Rester analyste?
Martine Pichon-Damesin
6 août 2020
Rester analyste?
[restrict]Lors des premières conférences en ligne « Clinique du confinement », au fil des présentations et des discussions, j’ai été saisie par le plaisir et le soulagement éprouvés.
Nous étions depuis plusieurs semaines plongés dans une expérience à la fois inconnue, effrayante et dans le même temps inscrite dans une étrangeté qui n’était pas sans dimension onirique. N’avais-je pas rêvé ainsi d’un temps et d’un monde devenus immobiles ? Les images de celui-ci sur les réseaux sociaux ne pouvaient que renforcer ces ressentis.
Ces moments avaient été précédés, cela a été rappelé, par un premier temps où la menace virale, devenue potentielle, restait encore hypothétique nimbant les premières contraintes, les « gestes barrières » d’une tonalité parfois ludique qui en atténuait les contours.
Puis le confinement fut décidé et acté. La menace était devenue réalité. Une loi extérieure s’impose alors et exige l’arrêt de notre pratique quotidienne, de nos dispositifs face à un danger commun. Ce danger est en effet insidieux et « intérieur ». Chacun de nous peut en être vecteur. La « peste » est potentiellement en chacun.
Diffuse et non maîtrisable cette réalité prend la force d’une déliaison, d’un risque de « desêtre ». Ne sommes-nous pas en danger, par le risque léthal certes mais aussi par ce qui est alors attaqué de ce qui nous constitue en tant qu’être : être de relations, d’alliances, de paroles ?
Quand le parler devient potentiellement porteur de mort par les fluides qui l’accompagnent comment poursuivre notre quotidien avec nos proches, nos amis et comment poursuivre notre travail d’analyste ?
Nous avions pu anticiper quelque peu, mais le confinement nous a contraint à un renoncement de nos investissements à court et moyen terme : « tout s’arrête, tout s’annule » Dans le tourbillon suscité par les obligations et la rupture d’avec nos protocoles habituels, il s’agissait de tenter un réajustement et aménagement de nos dispositifs de travail dans le doute de leur pertinence analytique.
De plus les aménagements sont sûrement différemment envisagés suivant notre mode d’exercice. Difficile de les penser très sereinement, et ce d’autant si nous n’avons comme activité que celle du travail en cabinet, et comme revenus que nos honoraires. L’inquiétude est alors prégnante, l’avenir devient très incertain et suscite des doutes sur la possibilité même de la continuité de notre travail d’analyste.
Les conférences sur la clinique du confinement sont venues à point nommé. Pour paraphraser en le modifiant le titre d’un ouvrage célèbre : il y avait crise, rupture et le dépassement était à la peine. Les séances en visio-conférence ont pu prendre place comme espace transitionnel. Nous pouvions nous sentir reliés. Lors de leur succession il est intéressant, à cet égard, que se soient déployées une simplicité de bon aloi, une tonalité bienveillante dans les présentations et réflexions cliniques et théoriques. Exposés, discussions, échanges ont tissé une forme d’enveloppe, contenante et à valence transformatrice, facilitant une dynamique de pensée.
Dans ce moment si particulier se ressent, alors, le soulagement à se percevoir faisant partie de notre communauté psychanalytique mais aussi le soulagement de pouvoir, malgré tous les aléas, participer à une recherche en train de se faire.
Nous étions dans du commun et du différent, du symétrique et de l’altérité en résonance avec ce qui était en jeu avec les patients. Du commun : l’appartenance à un même groupe partageant la même « tâche » : l’analyse. Mais se faisait jour aussi d’autres différences qui ont leurs importances mêmes si elles restent souvent silencieuses. Différences que les petites lucarnes du Zoom montraient déjà en elles-mêmes.
Notamment il a beaucoup été question du téléphone Mais d’où téléphonons-nous : de notre cabinet, de notre domicile ? Est-ce la même chose, si pour l’analyste, dans sa pratique, les deux lieux sont ou non séparés ?
La question de la confidentialité a été soulevée du fait des médiations et technologies nouvelles utilisées. Ce questionnement m’a permis de me rendre compte que ce qui m’avait surtout frappée, lors des séances par téléphone, était plutôt le sentiment d’un rapproché où un certain secret pouvait être mis en œuvre : secret de nos rencontres, dans une tonalité incestueuse. Analyse dite « à distance » et pourtant si proche ! De mon domicile à celui des patients sans passage par un extérieur pour nous retrouver dans un espace tiers : mon cabinet.
J’entendrai ainsi la réflexion d’une patiente, suite à mon annonce d’une reprise possible des séances au cabinet. J’avais utilisé, pour ce faire, la voie du SMS, voie tout à fait inhabituelle pour moi. Elle s’inscrivait dans l’abandon chemin faisant d’autres pratiques, comme le courrier, qui étaient là devenu trop incertaines.
Irène me dira : « j’ai effacé votre numéro après avoir lu le message ». Partage d’un idéal et effacement de ce qui apparaissait comme un manquement à la règle. Dans sa formulation j’avais eu l’idée qu’elle avait avalé, pour prendre en elle dans les profondeurs de son portable, ce qui semblait trop brûlant, trop intime, entre envie de conserver et de cacher cette transgression dont elle pouvait se penser « bénéficiaire ». Entre désir incestueux et désir de meurtre. Thématique déjà à l’œuvre en séance mais qui s’exprimait là plus précisément au détour de cet aménagement.
A propos des séances par téléphone, modalité qui a été celle que j’ai proposé à mes patients, ce choix s’est d’une certaine façon imposé, sauf concernant la psychothérapie d’un très jeune enfant où le visuel a été sollicité. Le contact par « visio » m’a paru, en effet, notamment pour mes analysants comme venant nous ramener à un face à face virtuel, et ajouter, dans ce contact particulier, complexité et multiplication de paramètres et de modifications.
Tout le temps du confinement, je ne pouvais me rendre dans mon cabinet, qui m’aurait de toute façon paru bien désert, sans mes patients. Je travaillais à mon bureau, à mon domicile, sans mon « repaire », et mes repères mais dans un lieu où je pouvais me réinstaller dans l’attente. J’étais alors, comme dans un entre deux, face à un imprévu qui vous prive temporairement de votre « maison », ainsi que les accidents de la vie peuvent le provoquer. Ceci afin de permettre qu’il y ait un actuel, et un futur.
Cela étant la privation est là tout de même. Céline l’exprimera ainsi avec force : « c’est bien le téléphone, mais votre corps me manque » soulignant la prégnance du corps, la densité de ce rapport corporel, du charnel, en séances. N’est-ce pas ce manque que j’avais de mon côté chercher à atténuer ?
Manque du corps que l’on peut retrouver à la fois manifeste et dénié dans le champ lexical choisi au cours de cette pandémie : « distanciation sociale », « en présentiel »…. Mots eux-mêmes très distanciés, comme virtuels et mots à devoir penser en tant que leur usage donne forme à notre expérience et induisent une mise en sens. N’est-ce pas le corps qu’il faut cacher : corps malade, corps contaminé, contaminable, objet du « délit » qui brise le déni de la maladie, de notre finitude ?
Rester analyste ? Dans ce temps de risque de brisure, peut-être en tentant de rester à l’écoute dans le même temps à ce qui se joue, et se rejoue de l’histoire du patient, de nous-même, et du contexte social, scientifique et politique dans lequel tout ceci s’exprime ou tente de s’exprimer.
Comme les deux notations cliniques précédentes l’indiquent le transfert peut faire feu de tout bois. Et les aménagements du cadre sont souvent facilitateurs d’émergences porteuses d’avancées dynamiques. Pour Céline et pour Irène pendant la période de confinement et à sa terminaison.
Pour Joël il sera nécessaire de différer. Nous nous étions séparés sur son refus de ma proposition de séances par téléphone. J’avais été saisi par sa réponse et la virulence de son ton : « Ah non pas tout seul…pas sans vous » puis : « pour une fois que je peux ne rien faire ». Je n’avais pu que prendre acte et nous avions convenu que je le rappellerai dès que les séances pourraient reprendre selon notre dispositif habituel.
Au retour sur le divan, il pourra évoquer ses peurs d’enfant. Reviendra son besoin d’une présence (nebenmensch) que nous pourrons raccorder aux figures parentales : parents très jeunes déléguant trop souvent le soin de s’occuper de leur fils aux grands parents. « Ils téléphonaient ». Je dis alors « Et moi qui vous ai proposé que nous nous téléphonions ! ».
Après un silence, Joël : « je n’y avais pas pensé mais c’est vrai, je crois que j’ai parlé des vacances pour me défendre de cela… Puis je savais que nous en reparlerions »
Mouvement d’identification croisé à l’enfant qu’il fut : « pas tout seul », aux parents qui partaient « en vacances » et à l’analyste qui lui assurait une continuité.
Mon intervention m’est apparu après coup comme une dramatisation qui tentait de ressaisir dans le mouvement transfero-contretransférentiel, ce que nous avions laissé en suspens et qui nécessitait peut-être ce deuxième temps. Avec un « nous » qui exprimait dans cette reprise ce qui était en jeu du coté du patient et du coté de l’analyste et entre les deux.
Actuellement un quotidien de travail plus « ordinaire » a pu reprendre. Mais entre anxiété, espoirs et controverses, certitudes aléatoires et mouvantes, la nécessité est forte d’un étayage sur nos groupes et nos échanges, d’un « nous » qui nous soutienne.
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