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Évelyne Chauvet
Je remercie beaucoup Martine Pichon-Damesin pour ce beau travail psychanalytique dont la richesse va nous permettre de prendre plusieurs axes de discussion :
1-Le premier axe est celui des défenses du moi dans le cadre d’une organisation névrotique, où coexistent refoulement et clivage avec déni et répression des affects.
2- À cet axe se superpose celui du traumatique inhérent à la sexualité, mais généré chez Marie par un pulsionnel brut dépassant ses capacités de contenance, entravant l’organisation de ses auto-érotismes et l’accès à une indépendance de l’objet du fait de possibilités limitées de représentation et d’investissement de la transitionnalité.
3- Le troisième axe concerne l’articulation entre les dimensions économique et dynamique, et leurs implications techniques, en particulier leurs effets sur l’interprétation, sa retenue ou sa nécessité par rapport au transfert, aux contenus, et au processus. Avec l’importance du contre-transfert dans le choix du dispositif et celui des interprétations
4- Enfin dernier axe, l’un des pivots du processus : les rêves comme voie royale de frayage de la sexualité infantile, ils sont souvent marqueurs d’une étape ou d’un tournant dans la cure.
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La perspective de l’analyse de Marie met en éveil et « en pression » sa sexualité infantile sur un mode traumatique avant même que la cure ne débute : elle la précède, l’initie, et marquera l’ensemble du processus par ses impacts sur son fonctionnement psychique.
La période de face-à-face permet déjà que se dégagent les premiers mouvements processuels. Prudente, MP est sensible, dès les 1ers entretiens, au pulsionnel traumatique à élaborer à travers le double mouvement de Marie qui cherche à la fois à partager l’excitation et à trouver un pare-excitation.
C’est un acte manqué traumatique qui constitue la scène inaugurale à l’origine de la demande d’analyse. La bousculade par inattention d’une dame âgée, suivie de sa chute, est qualifiée par Marie « d’accident ». Il prendra valeur d’actualisation : temps 1 de l’analyse, temps 2 du traumatisme infantile : une effraction, un « rentre dedans », sorte de mise en acte accidentelle sur une dame qui ressemblait à sa mère. Angoisse et désorganisation passagère montrent l’émergence des motions pulsionnelles inconscientes refoulées. Violence meurtrière et homosexualité incestueuse sont en effet convoquées avant même la rencontre avec l’analyste, augurant déjà du transfert à venir. En témoigne le souvenir activé d’un « cauchemar » ancien, effrayant où Marie allait se faire écraser par un ascenseur qui lui tomberait dessus par surprise.
À noter l’atmosphère onirique du récit de l’accident : comme un rêve réussi réveillant un rêve raté, le cauchemar, relaté en association. Inversion des positions : Marie risque d’être écrasée par un vieil ascenseur, un vieil ascendant. Avec la dimension sexuelle de monter au ciel et du rentre dedans de l’accident, qui s’associe au quelque chose qui lui tombe dessus, la scène se construit : Inceste, jouissance et meurtre, suivis de la chute, puis culpabilité et menace de punition, seraient ainsi représentés d’emblée dans ce scénario agi.
L’irruption inattendue de sa violence à l’égard d’une femme âgée effraye Marie autant que l’image paternelle qui surgit à travers la punition par « un vieil ascendant », imago effrayante et répressive menaçant de l’écraser ; là aussi condensation de l’acte érotique incestueux et de la sanction/castration.
Le contre-transfert est envahi par la charge émotionnelle qui se dégage de ce récit, et par la pression impatiente mise par Marie à être secourue. À tel point que Martine Pichon-Damesin ressent la nécessité de temporisation et d’aménagement du cadre. L’analyse sur le divan est différée pour tenter d’amortir la massivité transférentielle qui s’annonce et ne pas tomber dans le piège de la pression d’un traumatique à pister en urgence. Mouvement contre-transférentiel de retenue, pour favoriser un temps d’investissement positif de l’attente, en présence d’un objet contenant, et non effractant. Ceci peut-être aussi en réponse à la peur inscte de Marie d’être « bousculée » par l’analyste, dans un retournement du mouvement pulsionnel initial.
Une question à discuter : la nécessité de favoriser l’investissement d’une certaine passivité « non écrasante » et désexualisée, n’aurait-elle pas été envisageable de la même manière sur le divan sans passer par le face à face ? Mais pour aller dans votre sens, je retiendrai votre formulation « ne pas courir avec elle » qui indique non seulement la nécessité de ne pas se laisser embarquer dans l’excitation produite, et de ne pas fuir avec elle les irruptions d’une sexualité infantile présente dans la scène inaugurale. Mais on entend aussi l’association avec un « ne pas courir après elle », ne pas la séduire en répondant à sa demande implicite d’une relation duelle maternelle immédiate, dans un registre fusionnel homosexuel, perceptible dans ce transfert massif. Était-ce pour vous une façon de retarder la propension régressive que vous sentiez chez votre patiente, en proposant un cadre contenant de son excitation actuelle, pour favoriser un déplacement du transfert sur la parole ?
La période du FàF : Deux signifiants essentiels : « l’accident » et « sinon ».
Cet acte inaugural inscrit le signifiant « accident », surdéterminé, qui sera un fil rouge de tout le matériel qui suivit : l’extrême vigilance de Marie à tout anticiper, son appréhension d’un inattendu par inattention, son besoin de maitriser le débordement en déchargeant au plus vite l’excès d’excitation. L’on perçoit bien la tension chez elle entre la poussée pulsionnelle qui cherche satisfaction et la poussée traumatique qui cherche la voie de la répétition.
Un mot clé s’associe : le vocable « sinon », leitmotiv qui vient ponctuer et comme atténuer le choc de l’accident qui dépassait l’événement inaugural. Relevé par Martine Pichon-Damesin comme une analité en défaut, une brèche dans l’édifice d’une vie « idyllique », on entend une tentative de négation qui chercherait sans y parvenir à s’approprier un indésirable trouble-fête : « Sinon… s’il n’y avait pas eu l’accident, tout irait bien »
Phrase clé qui contient à la fois la reconnaissance des conflits liés au traumatisme et leur lissage par la dénégation. L’accident peut devenir alors pour l’analyste, une représentation d’attente, au profit d’un processus de pensée plus économique, favorisant les petites quantités, ce qui permettra de laisser de côté les affects les plus intenses et de ne pas renforcer une résistance perceptible dans ce « sinon » obstiné.
Avec le sinon, se précise un clivage narcissique du moi :
-une face lisse ou lissée, où tout est abrasé, idéalisé, a-conflictuelle, avec des investissements de bonne qualité où la parole cependant prend une forme pseudo-opératoire.
-une face plus contrastée, où l’agréable et le désagréable se contrarient, où le conflit est actif, où le pulsionnel est présent, une face plus « accidentée ». Dans cette face, la parole est habitée.
Seriez-vous d’accord pour faire de ce sinon un pont entre les deux faces clivées de Marie, un sinon nécessaire à son unité narcissique, qui montrerait que ce clivage n’est pas si étanche, et que sa fonctionnalité peut se transformer avec l’élaboration de la perversion infantile via le transfert ? Un sinon intermédiaire entre dénégation et déni : dénégation qui permettra d’accéder au refoulé (ici les désirs sexuels infantiles) tout en maintenant réprimés les affects qui lui sont liés (la honte et la culpabilité, mais aussi la haine et l’envie destructrice). Tandis que leurs traces mnésiques resteront clivées, tant que Marie n’a pas l’assurance qu’elles seront accueillis sans « représailles » ni sanction (l’ascenseur qui écrase ou le risque de perdre l’amour de l’objet).
Je reviens sur l’accident associé au sinon :
La simple reprise du vocable par Martine Pichon-Damesin a suffi au déploiement associatif et régrédient qui constituera la trame de l’organisation de la sexualité infantile de cette patiente.
La naissance des frères jumeaux est juste évoquée à ce moment-là en FàF ; la connaissance de la suite du processus de l’analyse permet d’en dégager l’importance càd le fantasme organisateur sous-jacent qui sera au coeur du travail analytique, et que je vous propose : « si seulement ces deux garçons n’étaient pas arrivés ! si seulement il n’y avait pas eu cet « accident » tout irait bien.. »
Une double naissance imprévisible, lui serait tombée dessus ; peut-être était-elle relatée par les parents comme un « accident » ? En tout cas, pour Marie, ce fut un accident, « un choc », qui la marqua profondément par une double peine, elle ne sera plus l’enfant unique de sa mère, et il lui tombe dessus l’arrivée de 2 frères, rivalité écrasante. Le traumatisme est multiple : à celui de la perte maternelle, s’ajoute la prise de conscience de la différence des sexes, de son manque, mais aussi celui de sa réponse pulsionnelle meurtrière au coup que lui a fait sa mère (trahison, abandon, déception…) Un traumatique à l’origine d’un agrippement de Marie à sa mère, elle se fait enfant sage, docile, sans désirs autres que celui d’être collée dans ses pas.
La petite fille va réprimer ses pulsions vengeresses, pour ressembler à l’ange aimé par sa mère (tous les enfants sont des anges) sans sexe et sans méchanceté, et cliver la partie d’elle pulsionnelle. La naissance des jumeaux l’aura contrainte à une séparation en urgence mais masquera la désillusion et la déception d’être une fille, l’obligeant à réprimer sa haine d’avoir ainsi été mise face à sa castration et à sa solitude. Le repli narcissique dans une bulle auto-érotique, avec un bout de tissu dont elle ne peut encore se séparer, restera un auto-érotisme de consolation ou plutôt de dépit. Un objet transitionnel qui n’a pas pu être désinvesti, dites-vous, sans doute parce qu’elle a dû en faire un usage fétichique. Objet de remplacement fétiche n’ouvrant pas sur une symbolisation et une élaboration d’un manque, il est devenu un objet de honte. Actuelle, la honte apparait alors pour la 1ère fois : « c’est un peu ridicule, mais je ne peux pas m’en passer ».
L’interprétation qui relie la défense (faire bien tout comme il faut) au bout de tissu, est acceptée comme une reconnaissance de sa difficulté à se passer de ce bout là pour investir librement son monde fantasmatique. Elle aura peut-être facilité l’évocation de sa honte de ne pas arriver à répondre à l’idéal. La honte s’accompagne de tristesse, premier affect dépressif perçu. Le niveau latent de cette interprétation du bout de tissu, et du bout qui manque, sera décondensé le moment venu, et sans doute en plusieurs temps. Il y a dans ce moment T/CT un partage d’affects dicibles, où le « faire des choses bien comme il faut », pourra frayer une voie de passage vers le souvenir :« faire des choses pas comme il faut ».
L’accident revient avec le 1er rêve de l’analyse : on retrouve, avec la douceur du divan-pouf, l’amorti « comme tentative de réparation onirique ». Rêve de tonalité légère, reprise de contact avec l’enfance, ses jeux, ses couleurs gaies, et joyeuses, peut-être hypomaniaque pour masquer l’enfant déprimé. La légèreté manifeste du rêve masque sa gravité latente : un pouf, une pouffiasse, cette mère qui a fait ces garçons turbulents, qui crient et sautent en l’air sans honte. Apparaît un mouvement vengeur contre la mère et contre les frères qu’elle écraserait volontiers. Le père est épargné ou se cache derrière le mari du rêve.
La conflictualité passivité/activité s’associe à la dualité : enfant déprimé passif-sage, et enfant joyeux-actif-agité. « La femme à l’élégance sobre » a des ambitions phalliques, veut prendre des responsabilités, conduire sa voiture. Mais être sujet actif l’expose à l’accident, à sa peur de perdre l’objet et à des sanctions pour sa mauvaise conduite.
Le choix de la passivité apparait comme une nécessité, érotisée masochiquement : se faire objet pour l’objet, à la fois pour le garder, mais aussi pour prendre la place de l’autre de l’objet. Le père assez absent du discours est néanmoins présent dans l’ombre de la mère. Marie n’en dit mot : évitement des enjeux œdipiens et des renoncements qui s’imposeraient, note MP, et en effet on verra surgir une résistance à la 1ère interprétation introduisant un tiers brouillant l’idylle transférentielle, premier écart différenciateur et séparateur: « ne pas faire de choix, ça a un coût », lui dit MP. Marie menace d’arrêter l’analyse. Premier mvt transférentiel négatif, résistance au deuil de la relation idéalisée avec l’objet transférentiel, marqué d’une violence qui signe le traumatique.
Le recours au clivage est-il venu en renfort d’un refoulement insuffisant à contenir l’angoisse de la perte ? Peut-être a-t-il été un recours défensif contre un processus de deuil, rendant celui-ci évitable tout en maintenant ouverte sa possibilité.
La régression en position passive masochiste dans le transfert, se présente comme attente réparatrice d’une relation comblante par l’analyste, un appel régressif à la mère pré-œdipienne. Est ainsi mise en avant la détresse de l’enfant, qui masque un désir coupable d’activité lié au désir d’écraser les frères dont elle est jalouse et envieuse (ce qui apparaît dans le rêve). Mais surtout, avec l’aveu des agissements sexuels masturbatoires avec les 2 frères, la position active revient à une initiative honteuse et coupable.
Martine Pichon-Damesin perçoit le refus de Marie d’accepter d’être une fille à qui « il manque un bout » et son évitement de la reconnaissance de la différence des sexes qui se cache derrière une passivité volontaire affichée et régressive. L’annulation du manque apparait à l’occasion d’une absence de l’analyste. Le père décrit comme « trop occupé », fait alors son apparition dans le discours de Marie, pour disparaître aussitôt. Ce sera la première et la seule évocation directe du père. Mais elle sera suivie d’un long silence réflexif qui amènera un courant associatif très riche : « dans mon enfance il y a des blancs » … suivent des souvenirs d’enfance, w< de plage et ce souvenir écran : la disparition de la mère abandonnant des enfants trop bruyants, qui renvoie à l’impossible fantasmatisation d’une scène primitive où la mère partirait rejoindre le père, une scène où les parents seraient ensemble très bruyants…
Marie se souvient de sa solitude de petite fille et peut commencer à élaborer une dépression d’enfant exclue, laissée seule avec ce désarroi de la disparition maternelle. Le fantasme de scène primitive apparaît au moment de vacances, Marie reprend à son compte l’absence de l’analyste: c’est elle qui part. Deux rêves vont ouvrir à l’élaboration de l’absence-disparition et du manque liés aux affects de culpabilité et de honte :
Un 1er rêve, transférentiel : une culpabilité, la police fait disparaitre sa voiture car elle n’a pas payé, il faut payer pour être là, il faut payer pour ne pas avoir fait les choses comme il faut. L’interprétation portera sur la disparition-absence de l’analyste sans nommer le transfert maternel, privilégiant l’annulation du coût : plus rien à payer. La police présente dans ce rêve, est refoulée par l’analyste, mais revient aussitôt dans le rêve suivant. Une insistance surmoïque qui fait sens : la police vient pour « l’arrêter », arrêter les activités masturbatoires, arrêter le besoin de dormir avec son bout de tissu, arrêter la pulsion.
Marie passe aux aveux… L’affect de honte intense pourra s’exprimer après ce beau lapsus : je ne pouvais pas dormir sur mes 2 lauriers, qui conduit à l’aveu du secret : elle a dormi sur ses 2 frères, les 2 lauriers de sa mère, une victoire honteuse… Remarquable association entre l’accident et les jeux érotiques, actes répétés incestueux et meurtriers ; la dimension perverse de la recherche du plaisir lui permettait de se défendre de ses pulsions agressives : la honte contre la haine, deux affects négatifs se révèlent ainsi.
Je terminerai par une remarque sur le titre choisi qui permet de reprendre la fin de votre exposé: à propos de la répétition et de la mise en acte d’une relation passionnée à connotation incestueuse, vous avez mis l’accent sur la déflagration sexuelle comme reprise d’une adolescence qui n’aurait pas pu se vivre. Vous avez sans doute bien senti ce moment d’élation juvénile et de liberté sexuelle qui s’affranchit des interdits et choisit la transgression.
Mais je ne suis pas sûre qu’il n’y ait que cela dans ce mouvement actif et agi de libération. Et c’est une question que je souhaite partager avec vous : n’y a-t-il pas aussi répétition avec l’objet transférentiel, de sa haine à l’égard de sa mère, liée à sa déception, et de son désir de vengeance agie puisqu’elle parvient à vous faire honte par l’exhibition d’une relation amoureuse érotique passionnée, où elle vous place clairement en position de spectatrice et de rivalité avec son amant, vous qui n’avez pas pu la « combler »… Sous couvert de romantisme, Jules et Jim, elle rejoue la scène avec ses frères sous vos yeux en quelque sorte, elle veut que « vous vous y mettiez » dans la scène, peut-être pour partager la honte, comme elle aurait voulu être dans la scène entre ses parents.
Puis c’est la honte qui mettra un terme et arrêtera cette relation : le jugement de l’autre, l’analyste en présence, son regard sollicité, mettra à mal l’idéal du moi de Marie et l’appel au surmoi devient la seule issue. Même s’il semble bien que la déception amoureuse concerne d’abord le lien homosexuel à la mère qui va se rejouer avec l’objet transférentiel, l’on perçoit aussi le défi au père et peut-être sa rivalité oedipienne déplacée sur sa demi-sœur, préférée du père et de la mère. Défi qui devient un appel au père pour qu’il vienne l’arrêter.
Pour terminer, on peut se demander avec vous ce qui participé de cette mise à feu ? Le transfert bien sûr est une mise à feu, que vous avez tenté d’éteindre dès le début par le cadre proposé. Comme vous choisissez de ne pas nommer le transfert maternel directement, plusieurs questions se posent en après coup : aurait-il fallu l’interpréter pour l’éteindre? fallait-il l’éteindre ? Vos interrogations sur les interprétations du transfert sont importantes, car l’on sent votre retenue. Il est vrai que la suite montre que ce passage amoureux débridé, latéralisé, et agi était « obligé », car sans sa reviviscence dans le transfert, comment aurait-il pu se perlaborer ? C’est lui qui conduit à la désillusion, à une élaboration de l’ambivalence et probablement par la suite, vous nous le direz, à un véritable travail de deuil, protégé jusqu’alors par le clivage du moi.
Parfois c’est le renoncement à l’interprétation qui ouvre la voie à la reviviscence et à la possibilité de laisser émerger les affects. D’autant qu’avec la honte, c’est le quantitatif qui domine. Cette question me semble indissociable des problèmes techniques posés par la levée d’un clivage, c’est pourquoi j’ai voulu terminer par elle.
Merci Martine pour ce travail.[/restrict]