[restrict]Samuel Lepastier - Conférence prononcée au séminaire sur les traumatismes collectifs dirigé par Eva Weil et Nicole Minazio, Société psychanalytique de Paris, le 20 septembre 2014.
Au cours de l’exposé d’aujourd’hui, je me propose d’étudier le retentissement à très long terme d’événements psychiques traumatisants. Cette conférence s’inscrit dans le prolongement du rapport de Robert Asséo et Sylvie Dreyfus-Asséo au Congrès des psychanalystes de langue française qui s’est tenu ce printemps à Montréal. Comme les rapporteurs l’ont souligné au moins pour certains, la marche vers la Shoah a pu être élaborée, de manière toute relative, en référence à 1492, année d’expulsion des Juifs d’Espagne.1
Il est admis, en histoire, que les mentalités, au sens de l’école des Annales, se construisent dans le prolongement d’événements anciens, datant parfois de plusieurs siècles. Ainsi, quand j’étais étudiant à Sciences-po, il nous était enseigné que si certains villages votaient régulièrement à droite tandis que d’autres ne manquaient non moins fidèlement d’incliner vers la gauche, il fallait remonter souvent à l’Ancien régime pour tenter de comprendre l’origine de ce choix. Il n’était pas rare, dans cette perspective, de retrouver soit un seigneur aimé et bienveillant soit, à l’opposé, un tyranneau dont la conduite avait provoqué une haine pas encore totalement éteinte deux ou trois siècles plus tard. Freud pour sa part, a souligné quelques-uns de ces retours d’un refoulé lointain. Ainsi, la frontière entre l’Allemagne protestante et l’Allemagne restée catholique à la Renaissance reproduit la ligne de partage entre la Germanie romanisée et celle qui ne l’avait pas été. Nous savons également que dans L’homme Moïse et la question du monothéisme, Freud donne comme l’une des sources principales de l’antisémitisme le refoulement du meurtre de Moïse, interprétation psychanalytique de l’accusation de déicide.2. Si un passé mythique peut laisser des traces, à plus forte raison, il en est de même pour un événement historique. En raison du succès de la pensée structuraliste, les psychanalystes qui nous ont immédiatement précédés ont souvent négligé le poids de l’Histoire dans la perception du psychisme de leurs patients. L’idée d’un analysant inscrit de manière immuable dans une chaîne signifiante lui préexistant - comme si en réalité chacun de nous été prédestiné - et n’ayant de possibilité pour advenir comme sujet que d’y reconnaître sa place était sans doute une façon de dénier le moindre poids aux événements accablants liés aux deux guerres mondiales. Passer directement de la Grèce antique ou de l’Amérique précolombienne à la clinique psychanalytique de la deuxième moitié du XXe siècle peut être perçu aujourd’hui comme une tentative désespérée d’effacer l’intolérable. C’est une idée à peine différente qu’exprime Marcel Détienne quand il écrit :
« Faire appel, aujourd’hui ou demain, à ce que tout le monde s’accorde à appeler mythe, c’est avouer, avec plus ou moins de naïveté, une fidélité désuète à un modèle culturel apparu au XVIIIe siècle, quand l’ensemble des idées reçues sur les divinités du paganisme, entre Ovide et Apollodore, constituent le domaine de la “fable”, dont la connaissance érudite et savante s’appelle alors “mythologie”. Mais il n’est aucun épisode de cette longue histoire qui autorise à reconnaître dans le mythe un genre littéraire ou un type de récit spécifique. Poisson soluble dans les eaux de la mythologie, le mythe est une forme introuvable. Il semble donc hasardeux d’avoir voulu le prendre comme objet d’un savoir rigoureux et d’en avoir annoncé la grammaire depuis les Indes Occidentales ».3
Par ailleurs, il est remarquable que les travaux de pathologie transgénérationnelle aient pris leur essor au moment où nombre de témoins de la deuxième guerre mondiale commençaient à disparaître. De plus, la plupart des auteurs qui ont abordé la question des secrets de famille privilégient dans leurs exemples cliniques, non pas ce qu’il serait convenu d’appeler de « vrais » secrets de famille (par exemple, le fait qu’un grand-père n’ait pas eu pour géniteur son père légal), mais bien davantage des fautes morales survenues dans les circonstances troubles qui ont accompagné la guerre, comme à l’opposé dans la même conjoncture, des disparitions tellement impensables qu’elles ne sauraient être figurables.
Voici moins de cinq ans, Françoise Heyrend, une de mes doctorantes, fille de compagnon de la Libération, s’est vu refuser, au motif que son projet n’entrait pas dans les axes de recherche du laboratoire, comme sujet de thèse à l’université de Nanterre, une recherche sur les conséquences traumatiques à long terme des tortures chez d’anciens résistants qu’elle se proposait de rencontrer pour s’entretenir avec eux de cette question. Elle s’interrogeait sur les raisons qui avaient poussé les survivants à se taire. Nos recherches préparatoires nous avaient amené à penser que c’était sans doute mal poser le problème. Il n’est point ici tant question de silence que de l’impossibilité de mettre en mots une expérience douloureuse délabrante. C’est pourquoi, un long temps d’élaboration est toujours nécessaire pour donner sens, dans un mouvement d’après-coup au traumatisme éprouvé. Françoise Heyrend a pu néanmoins mener à bien une thèse sur les automutilations à l’adolescence dans laquelle elle a montré de manière convaincante que, dans un nombre non exceptionnel de cas, le recours à la scarification est une répétition agie chez l’adolescent de tortures ou de mauvais traitement extrêmes subis par un ancêtre au cours de la guerre.4
D’une façon plus générale, dans ces conjonctures, en raison de l’utilisation de mécanismes pervers destructeurs, la violence subie reste longtemps inélaborable obligeant à attendre parfois une génération avant qu’elle devienne figurable et représentable. À très long terme, elle s’exprime progressivement comme fait de culture, mythe des origines constituant de l’identité de groupe. Ainsi, la communauté acadienne s’est reconstituée au XIXe siècle autour des récits du « Grand dérangement » nés de la déportation sanglante de ses ancêtres au XVIIIe siècle.5
Quelques repères historiques
L’expulsion des Juifs d’Espagne fournit un modèle satisfaisant pour étudier le retentissement à long terme d’un événement traumatique majeur.
Même s’il s’agit d’un passé quelque peu idéalisé, l’Espagne musulmane a autorisé la cohabitation des fidèles des trois religions du Livre et, ce faisant, elle a aussi assuré une bonne part de la transmission des auteurs de l’Antiquité. À l’issue de la reconquête, par les rois très catholiques, de l’ensemble de la péninsule, les Juifs sont expulsés d’Espagne. En mars 1492, le décret de l’Alhambra leur donne trois mois pour partir, sans pouvoir emporter leurs biens. S’ils il leur est reconnu la possibilité de les vendre, ils ne trouvent alors des preneurs qu’à des prix dérisoires. Finalement la date limite de départ est fixée au 2 août 1492.
Les marranes - Juifs ayant pratiqué une conversion de façade - sont apparus en Espagne dès la fin du XIVe siècle après des persécutions secondaires à des accusations de meurtres rituels. Leur nombre s’est accru après le décret d’expulsion car certains ont préféré se convertir plutôt que de quitter leur pays. Dès lors qu’ils appartenaient, au moins formellement, à la religion catholique, les « nouveaux-chrétiens » relevaient des tribunaux ecclésiastiques : l’Inquisition pouvant leur reprocher de « judaïser » en secret. Certains auteurs remettent en cause aujourd’hui la « légende noire » de l’Inquisition espagnole. S’il est impossible d’en juger, notons qu’au minimum la terreur inspirée par cette institution est née de son pouvoir de condamner, à mort parfois, des personnes non pas sur des actes, ni même des écrits, ni même des paroles, ni même des pensées, mais des conjectures arrachées au plus intime de l’être, en l’absence même de trouble à l’ordre public. Pour obtenir de tels aveux, il faut non seulement recourir à la torture, chose somme toute banale, mais de plus interpréter le sens supposé de ce que le patient révèle indirectement.6 Ainsi, celui qui n’avoue pas les fautes dont il est suspecté est nécessairement inspiré par le démon car aucun être humain ordinaire n’aurait eu la capacité de résister à la torture : c’est le maléfice de « taciturnité ».7
Progressivement, la très grande majorité des marranes quitte à son tour la péninsule ibérique pour rejoindre ceux qui les ont précédés dans l’exil.8 Il reste cependant qu’un petit nombre s’est maintenu en Espagne et au Portugal jusqu’au XXe siècle. Si une minorité a continué à « judaïser » de manière discrète et passablement éloignée de l’orthodoxie religieuse, la majorité d’entre eux se considère comme catholiques à part entière tout en maintenant un lien communautaire, comme en témoigne en particulier le choix des conjoints, aujourd’hui encore.9 Des communautés marranes existent également en Amérique du Sud.10 Les Juifs expulsés d’Espagne ont choisi différentes destinations : le sud de la France où ils se sont fondus dans la population avec la légende d’une origine juive d’une partie de la noblesse provençale comme de celle du Dauphiné. Si d’autres sont allés dans les Pays-Bas, la majorité a rejoint différentes provinces de l’Empire ottoman, parfois après un passage prolongé par l’Italie.11
Cependant, sauf quelques exceptions, les marranes vont se mêler aux expulsés pour former une descendance commune, les Séfarades, au sens strict du terme. S’il n’est pas exceptionnel que des groupes au long l’histoire aient été persécutés et exilés, il est plus rare qu’ils aient pu, tels les Judéo-espagnols, se maintenir en communautés structurées, en particulier dans les Balkans et au Maroc, en continuant à parler une langue archaïsante empruntée pour une large part au castillan du XVIe siècle auquel se mêlent des mots turcs ou arabes.12 Surtout, contrairement à l’image trop simple de marranes ayant seulement emprunté un catholicisme de façade, la pratique religieuse, prolongée parfois sur des temps séculaires, n’a pu manquer de laisser des traces profondes. Certains marranes ont vécu des expériences mystiques chrétiennes, l’exemple le plus net étant celui de Sainte Thérèse d’Avila, d’autres, les plus nombreux, ont choisi la voie du scepticisme et de la tolérance comme Spinoza ou Montaigne. Ainsi, le traumatisme ne résulte pas seulement de l’effondrement brutal d’un cadre de vie pluriséculaire, il découle aussi du conflit né du fait de porter simultanément des identifications contradictoires dont l’une vise à détruire l’autre. Son élaboration a été une grande source de richesse aujourd’hui encore pour la plupart des descendants.13 L’œuvre de Patrick Modiano, lui-même d’ascendance espagnole et italienne, l’illustre fort bien dans la mise en scène insistante d’une image paternelle tout à la fois victime et complice de ses bourreaux. Si l’évocation après-coup de l’Occupation renvoie à l’histoire du couple parental de l’auteur, elle revêt une signification plus profonde, comme le montre la continuité du style narratif quand, dans ses romans plus récents, l’auteur situe l’action dans des années bien postérieures à l’époque de la Deuxième guerre mondiale. Ce qui est décrit est bien la difficulté à se penser comme marrane. Dans un de ses romans récents, le narrateur persécuté par un couple formé par la mère et l’amant de celle-ci, est poursuivi dans ses rêves de la nuit par le grand Inquisiteur.
Après l’épreuve déterminante de l’expulsion, les Juifs d’origine espagnole ou portugaise ont été, dans leur majorité, beaucoup mieux accueillis que bien d’autres. Ainsi, en France, les « Juifs espagnols, portugais et avignonnais », qui avaient depuis 1787 joui de tous les droits civils comme Français naturalisés, sont déclarés citoyens à part entière le 28 janvier 1790 alors que les Alsaciens devront attendre plus longtemps. Même un antisémite notoire comme Edouard Drumont a une certaine tendresse pour les Juifs espagnols. Ainsi, il écrit dans La France juive :
« Réchauffé par le soleil de l’Orient, le Juif du Midi est parfois beau physiquement. Il n’est pas rare de trouver en lui le type arabe conservé presque dans toute sa pureté. Quelques-uns font songer avec leurs yeux de velours doux et caressants, un peu faux toujours, leur chevelure d’ébène, à quelque compagnon des rois Maures et même à quelque hidalgo castillan. Il faut, par exemple, qu’ils conservent leurs mains gantées, la race avide et basse apparaît vite dans ces doigts crochus, dans ces doigts toujours agités par la convoitise, toujours contractés pour le rapt ».14
Ou bien encore :
« Le Sémite religieux, celui qui se souvient encore des jours où il ouvrait sa tente pour prier aux rayons du soleil levant, le Sémite relativement tolérant aussi, est l’homme du Midi. Le haineux, le faiseur de caricatures obscènes, celui qui crache sur le crucifix, est l’homme du Nord. Les Juifs du Midi cependant ont beaucoup plus souffert que les Juifs du Nord, mais ils ont été moins méprisés. Le martyre, comme il arrive, a grandi les descendants des victimes, tandis que l’habitude de vivre dans les humiliations publiques a plongé dans la dégradation les fils des Juifs allemands ».15
Proust pour sa part, décrivant le personnage de Bloch souligne qu’il n’a pas été « ennobli par un croisement avec l’Angleterre ou l’Espagne ».16
Les relations entre l’Espagne et ses Juifs ont repris au XIXe siècle. Un philoséfaradisme s’y est développé par la reconnaissance de la place de ces derniers dans la propagation de la culture espagnole. Périodiquement, divers gouvernements ont accordé des protections consulaires puis la nationalité espagnole aux descendants des exilés.
Enfin, à partir de 1860, l’Alliance israélite universelle, dont le premier président fut Adolphe Crémieux, oncle de Marcel Proust, s’est donnée pour objectif de favoriser l’émancipation des Juifs par la diffusion des idéaux de la Révolution française. Les Juifs d’origine espagnole ont adhéré massivement et avec enthousiasme à ce projet qui apparaissait comme des retrouvailles avec l’Espagne d’avant 1492. C’est pourquoi nombre d’entre eux, pour autant qu’il soit possible d’en juger, restent fidèles à l’idéal laïque de la IIIe République.
Ces circonstances favorables permettent de mieux percevoir les effets à long terme du traumatisme initial. Cependant, la situation est plus complexe. Ainsi Charcot, rendant visite à la communauté juive de Tétouan, en dresse un portrait peu flatteur. Dans la leçon du mardi 23 octobre 1888, il énonce :
« J’ai récemment constaté le fait une fois de plus, dans des conditions particulièrement favorables à la démonstration, lors d’une petite excursion que j’ai faite, l’an passé au Maroc. Là, à Tétouan, près de 6000 Juifs, chassés d’Espagne il y a trois siècles vivent depuis lors, strictement claquemurés dans un ghetto. Les mariages consanguins y sont la règle et, par conséquent, les influences héréditaires accumulées, s’y développent et agissent dans toute leur énergie. Si bien, que, dans un court espace de temps, il m’a été permis, sur une population en somme très restreinte, d’enquête maintes fois les nombreux méfaits des diathèses arthritiques et nerveuses entrant en combinaison ».17
Toutefois, il ne faut pas sous-estimer le risque de ramener le destin d’individus se rattachant de manière plus ou moins lâche à un groupe lui-même s’étant diversifié à une origine commune comme si elle constituait un destin insurmontable. Cet argument est fréquemment évoqué par les antisémites qui veulent donner une apparence de rationalité à leur haine. Ainsi, Drumont, toujours lui, écrit :
« La névrose, telle est l’implacable maladie les Juifs. Chez ce peuple longtemps persécuté, vivant toujours au milieu de transes perpétuelles et d’incessants complots, secoué ensuite par la fièvre de la spéculation, n’exerçant guère, en outre, que des professions où l’activité cérébrale est la seule en jeu, le système nerveux a fini par s’altérer ».18
J’ai bien conscience que le travail que je présente aujourd’hui émet davantage d’hypothèses qu’il n’avance de certitudes.
L’énigme clinique de M. X.
Pendant un peu plus de trois ans, j’ai reçu M. X pour une psychothérapie psychanalytique à raison de deux séances par semaine. Cette cure, commencée il y a plus de 20 ans, s’est achevée depuis un nombre considérable d’années, ce qui n’empêche que, voici un peu plus d’un an, le patient se soit manifesté à nouveau, et, de ce fait, j’ai pu obtenir sur lui des informations particulièrement intéressantes qui complètent, infléchissent et apportent dans un mouvement d’après-coup un nouveau sens aux séances qu’il a eues autrefois avec moi.
Au moment de notre première rencontre, M. X est encore jeune. Il est souriant, affable avec peut-être une très légère pointe de préciosité dans sa manière d’être. S’il n’avait pas dit d’emblée qu’il était homosexuel je n’y aurais sans doute prêté aucune attention.
Ses premiers mots sont donc pour m’annoncer qu’il est homosexuel, ce pour quoi il vient me consulter. Après un temps de silence, et non sans-gêne, il me dit être attiré sexuellement par des amants très jeunes qu’il a pris plaisir à photographier au moment de l’orgasme pour « saisir l’instant ». Ayant amené ses négatifs à développer, le laboratoire après avoir constaté qu’il s’agissait de jeunes adolescents, manifestement âgés de moins de 15 ans, a fait un signalement au parquet. Le patient se trouve donc bien mis en examen (ou inculpé je ne sais plus très bien quel était le terme de l’époque) pour pédophilie.
Très vite donc, dès les premières minutes d’entretien, ce patient me place face à une énigme. S’il est homosexuel, il faut admettre sa particularité du choix d’objet sur laquelle il serait malséant de porter le moindre jugement de valeur, s’il est pédophile il devient le plus abject des criminels et l’opinion admettrait qu’il soit lynché dans un sursaut de révolte populaire sans autre forme de procès.
En réalité, il n’est vraiment ni l’un ni l’autre. Au sens strict du terme, l’attrait pour l’adolescent relève de la pédérastie. Cette difficulté à se définir, et rechercher le meilleur statut possible regard de la législation, me paraît être une caractéristique très importante chez ce patient, mais dont je n’ai saisi toute la signification que bien plus tard.
Il souhaite entreprendre un « travail psychanalytique » parce qu’il est soumis à l’injonction de soins, mais, me dit-il, peut-être pas seulement car il y pensait déjà depuis un moment. Il estime aussi, et semble-t-il à juste titre, qu’il risque tout au plus une condamnation de principe et il y est prêt.
Ainsi, là aussi dès les premières minutes d’entretien, ce patient montre à la fois une capacité de choix d’objet qu’il faut bien qualifier de pervers et une problématique conflictuelle qui se situe à un niveau plus névrotique. En effet, il est permis de se demander si la procédure judiciaire dans laquelle il se trouve engagé à la suite d’un acte manqué, n’est pas en réalité, contrairement à ce qui se produit généralement pour les délinquants sexuels, le prétexte pour entreprendre une analyse et sa démarche n’est pas seulement utilitaire.
Très vite, il se plaint de sa solitude, en raison de la nécessité de cacher une part importante de son existence, même aux personnes les plus proches de lui. Il se sent en permanence déprimé, ne trouve pas de sens à la vie, et c’est justement dans ces moments qu’il cherche, comme il le dit, à « se ressourcer » en allant à la quête de jeunes objets d’amour. Il affirme, ce qui me fait frémir au fond de moi, n’avoir aucune peine à séduire. Il fait les sorties des collèges pour y nouer facilement des relations.
Dès ce moment, j’oscille entre deux attitudes psychiques. Tantôt je pense que le patient est une personne au fonctionnement masochique ayant une importante dimension névrotique et qui paie de façon très lourde sa transgression, en s’étant lui-même livré à la justice. À d’autres moments, je pense au contraire être en présence d’un personnage diabolique s’efforçant de me séduire pour me contraindre à percevoir comme insignifiants des actes particulièrement graves.
Il dit m’avoir choisi parce qu’il s’est trouvé dans une soirée où des relations ont parlé de moi. Là aussi, je me sens particulièrement mal à l’aise à l’idée de penser que mon nom circule parmi les milieux pédophiles mais, sur ce point, mon malaise et ma contre-attitude renvoient à autre chose, nous y reviendrons.
Incidemment, le patient me dit être juif. Toutefois, il m’explique que ce fait n’a plus aucune signification pour lui. Je n’ai pas relevé cette affirmation parce qu’à l’époque j’aurais pu la faire mienne. Sa famille, originaire des Balkans, s’est installée en France au lendemain de la première guerre mondiale et y a prospéré. Sans qu’il y ait eu besoin de le préciser, je comprends qu’il appartient à ce que nous nommons nosostros, descendant des expulsés d’Espagne à la fin du Moyen âge. Sans échanges de paroles, je perçois à mon tour qu’il a saisi ma compréhension de sa situation. Je prendrai conscience aussi, plus tard, que le milieu où mon nom a circulé est probablement celui de lointaines relations professionnelles et familiales communes à nous deux. S’il n’en sera plus jamais question au cours des années de cure, il n’en reste pas moins que c’est un choix « communautaire » qui l’a guidé vers moi. Très vite il m’indique que sa famille survécu à l’Occupation sans donner de détails, et sans qu’il en paraisse spécialement affecté.
Il exerce le même métier que celui exercé par son père autrefois et poursuivi, aujourd’hui par son frère aîné mais sans connaitre une réussite équivalente à ce dernier. Il est le benjamin d’une fratrie de trois après une sœur aînée qu’il décrit sèche et autoritaire et le frère qui le précède dont il jalouse la réussite.
De son enfance, il reviendra à plusieurs reprises au cours de sa cure avec moi sur ce point, il garde le souvenir d’une mère quelque peu terrifiante, qui tenait son père en respect. Il me dit : « ma mère était menteuse et mon père muet ». Au moment où il prononce cette phrase, il est impossible de savoir s’il s’agit d’une prise de conscience authentique ou d’un plaquage emprunté à la vulgarisation psychanalytique encore largement répandue à l’époque. Toujours est-il que, enfant il accompagnait sa mère, dont il était l’alibi, lorsqu’elle rendait visite à ses amants. Naturellement, il ne devait rien en dire au père, alors qu’il avait été dans une grande proximité avec les amants de sa mère. Il jouait seul dans une pièce, pendant que le couple s’enfermait dans une chambre voisine.
Cependant, son adolescence est marquée par un drame. Sa mère est atteinte d’un cancer à évolution rapide et elle décède alors qu’il est âgé de 15 ans seulement. Par la suite, sa sœur aînée assumera le rôle maternel tout en tenant le ménage du père et en partageant son activité professionnelle avec ce dernier. M. X échappe assez tôt à l’emprise de sa sœur, s’installe à Paris et commence à travailler après des études relativement courtes. Malgré un profond sentiment d’insatisfaction, il progresse de façon heureuse dans son métier. Parallèlement, il s’investit beaucoup dans diverses missions humanitaires auxquelles il consacre une partie de son temps de vacances. Il semble tout à fait sincère dans ses mouvements altruistes mais je ne peux m’empêcher de penser que, peut-être, c’est aussi l’occasion pour lui de se rapprocher d’objets d’amour plus faciles d’accès. Pourtant, contrairement à d’autres pédophiles que j’ai été amené à rencontrer, il ne semble vraiment pas que son action soit un prétexte pour la drague.
J’accepte d’entreprendre avec lui un travail psychanalytique. Compte tenu des contraintes du cadre judiciaire, j’écarte le principe d’une cure classique en me proposant de le recevoir en face-à-face deux fois par semaine. En raison de l’injonction de soins, il souhaite que je fournisse des certificats attestant de la prise en charge. Je m’y refuse en lui indiquant que, en ma qualité de médecin psychiatre, je délivrerai des feuilles de soins, libre à lui de les communiquer s’il le souhaite aux magistrats. J’ouvre ici une parenthèse pour indiquer que, généralement c’est ainsi que je pose le cadre de la cure des délinquants sexuels, la feuille de soins mettant un tiers entre le patient et moi évite tout risque de connivence en même temps qu’elle permet de conserver ma neutralité en me distanciant les contraintes sociales.
Le patient accepte toutes les conditions et nous pouvons commencer la cure immédiatement. Il se montre particulièrement assidu aux séances, respectant le cadre et limitant au maximum ses inévitables voyages professionnels.
Les premiers temps de la cure sont marqués par un récit de ses rencontres avec le magistrat et son attente de jugement. Au moins sur le plan manifeste, il n’éprouve ni regrets ni remords. Du reste, l’étiquette d’homosexuel est aussi pour lui une façon d’échapper à l’avance à tout risque de critique. Néanmoins, les premiers mois, sinon la première année tout entière de la cure, sont marqués par une accentuation des tendances dépressives. Il n’a plus le goût de vivre, sa vie sur Terre n’a plus aucun sens. Il attribue son état, non pas à un quelconque retour douloureux sur lui-même mais simplement au fait qu’étant donné le contrôle judiciaire, il a préféré s’abstenir de toute tentative de séduction de garçons trop jeunes. Au minimum, cette observation pourra avoir pour intérêt de montrer que le choix de l’enfant comme partenaire n’est pas liée un surcroît d’excitation incontrôlée mais bien au contraire comme une tentative d’auto-guérison retournant sur d’autres la situation de l’enfant excité et abandonné qu’il a lui-même été : au fond, à travers ses jeunes amants il retrouve l’enfant de 15 ans à la fois excité par la perception de la sexualité infidèle de sa mère et abandonné par elle quand elle se donnait à ses propres amants, avant qu’elle le délaisse définitivement par sa mort. En somme, tout se passe comme si le patient avait été quelque peu traumatisé à cette époque de sa vie tout à la fois par l’excès d’excitation auquel il avait été soumis à certains moments que par défaut du pare-excitation à d’autres.
La mise en place de la procédure judiciaire a entrainé une atteinte narcissique majeure, qui le conduit au sentiment d’une moindre facilité professionnelle. Tout lui pèse, tout lui semble insignifiant. Tel un enfant docile, il guette en permanence mon approbation, sans doute pour s’assurer que je ne suis pas en pensée avec mes amantes (ou mes amants) et aussi pour s’assurer que je ne cherche pas à exercer d’emprise sur lui, comme le faisait sa mère. À certains moments, reprenant avec moi ce qui s’est produit avec le laboratoire photographique, il raconte sur un ton, ordinaire et neutre en apparence, quelques rencontres sexuelles. Ce qui me saisit ce n’est pas tant d’éventuelles crudités pornographiques dans la description de l’acte, mais bien plutôt le sentiment de toute-puissance qu’il dégage en présentant la situation comme si aucun adolescent ne pouvait jamais s’empêcher de le suivre. Sa démonstration tend ainsi à me situer dans la position d’un « père muet ».
Cependant, il finit par être rassuré par mon impassibilité. Après plus d’un an de cure, il prend conscience que je suis la seule personne à laquelle, pour la première fois de sa vie, il a pu se confier sans détours, ce qui amène un net infléchissement dans la poursuite du processus. Il montre plus authentiquement sa détresse tout en sollicitant plus directement ma présence auprès de lui.
En même temps, la procédure judiciaire qui l’avait accablé lui apparaît non plus comme une persécution mais comme une contrainte destinée à le protéger à partir de laquelle il peut mieux s’organiser. Dans le cadre d’une cure en face-à-face, il n’évoque pas de rêves pour parler plutôt de sa sœur aînée figure maternelle contrastant avec celle qu’avait présenté la mère, car je crois comprendre que c’est une vieille fille, tantôt d’un père toujours absent, mais encore plus faible du fait de son âge qu’il l’a été de toute sa vie, et dont il me dit qu’il ne compte guère.
Contrairement à ce qui se produit assez souvent en pareille circonstance, son jugement et sa condamnation, relativement légère (amende assortie d’une peine avec sursis), n’entrainent pas d’interruption de la cure. Le patient me dit avoir compris la leçon et désormais il choisira ses amants parmi des adolescents âgés de plus de 15 ans et trois mois. Là encore, je suis perplexe : s’il a des relations sexuelles avec des adolescents ayant l’âge requis, est-il vraiment différent de ce qu’il était auparavant lorsqu’il se tournait vers des jeunes gens pubères en-dessous de l’âge légal ?
En cours de cure, et dans un mouvement transférentiel à mon égard, puisqu’il semblerait que je représente pour lui une image paternelle plus acceptable que celle conservée sur le plan manifeste de son propre père, apparait en lui un désir nouveau.
Il voudrait être père, souhait qui émerge parallèlement à la reprise de ses activités humanitaires. Il évoque alors une amie, jeune femme lesbienne, qui serait elle-même en attente d’enfants. Ensemble, ils construisent alors un projet de couple original, ne serait-ce que d’un point de vue statistique. M. X. et, celle qu’il convient donc d’appeler sa compagne ont des rapports sexuels pour provoquer la grossesse de madame. Leur vie de famille est ensuite organisée de façon totalement codifiée. Naturellement, ils gardent chacun leur domicile et instaurent un système de garde alternée. Ils prennent l’engagement d’habiter l’un près de l’autre de façon à employer une nounou commune qui accompagne l’enfant dans ses déplacements. Enfin, dans l’intérêt de ce dernier, ils passent leurs vacances ensemble, au cours desquelles ils renouent leurs relations sexuelles. Apparemment, ce compromis fonctionne de façon harmonieuse et le patient accueille avec beaucoup de joie la naissance de son fils. Faut-il relever une dimension maternelle réparatrice chez lui, à l’opposé de sa propre expérience d’enfance ? Désormais, il parle beaucoup moins de ses aventures amoureuses, encore qu’elles existent. En revanche, à plusieurs reprises, il se plaint de mal supporter le caractère autoritaire de la mère de son fils. Cette femme, elle-même issue d’une famille catholique traditionnaliste, sinon intégriste, est en révolte contre son propre père avec lequel M. X se trouve également parfois en conflit. En somme, malgré le caractère assez inhabituel de cette constellation et les proclamations réitérées d’homosexualité, aussi bien du père que de la mère, une vie familiale relativement ordinaire, avec ses joies, ses tensions et ses conflits s’est organisée.
Au bout de trois ans de cure, le patient s’est restructuré. Sa vie professionnelle a de nouveau repris sa progression, il assume ses responsabilités paternelles et oscille à l’égard de sa compagne entre la tendresse et l’agacement. Il se demande s’il ne serait pas temps pour lui d’entreprendre une psychanalyse proprement dite. Je finis par acquiescer à sa demande mais au bout de quelques semaines, apparemment désorienté par le changement de cadre, il me dit avoir pris conscience que, pour l’instant, il ne voyait pas bien le parti qu’il pourrait tirer de cette expérience, et qu’il préfèrerait mettre fin, au moins provisoirement, à notre relation thérapeutique. Là encore, je donne mon accord en précisant que, pour ma part, j’aurais cru tout de même utile de continuer un certain temps encore mais que la décision finale lui appartient et que s’il souhaite revenir, ma porte est ouverte.
Après la cure
Nos relations ne vont pas être interrompues totalement et à trois reprises il va me donner de ses nouvelles.
Tout d’abord, un peu plus d’an après la fin de la cure je reçois un faire-part m’informant de la naissance du deuxième fils du couple.
Ensuite, quelques années plus tard, il me demande une consultation car il s’inquiète du caractère plutôt autoritaire de son fils aîné, qui tiendrait donc de sa mère, et voudrais que je lui communique l’adresse d’un analyste d’enfants. Il reviendra me voir trois semaines ensuite pour la deuxième consultation au cours de laquelle il m’annonce qu’il a réussi à surmonter cette crise et que là aussi il n’y a pas lieu de donner suite un projet thérapeutique aussi bien pour son fils que pour lui. Il m’écrira à quelques reprises pour exprimer la satisfaction que lui procure son existence.
Enfin, en janvier 2013, après avoir publié un article dans Libération dans lequel je dénonçais l’extension démesurée de l’emploi du mot « stress » dans le langage contemporain, je reçois un courriel du patient m’informant de l’évolution de sa situation alors que j’étais sans nouvelles de lui depuis une quinzaine d’années.
Voici le contenu de son message :
Je ne sais si vos clients vous félicitent [c’est l’en-tête]
« Cher Monsieur Samuel Lepastier,
Heureux de vous lire dans ce Libération du 2 janvier. J’en profite pour vous présenter tous mes vœux, d’intelligence clinique et scientifique.
Je ne sais si vos clients vous félicitent ?
Mais vous avez été pour moi la bonne personne, au bon moment, avec la bonne approche.
"Percevoir son angoisse, c’est rattacher son inconfort corporel à l’anxiété qui l’a provoqué et par là, oser regarder en soi pour tenter de retrouver une cohérence apaisante".
Je me perçois apaisé, enfin plutôt plus que beaucoup d’autres. Ma famille homoparentale (à l’actualité ces jours-ci, j’adore par masochisme ironique lire les écrits de certains de vos dits confrères) suit son petit chemin bonhomme et mes deux garçons semblent à l’aise dans leurs baskets. Et vous y avez contribué. Donc, pour la seconde fois, merci. J’avais pris à époque, il y a neuf ans, le choix de l’écrit pour l’exprimer.
J’apprécie de plus vos démarches et idées qui s’expriment dans vos articles, plus spécifiquement, partir du réel et de la pratique et assidûment envisager un mal psychosomatique dans sa pluralité disciplinaire, entremêlant génétique, biologie, neurologie, psychanalyse, anthropologie, sociologie, philosophie, histoire, géographie humaine, économie. Car notre époque globalisée est marquée par des phénomènes nombreux, complexes et disjonctifs produisant une réduction de l’espace-temps émotionnel, de l’insécurité culturelle et sociale, avec comme conséquence – au-delà des peurs et stress de la masse manipulée -, une difficulté à mettre des mots sur ses maux, ce que vous appelez l’alexithymie. C’est certainement, un des passages nécessaires pour devenir sujet.
Bien à vous
P.S. J’aurai souhaité vous offrir l’ouvrage… »
De la clinique à l’histoire
Quel lien entre cette histoire clinique est un événement traumatique survenu cinq siècles auparavant ? Lorsque j’ai proposé cette conférence, Eva Weil m’a demandé de m’appuyer sur un cas clinique, conformément aux habitudes du séminaire. L’histoire de ce patient est venue à mon esprit, il faut bien le dire faute de mieux. Certes à ce moment-là je m’étais dit que sa capacité à jouer avec la loi, et ma perplexité devant différents aspects qu’il présentait de lui-même pouvait certes être rattachée à un clivage, défense ultime contre la psychose, reflet de sa délinquance sexuelle mais que, sans doute, son évolution et sa capacité à fonctionner autrement impliquaient une autre interprétation.
Voici donc mon hypothèse. Cet homme que j’ai perçu parfois comme le diable, comme je vous l’ai dit, adopte certes des conduites qui lui permettent de trouver une réponse aux aléas d’une histoire personnelle particulière mais dans les différentes définitions qu’il donne de lui-même n’est-ce pas une mise en scène inconsciente de la question du marranisme ? Homosexuel ou pédophile ? Famille homoparentale certes, mais l’est-elle vraiment ? Est-il vraiment pervers ou malgré lui ne s’identifie-t-il pas à une certaine image dramatique médiévale du Juif commettant un crime rituel sur les enfants dont il conviendrait de fixer l’instant ? Telle est, en effet, l’accusation, formulée à la fin du XIVe siècle en Espagne qui a eu pour conséquence l’apparition des premiers marranes et le développement de l’Inquisition. Les mêmes griefs sont implicitement repris dans les motivations du décret de l’Alhambra.
Toutefois, un élément que je n’avais pas vraiment prévu, même semble-t-il à un niveau préconscient, est venu modifier ma perception pour renforcer mon sentiment que cette histoire clinique de M. X est tout à fait illustrative de ce que j’essaye de montrer. Préparant ma conférence, cet été j’ai eu l’idée de glaner des renseignements sur mon patient grâce à Internet. J’ai éprouvé une très grande surprise. D’une part, sa vie professionnelle a considérablement évolué. En plus de son métier, il a entrepris des travaux de recherche qui ont abouti à l’associer à une équipe universitaire, malgré l’absence de cursus adéquat. Il publie régulièrement et, d’autre part, deuxième aspect à relever, ses investissements humanitaires, dont l’importance est devenue grandissante, ont une pris une orientation spécifique.
Tel Moïse, élisant son peuple, M. X. a pris en charge, en effet, une communauté étrangère vivant à Paris volontiers évoquée comme une diaspora. Comme le patient l’explique dans son livre, cette diaspora suscite de nombreuses réactions d’envie parce que des personnes arrivées en France sans aucun bagage, au sens propre, voient leurs familles se retrouver, en deux ou trois générations, à la tête d’affaires souvent florissantes. Comme il est habituel en pareil cas, leur réussite fait jaser. Le livre écrit par mon patient consiste justement à décrire cette communauté, non juive. Son action humanitaire consiste en interventions destinées à favoriser l’intégration de ses membres dans notre pays. Il a mis en place une série de cours de français et d’aide aux différentes démarches administratives. Si rien n’exclut que cette action vise à le mettre en relation plus facilement avec d’éventuels amants, rien ne le prouve non plus. Il a publié dans une revue communautaire juive un article dans lequel il explicite le sens de son action.
Ainsi, son mouvement récent le plus significatif consiste à venir en aide un groupe, qui ressemble à bien des égards à une communauté juive, pour lui permettre de trouver une place dans notre pays qui n’est pas sans lien avec la place occupée par les Juifs en Espagne avant 1492. De plus, l’action humanitaire est une nouvelle édition, à plus d’un siècle de distance, de celle de l’Alliance israélite universelle.
Il est assez fréquent, cela a du reste été en partie la situation que j’ai connue dans mon enfance que même lorsque la pratique religieuse et même le sentiment communautaire ont disparu, que la question de l’origine espagnole ne cesse de refaire surface chez descendants des exilés. La persistance de l’usage du judéo-espagnol, couramment parlé jusqu’au milieu du XXe siècle, conservant la mémoire de l’origine lointaine, oblige chaque génération à expliquer à la suivante le sens de cette pratique. Dès lors, l’existence de l’Inquisition est connue dès les premières années de la vie. Edgar Morin place en tête du livre qu’il écrit en hommage à son père, une phrase de son grand-père : Nosostros fuemos echados de la Spagna, y en malo modo [Nous autres, avons été jetés hors d’Espagne, et de mauvaise façon]19
Conclusion
Allons plus loin. Si l’on doit un jour développer une histoire psychanalytique, celle-ci ne tire pas nécessairement sa singularité de vouloir révéler le sens latent sous-jacent à toutes les expressions manifestes, car cette démarche est le propre de toute pensée réflexive. L’histoire psychanalytique vise en réalité le repérage des traitements culturels de fantasmes et plus spécialement des trois fantasmes originaires : castration, séduction et scène primitive. Au-delà de l’histoire des mentalités, il devrait être possible d’écrire celle des fantasmes. Toute expression manifeste étant un compromis entre pulsion et défense, certains faits de culture en constituent autant d’élaborations collectives. Il est facile de percevoir combien les projections antisémites trouvent leur fondement dans l’interprétation de fantasmes originaires : ainsi, séduction renvoie au crime rituel ; castration à l’idée que les Juifs dépouillent les autres de ce qu’ils possèdent ; enfin, la scène primitive est rattachée à la théorie du complot, comme l’illustre, en particulier, Le Protocole des sages de Sion. J’ajouterai d’ailleurs que s’il existe plusieurs théories expliquant l’origine des sentiments antisémites, historiquement au XIXe siècle, je n’ai pas le temps de m’attarder aujourd’hui sur ce point, ceux-ci résultent d’une double assignation : d’une part, les Juifs sont considérés comme des femmes et d’autres part, alliés du démon ils sont au contraire des séducteurs auquel il est impossible de résister.
Dans la mesure où les fantasmes originaires sont partagés par tous, il est impossible de ne pas leur reconnaître une part de vérité dans leur expression culturelle. De ce fait, malgré les éléments les plus irrationnels sur lesquels elles s’étayent, certaines assertions continuent leurs avancées destructives. À l’inverse, pour certaines personnes, et cela été le cas de mon patient, il est également impossible de ne pas se reconnaître dans le tableau peu flatteur qui est ainsi fait, ce qui peut les pousser parfois à s’identifier à ce portrait négatif. De fait, il semblerait que, devant la défaillance des images parentales, M. X. se soit en partie construit en s’appropriant ces représentations sociales particulièrement péjoratives en devenant partiellement, à la fois séducteur et démoniaque, tout en les contre-investissant dans des activités altruistes. La particularité de M. X est que, malgré le caractère apparemment contradictoire de ses différents mouvements pulsionnels, il n’est pas pour autant une personne clivée, le conflit étant douloureusement perçu. Son cas se rapproche de la situation relativement banale d’une personne aux fortes tendances sadiques qui se serait profondément investie dans des actions charitables. Aussi imparfaite qu’elle ait été, la rencontre de M. X avec moi, l’a amené à basculer et à retrouver un processus créateur. S’il m’était donné de refaire un jour une cure similaire, je ne manquerais pas de relever immédiatement la phrase « pour moi, ça ne signifie plus rien » car tout indique que la vie de ce patient, aussi bien dans ses provocations que dans ses réalisations, s’inscrit à l’encontre de cette assertion.
Je vous remercie.
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