu autre chose à faire que de poursuivre la psychothérapie, ce que je lui avais dit. Comme elle habitait à 100 kms de Rennes, je lui conseillais d’aller voir un psy dans sa ville. Quelque temps après, elle me téléphona pour reprendre RV avec moi. Elle avait rencontré trois psychothérapeutes, mais me dira-elle, « je n’ai pas senti le contact que j’avais senti avec vous, c’est pas la même chose ». Elle ajoutera : « j’avais senti ce contact dès mon premier appel téléphonique, avec votre voix ».
Après quelques instants pendant lesquels elle me regarda avec intensité, elle me dit « Je veux m’en sortir, docteur ». Je m’étais senti très remué, avec en un éclair le vif sentiment que se jouait un destin dans ma réponse. Me passa par l’esprit l’idée que cela sera une analyse ou rien, et je lui dis : « D’accord, mais cela ne pourrait être qu’une analyse à raison de trois séances par semaine ». Elle me donna son accord, immédiatement, sans aucune réticence, et je sentis l’élan d’espoir qui accompagna sa réponse. J’étais surpris par ce que je venais de lui proposer, car c’était en contradiction avec mes réticences premières. Quand je lui fis cette proposition, J’avais à l’esprit la question que je m’étais posée sur la part prise dans le statu quo chronique de cette longue psychothérapie par les effets de cette « double casquette » assurée par son psychothérapeute. J’avais aussi à l’esprit l’évolution qui commençait à être prometteuse de la cure d’une patiente borderline commencée quelques années avant. (patiente dont j’avais parlé au colloque de Saint-Malo 2013). D’autre part, en lui proposant une analyse, j’avais une vague intuition, que mon « consentement m’avait été en quelque sorte arraché depuis une nécessité intérieure (du fait) d’une identification inconsciente de cette patiente à une figure de mon passé, d’un moment de son histoire à un moment de ma propre histoire » (Rolland, 1998, pp 121, 122). Ce sera seulement dans l’après-coup que cet élément contre-transférentiel m’apparaîtra plus clairement.
Dès le début s’installa un état de séance dominé par un discours véhiculant des souvenirs d’enfance centrés sur la violence de son père. Si elle redoutait sa présence, elle redoutait aussi ses absences qui pouvaient durer de longs mois (il était commandant sur un paquebot). C’était pendant une des absences de son père qu’elle était née. Elle avait six mois quand son père était revenu à la maison. Il était reparti peu après. Les absences paternelles entrainaient de fréquentes absences de sa mère : pendant que son père « faisait le singe sur la mer » (sic), sa mère profitait des escales dans des villes européennes pour le rejoindre. Ses frères, livrés à eux-mêmes pendant ces longues absences, s’étaient mis à boire pendant leur adolescence, et la frappaient. Le cadet se livra à des attouchements sexuels sur elle. Elle se laissait faire pour éviter les coups. Ce frère cadet se suicidera quelques années plus tard. Son frère aîné, alcoolique chronique, sera plus tard poursuivi par la justice pour des malversations financières. Un jour, elle avait quatre ans, son père lui avait ramené un ours en peluche acheté en Amérique. Elle le jeta. Depuis elle refusait tout ce qui pouvait venir de son père, jusqu’à son nom, auquel elle se sentait étrangère, et son prénom qu’elle n’aimait pas parce que c’était le prénom de sa grand-mère paternel et que c’était son père qui l’avait choisi. Ce refus s’étendra plus tard à l’héritage assez important qui lui revint à la mort de ses parents, et à tout cadeau, venant de quelque personne que ce soit.
Ce refus s’exprimera dans la cure par un rejet, souvent teinté de mépris, de mes interventions. Ce rejet sera encore plus radical à l’égard de celles qui visaient à la décentrer un peu de son discours manifeste, et/ou à introduire une ébauche de questionnement ouvrant sur son inconscient. Comme par exemple, quand je relevais, sur un mode interrogatif, le nom de « nounours » qu’elle avait donné à son chien, ou bien le « votre père qui faisait le singe sur la mère ». Pendant toutes ces années, c’est avec une grande fréquence que j’entendrais : « en sortant de la séance, j’avais déjà tout oublié de ce que vous veniez de dire ». Ou bien en cours de séance : « je ne comprends rien à ce que vous me dites » ou « j’ai déjà oublié les mots, l’idée ». Ou bien encore : « quand vous l’avez dit, ça fait en moi comme une illumination, puis plus rien, le vide habituel ». Ces oublis concernaient aussi souvent ses propres propos : « j’ai pensé l’autre jour à..., mais j’ai déjà oublié ». D’autre part, il lui arrivait parfois de commencer une séance en disant : « aujourd’hui, c’est comme si je venais pour la première fois ». Parfois une de mes interventions déclenchait un rire spasmodique, violent, qui interrompait une ébauche associative. Ce rire, qui la secouait des pieds à la tête pendant plusieurs minutes, l’obligeait à s’assoir sur le divan. Ces décharges affectives brutales la laissaient dans un état de vide douloureux. Elle éprouvait aussi ce vide dans la rue en venant à ses séances, quand son regard dans une vitre lui renvoyait son image qu’elle percevait comme étrangère. Ce vide, dira-t-elle « c’est un sentiment de néant, d’inexistence, l’impression d’avoir une partie morte en moi. Je suis comme une méduse, pas d’accrochage, rien ».
Je percevrai contre-transférentiellement assez vivement au début de l’analyse les effets de ce vide sous la forme d’une sidération psychique. Souvent à cette époque me venait à l’esprit en l’écoutant une image de paysage enneigé, lugubre, accompagnée par une phrase intérieure récurrente « la paix (de la mort) règne à Varsovie ». Fallait-il donc que moi aussi je n’existe pas pour qu’elle puisse supporter ma présence ? Malgré ces effets, j’arrivais quand même à me représenter l’état quotidien de terreur de la petite fille qui avait fini par se rétracter sur elle-même pour survivre dans un univers familial chroniquement aussi violent.
La fréquence répétitive en séance des souvenirs des scènes de violence de son enfance me faisait mesurer la violence de l’excitation activée en elle par la situation analytique, et comprendre le sens défensif de cet état de « non-vie, qui n’est pas la mort » comme elle le qualifiera elle-même plus tard. L’immobilisation, le gel, la stérilisation du processus analytique avait sans doute pour fonction de parer à une excitation dont la menace était à la mesure de sa privation des moyens pour la symboliser primairement et secondairement, c’est-à-dire pour lui donner un destin représentationnel. Il y aura cependant des moments répétés d’ébauches associatives, qui me donnaient à chaque fois un peu d’espoir.
C’est ainsi qu’un jour cette patiente, qui rêvait très peu, me fit le récit d’un rêve la figurant en coiffeuse. Elle associa sur le métier qu’elle voulait faire quand elle était adolescente, et qu’elle-même interpréta comme un rêve référent à sa féminité. Une autre fois, elle commença une séance en me faisant part d’un fantasme qu’elle venait d’avoir en venant à sa séance. Dans ce fantasme, elle avait deux grenades dans les mains et des gendarmes l’arrêtaient. Mais cette tentative de défense contre sa destructivité interne par l’élaboration d’un fantasme transférentiel ouvrant sur la culpabilité, et témoignant d’un moment d’utilisation de l’objet, dans le sens de Winnicott, fila à la trappe habituelle du « j’ai déjà tout oublié ». Il en était de même pour les ébauches associatives véhiculant des souvenirs d’enfance, dont le contenu latent concernait des tentatives d’élaboration des fantasmes originaires et du conflit œdipien comme nous le verrons dans les séquences de séances que je rapporte plus loin. À chaque fois, ces ébauches associatives était suives d’un état d’excitation douloureuse qui réactivait la défense par la neutralisation, le gel de la pensée, la « désertification psychique ». L’assouplissement partiel de son système défensif dont témoignaient ces ébauches associatives libérait une excitation insupportable qui renforçait ses défenses.
Après quelques années de ce régime, ne voyant toujours pas d’ouverture durable, je me demandais quelle était la part prise dans cette situation d’impasse par une intolérance au dispositif classique. Après bien des hésitations, je lui avais alors proposé de poursuivre le travail en face-à-face (quatrième année d’analyse). Mais au lieu de s’améliorer, cet état de chose empira : au lieu d’assurer une fonction d’étayage à la fonction de représentation, la vue de la personne de l’analyste semblait plutôt avoir un effet de séduction traumatique. Si le divan activait l’angoisse d’abandon, le face-à-face semblait activer l’angoisse d’intrusion.
Devant cet état de fait, nous nous étions mis d’accord au bout de quelques mois de face-à-face pour revenir au dispositif classique à trois séances par semaine. Je vais maintenant rapporter deux séquences de séances, se situant dans le cours de la treizième année de l’analyse, qui vont permettre de suivre les mouvements et les processus de répétition mortifères en jeu dans cette cure, mais aussi d’identifier un moment d’ébauche, fragile, d’ouverture.
- Première séquence (début de la treizième année d’analyse)
Au cours d’une séance où elle évoquait une nouvelle fois sur sa vie douloureuse d’enfant par laquelle elle expliquait raisons du rejet de son père et de sa famille, j’avais mis en rapport son intérêt récent pour le russe et l’italien avec les ports de ces pays où le bateau dont son père faisait escale. Je lui avais demandé si c’était au cours de ces escales que sa mère rejoignait son père, et j’avais ajouté : « ce que je vais vous dire va sans doute vous surprendre : je crois que vous avez aimé votre père ».
Quelque temps après, au début d’une séance, elle s’était recroquevillée sur le divan et enfoncée dans un silence opaque. Elle avait fini par en sortir en disant : « une idée m’est venue hier soir. Le fait de la dire avec des mots entraîne en moi une difficulté extrême. Je voudrais pouvoir, comme dans les livres de science-fiction, me faire disparaître pour me reconstituer ailleurs. La pensée, c’est que ma mère a pu aimer mon père ». Après un silence, elle avait ajouté : « ça va me faire revisiter mon histoire ».
Quelques temps plus tard, après s’être plainte, au début d’une séance, du soleil et de la chaleur qui l’ « écrasaient » et la laissaient « sans pensée », un état qui la « désespérait », elle avait associé sur des vacances d’été de son enfance : « C’était un moment où mon père était à la maison. Je me sentais obligée de m’immobiliser en permanence, de peur de déclencher une catastrophe. Je craignais les accès de colère de mon père, imprévisibles, brutaux. Pour moi le soleil, la chaleur, ça m’évoque l’impression de dissolution de cette famille. Quelque chose d’accablant, qui ronge de l’intérieur, comme des termites dans une maison : tout-à-coup, tout s’effondre ».
Séance suivante :
Elle : « J’ai eu une pensée, mais ce n’était pas dans votre salle d’attente, c’était bien avant de venir. La pensée, c’est ce qui s’est passé hier au cours d’un téléphone avec une amie qui prend des cours d’italien avec moi. C’est comme si, dans l’échange avec elle, j’aspirais sa substantielle moelle. Cela doit renvoyer à ma mère, au fait que j’ai dû aspirer sa substance. Un crime. Après ce téléphone, j’étais dans un état de vide. Pourtant, il y a eu hier des moments d’activité qui ont été pour moi synonymes de vie. J’ai fait des courses, j’ai eu des échanges avec des amis. Mais, le problème, ça a été après : une excitation en moi que je ne supporte pas, qui m’a accablée. Et après, comme après le téléphone avec mon amie, le vide, la tristesse. La tristesse, pour moi, c’est cet état de vide, d’accablement, de mort, ou plutôt de non-vie, car ce n’est pas tout-à-fait la même chose.
Moi : « Qu’est-ce qui vous intéresse dans l’italien ? »
Elle : « je prends des cours d’italien, et aussi de maths, surtout de maths. L’italien, c’est dans la suite du latin, ça m’intéresse de comprendre comment on est passé du latin à l’italien. Et puis, j’aime beaucoup l’Italie. L’allemand, j’ai pas le temps pour le moment, mais je vais bientôt reprendre mes cours ».
Moi : « Et les maths ? »
Elle : « Oh, les maths ! J’étais très forte en maths, jusqu’en troisième, c’est l’année où mon père a pris sa retraite et qu’il est venu à plein temps à la maison. L’année qui a suivi, ça a été l’effondrement en maths. En fait, J’ai décidé récemment de prendre des cours de maths. C’est intéressant, par exemple, avec les théorèmes, je peux comprendre la distance d’un pont ».
Moi : « Et le latin/grec ? »
Elle : « J’ai fait ces études parce que c’était le choix d’une amie. Et puis, le latin, c’est une langue morte, je devais m’y trouver en sécurité. L’italien, c’est une langue vivante, qui se parle. C’est là que j’ai des difficultés, dans le parler, car je n’ai pas de problèmes avec la grammaire, avec les mots à apprendre. Pour moi, mes cours d’italien, c’est le passage d’une langue morte à une langue vivante ». Après un silence : « je ne sais pas où vous voulez m’emmener avec toutes ces questions. C’est maintenant le vide en moi. Cela s’est refermé, inexorable. C’est la même non-vie. Je ne vois pas l’intérêt de ces questions que vous avez soulevées, j’aurais pu en parler avec n’importe qui, ça n’a vraiment pas d’intérêt, je me sens tuée, vous m’avez tuée ».
Séance suivante :
Elle : « Toutes ces histoires de latin, d’italien, de téléphone avec quelqu’un d’agréable, c’est une affaire de communication. Or, il faut que je coupe la communication, il faut qu’elle n’ait pas existé. Le danger, c’est d’écouter, ou de parler, car c’est pareil pour moi, c’est une destruction. Quand je parle à quelqu’un, devant quelqu’un, en public, rapidement les mots disparaissent, les pensées s’effacent. Pour prendre une image, qui n’est pas de moi, c’est comme me déchirer les entrailles avec mes doigts ». Silence pendant quelques minutes, puis : « je me tais parce que je me suis absentée ».
Moi : « Pour aller où ? »
Elle : « Nulle part, dans le vague, dans le brouillard ».
S’installe de nouveau un silence, lourd, épais, compact, pendant lequel je m’absente moi aussi, avec des pensées et des phrases bizarres qui me traversent l’esprit. Je sors de cette torpeur, avec une courte phrase en tête : « jouer avec l’inceste ».
J’interviens : « Vous évoquiez la phrase “je me déchire les entrailles avec les doigts” en disant que ce n’était pas de vous. »
Elle : « C’est de Corneille, dans Horace, les imprécations de Camille, c’est une image de guerre civile ». Pendant qu’elle revient sur le danger de parler, je me souviens des vers de Corneille que, comme tous les lycéens de mon époque, j’avais appris par cœur : « Rome, l’unique objet de mon ressentiment, Rome qui m’a pris mon amant... ». De son coté, elle poursuit : « c’est comme en italien, après quelques phrases banales, sans intérêt, je m’arrête, car si je continue, c’est le noir en moi, il n’y a plus rien, plus de pensée, plus de mots ».
Moi : « Le danger, vous pensez que c’est dans le contenu de ce que vous dites, ou plutôt dans le fait de parler ? »
Elle : « Dans le fait de parler. Il y a une sorte de juge qui s’apprête à faire rouler sur moi une grosse pierre pour m’écraser, m’écrabouiller. Tout s’aplatit en moi, c’est de la destruction, il n’y a pas d’effusion de sang. C’est comme dans certains dessins animés, ça disparait d’un coup. C’est comme si je n’avais jamais existée. Par exemple, dans le train en venant, il y avait une femme avec son bébé, et moi à coté, je lui ai proposé ma place en lui disant : « prenez les deux places, pour que votre bébé puisse dormir ». Il y avait à coté un monsieur qui a repris la phrase que je venais de dire, une phrase tellement banale. Cela m’a fait un choc. Cette reprise en écho, ça a donné comme un sens à ma phrase ». Après un silence, elle ajoute : « si on ne me regarde pas, si on ne me porte pas d’attention, ce que je dis est nul. Mais si on m’écoute et qu’on porte attention à moi, ça me fait peur et tout s’efface. Parler, pour moi, c’est une épreuve, même un simple coup de téléphone au vétérinaire pour un RV pour mon chien ».
Revenant quelque temps après sur ses difficultés de parole, elle ajouta : « être nue, symboliquement, par la parole, c’est bien pire que d’être nue physiquement. Je pense à ma mère qui me criait « tais-toi », j’avais l’impression que parler c’était détruire toute la famille. En fait, c’est un faux souvenir, ma mère ne m’a jamais dit cela, ça doit être l’image de ce que je vis. Ma parole, ça rebondit sur moi, car l’autre est un mur. Mais si l’autre est un mur avec des trous, alors là, c’est la destruction. Je ne supporte pas que ma parole puisse avoir un son ; il faut que cela s’efface ».
- Deuxième séquence de séances (quelques mois plus tard)
Elle commença une séance en racontant une scène où elle va avec une amie chez une dame à qui cette amie a apporté un cadeau que la dame refuse obstinément.
Elle : « J’étais énervée, énervée, énervée... J’ai mis deux jours à m’en remettre. Pourtant je n’étais pas impliquée dans cette affaire, j’étais juste spectatrice ». Après un silence, elle poursuit : « cela doit réveiller en moi des traces d’enfance ». Puis elle se lance dans un discours que j’ai du mal à suivre, qui tourne autour de questions de rejet et d’être rejeté. Ce discours s’éteint au bout de quelques minutes, puis c’est le silence. Elle finit par dire : « c’est comme d’habitude, je suis épuisée, vide, c’est comme un puits dans lequel je tombe et qui se rétrécit au fur et à mesure que je tombe ». De nouveau le silence, un silence pesant : « je me sens seule et abandonnée ».
Moi : « Il est question d’une histoire de cadeau ! ».
Elle : « C’est terrible que des choses aussi anodines puissent avoir de telles répercussions sur moi, que ça m’empêche de vivre. Je n’aimais pas quand mes parents me faisaient des cadeaux, j’avais l’impression que ce n’était jamais gratuit : je n’étais pas à vendre. J’avais l’impression que c’était comme me faire des reproches ».
Moi : « Des reproches ? »
Elle : « Le reproche d’exister ».
Moi : « Vous avez dit : “je n’étais pas à vendre”, vous pensiez que vos parents vous faisaient des cadeaux pour obtenir quelque chose de vous ? ».
Elle : « Oui, que je me taise, et que... Là, je viens d’oublier le deuxième point ».
Séance suivante :
Elle : « J’ai eu une idée l’autre jour, évidemment pas ici, mais à la station de bus : je me suis dit que le premier cadeau de mes parents, c’est de m’avoir donné la vie ». Elle poursuit, après un silence : « je m’évade, je pense à la fermeture de la bibliothèque municipale ». Nouveau silence, puis : « je pense à un chien lâché sans muselière, dans un endroit où je vais souvent me promener, c’est un chien très dangereux ». De nouveau un silence, puis : « je me sens anéantie. Comme d’habitude, je ne sais pas pourquoi je viens ici, j’en ai marre, c’est désespérant ».
Moi : « Vous avez évoqué l’idée de cadeau avec le fait de vous donner la vie ».
Elle : « Je pense à mon frère aîné dont j’ai des nouvelles inquiétantes. Ma nièce (la fille de son frère qui s’est suicidé) ne va pas bien non plus : sa maladie (maladie de Crohn) a résisté aux traitements médicaux. Elle saigne beaucoup. Ma nièce a été confrontée à des scènes où son père battait sa mère. C’était comme chez moi, entre mes parents, c’était pareil entre mes grands-parents, ça vient de loin ».
Moi : « Une petite fille qui assiste aux bagarres entre son père et sa mère, ce ne serait pas un cadeau de recevoir la vie de parents comme ça ? ».
Elle : « Ça doit renvoyer à ma conception. J’ai pensé que j’étais peut-être née d’un viol ? »
Séance suivante :
Elle : « Je pense à cette idée de viol de ma mère par mon père. Tout ça, pour moi, ce sont des mots vides, des sons sans signification. En fait, j’ai un blocage entre la réalité et le fantasme ».
Moi : « Ce retrait de signification aurait-il à voir avec cette image de rapport sexuel entre vos parents ? »
Elle : « C’est pour tout, il faut que j’oublie. C’est une difficulté que j’ai vis-à-vis de la réalité ».
Moi : « De la réalité... ou de l’idée que vous vous en faites ? »
Elle : « Je pense aux gens qui sont témoins d’un accident et qui en donnent une version différente ».
Moi : « Ce qui implique la subjectivité de ces témoins ».
Elle : « Je crois que ce serait moins difficile pour moi si mon père avait vraiment violé ma mère. Un viol, et une conception, comme un cadeau ! »
Moi : « Cela vous mettrait à l’abri d’avoir à prendre en compte votre subjectivité dans votre interprétation de viol concernant les rapports sexuels de vos parents ».
Elle : « Je pense à une lettre que ma mère m’avait envoyée quand j’avais trente-cinq ans. Outre des histoires traumatiques de son enfance, elle me disait qu’elle avait toujours subi les rapports sexuels imposés par mon père. Si elle me racontait cela, écrivait-elle, c’était pour me rendre service. En fait, je l’avais toujours su ». Elle se tait quelques instants, et poursuit : « je viens d’avoir une pensée… mais je l’ai déjà oubliée. C’est comme une impression fugitive, mais il ne m’en reste rien. Comme d’habitude, j’ai parfois des flashs, des lueurs, et puis plus rien ».
Moi : « Par contre, vous n’avez pas oublié ce que vous disait votre mère dans sa lettre ».
Elle : « Ah, ça non alors !! »
Moi : « Que pensez-vous du fait d’avoir gardé une mémoire aussi précise de cette image de votre mère subissant les rapports sexuels imposés par votre père ? »
Elle : « Sans doute parce que c’est cela qui m’a donné l’idée que ma conception était le fait d’un viol ».
Moi : « Ou bien plutôt parce que votre mère est venue confirmer une idée que vous aviez déjà ? Pourquoi cette confidence de votre mère n’aurait-elle pas subie le sort de beaucoup de choses que vous oubliez, cela a peut-être un sens ? ».
Elle : « Je vois pas du tout pourquoi ».
Moi : « Votre mère vous parlait aussi dans cette lettre de ses traumatismes d’enfant ».
Elle : « Oui ; elle avait été mise en pension parce qu’elle était orpheline de père, à la guerre de 1914. À douze ans, on l’avait accusée, à tort, d’un vol de porte-monnaie, et elle avait été renvoyée de la pension. En fait, mon grand-père n’est pas mort à la guerre, mais en 1922 de suites de la guerre, les gaz et un empoisonnement du sang. Comme beaucoup de soldats, mon grand-père avait pris l’habitude de boire dans les tranchées, pour faire face aux horreurs. Mon père l’accusait d’être la cause de l’alcoolisme de mon frère, en disant que c’était génétique. »
Après un silence, elle reprend : « Quand la sœur de ma mère s’est mariée, j’ai aussitôt ressenti beaucoup d’affection pour mon oncle. Mon père ne supportait pas cet oncle, et je me sentais bloquée entre les deux ».
Les séances qui suivront seront marquées par un retour en force de ce qu’elle qualifia de « brume ». Elle a tout oublié des séances passées, une situation « désespérante », dont elle craint de ne pouvoir jamais sortir. Elle eut cependant ce commentaire dont l’insight me surprit : « En fait, je me dis que c’est cela que je ressens à chaque fois que je suis en accord avec vous. Je ne me l’explique pas, je le constate, c’est tout ». Quelque temps après, évoquant ses parties de scrabble avec son ordinateur, elle dira : « je suis dévorée d’angoisse, dévorée, dévorée, dévorée. Etre confrontée à ces sept lettres et à l’impression que je n’arriverai pas à composer un mot. Je me sens nulle, j’ai envie de disparaître devant ce néant. Je suis comme une maison qui n’aurait pas de fondation, comme dans certains dessins animés, une maison sur le bord d’un gouffre qui se balance sur un arbre et que le vent peut souffler ».
Séance suivante :
Elle : « Dans le train j’ai essayé de me souvenir de la séance dernière. Bon, j’y suis presqu’arrivée ; mais ici ce matin, c’est une toute autre histoire. Quoique, dans la salle d’attente, j’ai repensé..., pas à ce que vous m’avez dit, parce que je le rejette complètement, pas volontairement, bien sûr. J’ai repensé à mon image de maison et de dessin animé. L’image s’est transformée, c’est devenu une image de maison sur la mer, avec ses précipices. Non, pas avec ses précipices, avec ses creux, ses vagues. » Puis : « c’est la torpeur, je me sens très, très fatiguée, mes mots s’éloignent de moi, c’est comme si c’était un étranger qui venait de parler ».
Moi : « Cette perte de contact avec ce que vous venez de dire, serait-ce lié au fait de me l’avoir dit » ? »
Elle : « L’horreur de mon père, ça doit être cela que vous représentez pour moi ». Puis elle évoque avec beaucoup de détails les difficultés qu’elle va rencontrer en allant en voiture chez une de ses amies à Deauville, et son désir et sa peur de répondre à l’invitation d’une autre amie qui vient d’avoir un petit-fils. Revenant sur ses « oublis », elle évoque le passage du film « Fellini-Roma » où les fresques s’effacent sous l’effet de l’air jaillissant à travers la percée du mur.
Moi : « C’est une image parlante ! ».
Elle : « J’aimerais mieux que cela se passe pour moi comme dans les fresques qu’on découvre un peu partout actuellement. Les fresques sont abimées, mais elles retrouvent leur éclat après nettoyage à l’eau ». Puis, après quelques minutes de silence : « j’ai tout oublié de ce que j’ai dit pendant la séance ».
Moi : « Sous l’effet du souffle qui l’a animée, de l’ouverture du mur, comme dans le film de Fellini ? ».
Elle, d’un ton surpris, teinté de cette note de mépris que j’avais si souvent perçu les années passées dans les rejets de mes interventions : « parce qu’il y a eu une ouverture ? » Puis : « Je pense à mon père, je me dis que peut-être qu’avant l’horreur qu’a provoqué sur moi son arrivée, il y avait peut-être un grand élan de ma part à son égard ».
Séance suivante :
Elle : « Il s’est passé quelque chose d’étrange. Mon amie du Maroc vient en France pour la naissance de son petit-fils. Je vais faire un cadeau à cet enfant. J’étais excitée, excitée, tendue. Je n’ai pas dormi. Et puis ça s’est calmé. C’est mardi que ça s’est passé : je suis allée dans un magasin. D’habitude, les magasins, c’est vide pour moi. Là, j’ai tout de suite vu ce que j’allais acheter. J’ai ressenti du plaisir, comme un rayonnement intérieur. C’est une amie d’enfance, j’avais onze ans quand je l’ai connue. Même si on ne se voit que de façon épisodique, c’est quelqu’un de très important pour moi. Elle m’a dit que sa fille trouvait naturel que j’offre un cadeau à son enfant ». Après un silence, elle ajoute : « le résultat de tout cela, c’est que vous n’êtes plus personne ».
Moi : « Vous voulez dire que j’existe maintenant pour vous ? »
Elle : « Ça s’est passé mardi, mais c’est mercredi que j’en ai eu conscience.Ca s’était déjà peut-être passé avant, mais je ne l’avais jamais ressenti. C’est comme un déclic. C’est un flux positif qui fait que le négatif s’estompe ».
Moi : « Le négatif ? »
Elle : « Le fait que depuis tout ce temps, vous n’avez pas réussi à me faire sortir de mon état d’autarcie. J’en sors parce qu’il y a du plaisir, c’est une transformation profonde, je ne peux pas l’expliquer autrement. Mon autarcie, ça doit être un refuge. Ce qui se passe en ce moment, ça diffuse : dans la foulée, j’ai même acheté des cadeaux pour mes petits neveux. Je pense au périphérique de Caen que je dois prendre en voiture pour aller à Deauville ; et bien, je le sens moins hostile que d’habitude, c’est dire ! Le fait que ce positif diffuse aussi sur vous, ça doit être un effet de contagion, mais qui vient de l’extérieur, de mon amie. Je ne sais pas si ça va durer, mais j’ai un peu d’espoir. Je crains cependant que le négatif reprenne le dessus et que vous retourniez à votre inexistence ».
Quelque temps après, elle commença une séance en me racontant un rêve sur lequel elle s’était réveillée le matin avant la séance, en s’étonnant de s’en souvenir. Dans ce rêve, le « Principal » du collège où elle avait jadis enseigné lui demandait mille photos d’elle de son enfance et de son adolescence, ce qui la mettait en colère. Après quelques commentaires sur ce « Principal », qui n’était pas hostile à son égard, elle associa sur deux photos de classe, l’une datant de son CP et une autre où elle avait dix-huit ans. Elle savait qu’elle devait y figurer, mais n’avait pas réussi à s’y reconnaitre. Elle ajouta : « je crois que dans ce rêve, je me demande qui je suis ».
Hélas, comme les autres fois, cette ouverture restera sans lendemain. Peu après, elle avait complètement oublié cet épisode. Elle fut très étonnée quand je le lui rappelais : c’était étranger à elle, comme si cela n’avait pas existé ! Les forces négatives avaient une fois de plus repris le dessus, et cela durablement, comme si ce moment d’ouverture marqué par l’ébauche d’une confrontation à la conflictualité œdipienne n’avait laissé aucune trace. Devant la permanence de cette fixité (cure en cours depuis plus de quinze ans), je me demandais s’il était justifié de maintenir, à vie, ce dispositif de trois séances par semaine, très lourd pour cette patiente qui habitait à 100kms. Certes, au fil du temps, s’étaient opérés des changements dans sa vie qui lui permettaient certains plaisirs- son investissement dans l’apprentissage deux langues (le russe et l’italien) qui lui donnait beaucoup de satisfaction, une plus grande liberté dans ses déplacements avec des voyages avec des amies en France et à l’étranger, plus fréquents. Mais ces changements me semblaient relever plus de l’effet psychothérapique induit par ce lien d’étayage avec un objet momifié projeté dans le transfert, garant de sa survie, que d’un authentique processus analytique dont nous avons vu la négativation quasi permanente.
C’est cette question que posait récemment Gilbert Diatkine à propos d’une patiente qui avait été pendant de longues années sur le divan et dont les bénéfices semblaient plus relever d’un effet psychothérapique induit par la relation analytique que d’un véritable processus analytique. Je cite Gilbert Diatkine : « On devrait l’appeler une psychothérapie psychanalytique, c’est-à-dire un traitement psychanalytique traitant principalement de problèmes narcissiques, utilisant surtout des « moments de rencontre », mais dans lesquels les interprétations psychanalytiques portant sur les objets internes sont peu utilisés par le patient. On pourrait donc nommer « psychothérapie psychanalytique » une thérapie où surviennent des « moments de rencontre » sans aucune « interprétation traditionnelle ». Et on pourrait réserver le terme de psychanalyse à des traitements où les « moments de rencontre » sont la conséquence d’interprétations traditionnelles. La différence entre elles n’est pas une question de cadre, mais de processus. (c’est moi qui souligne) (Diatkine G., 2010).
Là où nous en étions, il se semblait irréaliste d’envisager une issue introjective et identificatoire à cette cure. Il me fallait trouver une solution qui prenne en compte la fonction psychothérapique de son investissement transférentiel. Deux ans après cette période, donc au début de la seizième année de traitement, comme rien ne changeait, j’avais fini par évoquer prudemment la perspective de la fin de l’analyse. Je lui avais proposais dans un premier temps, de passer à deux séances par semaine, en lui disant que lorsque nous déciderions d’un commun accord de mettre fin à l’analyse, on pourrait prévoir d’abord un RV par mois pendant le temps nécessaire, puis mettre en place de RV à la demande. C’est environ un an après (dix-septième année) qu’elle m’annoncera qu’on vient de lui découvrir un cancer de l’ovaire avec métastases péritonéales. On décide de maintenir un RV téléphonique par semaine (45 minutes). L’intervention chirurgicale (plus la chimio) est d’abord un succès : disparition des métastases péritonéales. Mais quelques mois après, se déclenche un sarcome du péritoine à « évolution agressive », indépendant selon les médecins de son carcinome initial. L’évolution va être rapide. Au cours des derniers téléphones, elle me dira que nos entretiens téléphoniques l’aidaient à se préparer à la mort. Son dernier appel est de juin 2015.
Développement théorico-clinique
Je reviens d’abord à cette question de fond qui m’a habitée pendant toute cette cure : quelle part accorder dans l’évolution malheureuse de cette cure à mes moments de résistance contre-transférentielle, et quelle part accorder à la contrainte d’une organisation du psychisme chez cette patiente sous l’égide prévalent d’une intériorisation du négatif induite par la résonance amplificatrice rétroactive des effets du traumatique chronique de son enfance sur un traumatique précoce ? Je rappelle que dans ce concept d’intériorisation du négatif avancé pour rendre des échecs du travail analytique, Green fait l’hypothèse que ces configurations relèveraient de l’intériorisation du recours défensif paradoxal à la destructivité où le négatif devient dans certains cas la seule réalité pour le sujet. « Je veux dire que le psychisme a introjecté ces réactions défensives primaires comme modes de défenses inconscients, altérant l’organisation psychique et l’empêchant de se développer selon les modèles habituels du principe de plaisir, et réalisant une forme d’identification primaire négative. Témoignage d’une fragilité qui ne laisse pas d’autre choix que la répétition, les manifestations de la négativité sont devenues des introjections identificatoires contraintes ; elles sont devenues ce qu’on pourrait appeler une seconde nature, artificiellement greffée sur un psychisme précocement modifié par la pathologie et ses réactions défensives. Ces dernières finissent par s’ancrer si profondément dans le sujet qu’elles peuvent passer pour constitutionnelles, faisant partie d’une nature innée » (Green, 2010, pp. 2015 à 221).
Comme je l’ai dit dans mon introduction, c’est dans l’indécidable de ce double questionnement que je mène l’analyse de mon contre-transfert et les hypothèses théoriques que j’avance à partir des commentaires cliniques que je viens de faire. Je me limiterai dans ce texte à quelques réflexions sur mon contre-transfert et à quelques commentaires théorico-cliniques.
Réflexions sur mon contre-transfert
L’analyse de mon contre-transfert m’avait conduit à identifier à plusieurs reprises dans cette cure des moments de défense contre-transférentielles phallique-narcissique. J’en comprendrais peu-à-peu les motivations inconscientes. Mes réflexions m’avaient d’abord mené à questionner le sens de cette image de paysage lugubre enneigé et de cette phrase récurrente « la paix règne à Varsovie ». Ces réflexions m’avaient conduit à identifier des similitudes, mais aussi des différences, entre le traumatique de cette patiente et le mien que j’avais travaillé dans ma propre analyse. Mais c’est quand elle évoquera la mort de son grand-père des suites de la guerre 14-18, que je comprendrai plus clairement les rapports de cette résonance traumatique liée à une identification inconsciente entre une figure de son passé (son grand-père) et du mien (mon grand-père maternel mort en 1917 à Verdun), et des incidences inconscientes de ce décès sur mon histoire d’enfant.
J’ai fait un pas de plus récemment dans cette compréhension au moment de mon exposé de ce cas au colloque IPSO 2016. Mon discutant m’avait fait remarquer que je n’avais pas donné de nom à cette patiente, ce qui n’est pas habituel dans mes exposés de cas cliniques. Cette remarque m’avait conduit à mieux percevoir les résonances entre le refus de son nom par ma patiente, et aussi de son prénom qui était celui de sa grand-mère paternelle, avec les incidences du choix par ma mère de mon propre prénom sur ma vie d’enfant. J’avais travaillé dans ma propre analyse la complexité des liens avec la mort de mon grand-père maternel, et ses retentissements sur mon histoire d’enfant et ma vie inconsciente liés aux difficultés de ma mère à faire le deuil de la mort de son père. Mais c’est seulement à la suite de cette remarque du discutant de mon rapport IPSO, des échanges le dimanche matin du colloque IPSO, et ceux que j’ai eu ensuite avec un collègue avec j’évoquais en privé plus largement les incidences cette histoire familiale que je comprendrais que la paix de la mort qui régnait à Varsovie, était une évocation de la mort qui régnait à Verdun, et que les résonances, les similitudes et les différences entre l’histoire d’enfant de ma patiente et la mienne, entre son psychisme inconscient et le mien m’apparurent dans une plus grande complexité, mais aussi dans une plus grande intelligibilité.
Commentaires théorico cliniques
Mais par-delà mes résistances contre-transférentielles, il me fallait prendre en compte aussi une forte « « résistance provenant du ça », propre à cette patiente.
C’est dans le cours d’une dépression qui avait nécessité une hospitalisation, une dépression survenue dans la conjoncture d’une perte d’objet (la mort de son père), que Blanche avait fait un cancer du sein. C’est peu après l’annonce de la fin de l’analyse que surviennent deux autres cancers. On peut penser que ces épisodes dépressifs la réactivation par la perte d’objet d’une dépression infantile. Quelle était la nature de cette dépression infantile ? Comment en comprendre les rapports avec la pulsion de destruction ? Ces questions nécessitent le préalable d’une étude comparative entre dépression essentielle, mélancolie psychose blanche et deuil blanc.1 Je n’aborderai pas cette problématique de la dépression dans ce texte et me limiterai aux questions qui introduisent directement aux développements et hypothèses théoriques avancées dans une conférence que j’ai faite récemment à la SPP le 20 mars 2018.2
Ces oublis fréquents et massifs de mes -ou de ses- propos relevaient-ils d’un processus de refoulement ? Ou bien fallait-il invoquer un « blanc » de pensée, résultant d’un processus d’hallucination négative de la parole ? Dans le fil de cette hypothèse, ce « blanc » de la pensée répondait chez cette patiente, un « blanc » affectif (voir ce qu’elle appelle ses états de « non-vie ») et un « blanc » du corps (voir ses commentaires sur la « partie morte » en elle), indices d’un processus d’hallucination négative concernant les sensations liées à l’affect et au corps propre.
Des commentaires de la patiente sur le danger que représentait pour elle sa parole en séance – « le danger, c’est dans le fait de parler. Tout s’aplatit en moi, c’est de la destruction, il n’y a pas d’effusion de sang. C’est comme dans certains dessins animés, ça disparait d’un coup. C’est comme si je n’avais jamais existée » – m’avaient conduit à me demander si l’annulation au fur- et- à mesure de tout développement associatif induits par ces oublies massifs ne relevait pas de cette modalité défensive paradoxale, décrite par André Green dans La position phobique centrale.
Je rappelle brièvement cette notion où Green évoque des configurations cliniques dans lesquelles la négativité se porte sur la parole analytique et gèle l’association libre : « Dans cette disposition psychique de base, qu’on rencontre souvent dans la cure des états limites (Green, 2002, p 152), ce à quoi l’analyste a essentiellement affaire est la destructivité qui se porte de façon prévalente, prioritairement, sur le propre fonctionnement psychique du sujet » (Ibid, p. 163). Cette défense qui se manifeste en séance, par un évitement associatif portant sur la fonction analytique elle-même, avec le désir d’échapper à l’investigation, aurait pour visée de parer à une menace traumatique qui ne résiderait pas seulement dans le réveil d’un trauma marquant, mais dans la mise en rapport de lignées traumatiques sous l’induction du déploiement associatif, « le réveil de l’un quelconque de ces traumas entrant en résonance amplificatrice avec d’autres » (Ibid, p. 153). Plus précisément, il s’agirait de parer par cet évitement associatif à un danger induit « par la mise en résonance et correspondance entre certains thèmes dont le plein épanouissement et la réviviscence complètes dans le conscient menacent l’organisation du moi, renvoyant à des rapports de renforcement mutuel ressenti comme une invasion angoissante par des forces incontrôlables, créant une désintégration virtuelle et répondant au déchaînement d’une violence inouïe dirigée contre le Moi du patient. Ce sont bien les piliers de la vie mentale qui sont touchés, le patient ayant réussi à les tenir séparés ou à nier leur rapport avant l’analyse. Le vrai trauma consistera dans la possibilité de les voir se réunir en une configuration d’ensemble où le sujet perd sa capacité intérieure de s’opposer aux interdits et n’est plus en mesure d’assurer les limites de son individualité » (Ibid, pp. 152, 153).
Green précise que cet évitement associatif inducteur d’une mortification de la vie psychique vise à prévenir « l’attaque contre les liens, qui, lorsqu’elle existe, semble toujours postérieure à cet évitement lorsque celui-ci n’a pas réussi à empêcher les liens de s’établir » (Ibid, p. 172, 173).3
C’était donc pour parer à cette menace de désintégration psychique que Blanche se cramponnait à cette « désertification psychique » permanente induite par l’extinction de sa vie représentative et affective : ne plus penser, ne plus sentir, ne plus se sentir exister, ne plus sentir l’existence de l’autre. C’est-à-dire survivre en créant un état de blank, bien perçu par la patiente qui qualifiait son vécu « d’état de non vie qui n’est pas la mort ». Bien perçu également contre-transférentiellement (voir mes images de paysages enneigés lugubres). Et c’est sans doute aussi ce qui éclairait le danger des moments d’ouverture qui eurent lieu au cours de cette cure en se manifestant par une plus grande liberté associative. Cela permettait également de comprendre pourquoi ces moments avaient été suivis par le retour inéluctable des états de mortification psychique, où s’ancrait chez elle cette culture du désespoir. Comme on l’a vu dans les séquences apportées de la treizième année d’analyse, caractérisée par un nouveau moment de relâchement défensif, Blanche avait en effet été envahie par une excitation insupportable et des angoisses massives, avec un sentiment d’effondrement : « Je me sens nulle, j’ai envie de disparaître devant ce néant. Je suis comme une maison qui n’aurait pas de fondation, comme dans certains dessins animés, une maison sur le bord d’un gouffre qui se balance sur un arbre et que le vent peut souffler ».
Sa survie psychique était aussi assurée dans la situation analytique par la fétichisation de son lien transférentiel : l’évocation à l’identique de ses souvenirs d’enfance, qui véhiculaient de façon fixée l’image d’un père et de frères violents et pour l’un d’entre eux, incestueux, et d’une mère abandonnique, étaient l’indice de la projection dans le transfert d’une imago archaïque de mère phallique, et de sa fixité défensive à l’égard d’une excitation insupportable activée par la situation analytique. S’il lui fallait anéantir cette imago (elle m’avait dit : « le résultat de tout cela, c’est que vous n’êtes plus personne »), pour parer à l’angoisse d’intrusion, il lui fallait aussi la conserver pour parer à l’angoisse d’abandon, pour ne pas s’effondrer sous l’effet de l’excitation et des défenses paradoxales qui l’amplifiaient voir sa fidélité absolue à ses séances, elle n’en manquait aucune). En momifiant ainsi l’objet de transfert, en le conjurant, elle le fétichisait en réalisant simultanément sa destruction et sa conservation.
Est-il licite de mettre en rapport la survenue de cette somatisation et mon annonce de la fin de l’analyse ? Dans cette hypothèse, ce lien transférentiel fétichisé n’était pas seulement le garant de sa survie psychique, mais aussi de sa survie somatique.
Prospectives
C’est dans le prolongement de ces questions clinico-théoriques que j’ai tenté de d’approfondir les rapports psyché-soma dans une conférence récente à la SPP (voir la conférence déjà citée). Dans ma conférence, j’avance donc des questions et des hypothèses sur les rapports entre d’une part le fonctionnement mental, et d’autre par le système immunitaire et l’épigénome qui sont impliqués de façon prévalente dans le processus cancéreux. Je le fais à la lumière des nouvelles causalités induites par les notions d’émergence et de récursion organisationnelle qui permettent de penser l’unicité psychosomatique du sujet en respectant l’hétérogénéité des ordres du vivant. L’axe central de mon propos porte les aléas du conflit pulsion de vie-pulsion de mort et de ses modalités d’expression dans tout le spectre de la vie psychosomatique. Ce qui m’amène à avancer à la fin de mon texte l’hypothèse suivante : il n’existe sans doute aucun mouvement psychique d’intrication/désintrication pulsionnelle qui ne soit réfléchi sur les régulations des fonctionnements immunitaires et épigénétiques, et cela dans une proportion inversement proportionnelle aux capacités d’intégration psychique du sujet de ces mouvements psychiques, c’est-à-dire dans une proportion inversement proportionnelle à ses capacités de mentalisation.
L’importance centrale de la référence à la deuxième théorie des pulsions dans mon propos nécessite un préalable théorique et épistémologique concernant la pulsion de mort. En effet, le concept, épineux, de pulsion de mort a fait et fait toujours l’objet de controverses depuis son introduction par Freud dans le champ théorique de la psychanalyse. Certains auteurs le refusent radicalement. D’autres l’intègrent dans leurs approches théoriques, mais en avancent des conceptions très différentes de Freud, et très différentes entre elles, ouvrant ainsi sur des divergences qui semblent incompatibles, du moins dans une première approche. À titre d’exemple de ces divergences, les contributions de Green, Ikonen, Laplanche, Rechardt, Ségal, Widlöcher, Yorke, au premier symposium de la Fédération Européenne de Psychanalyse.4
La lecture des rapports de ces auteurs et des débats qui avaient suivi ces exposés permettent de mesurer l’importance des divergences entre les conceptions de ces auteurs, et entre ces auteurs et d’autres auteurs comme Mélanie Klein, Pierre Marty, Benno Rosenberg, etc... Ces divergences dans la conceptualisation de la pulsion de mort posent une question de fond : sont-elles l’expression d’une babélisation de cette notion, ou faut-il plutôt les interpréter comme l’expression, incontournable, de la complexité (dans le sens d’Edgar Morin et de Henri Atlan) inhérente à tout concept, psychanalytique et/ou scientifique ? Ces refus du concept, ou son acceptation comme ces divergences d’interprétation soulèvent des questions épistémologiques dont certaines sont communes à la psychanalyse et aux autres sciences. D’autres sont spécifiques à la psychanalyse.5
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