Colette Combe
Les combats de la vie et de la mort et l’introjection de la fonction paternelle
Quels moyens avons-nous de saisir les combats de la vie et de la mort ? L’année avant sa mort, Freud oeuvre à ce propos. Il écrit en même temps la troisième partie de Moïse et le monothéisme et l’Abrégé de psychanalyse, éclairant judicieusement un même triptyque pulsion, transmission et identification par deux angles de vue différents entre lesquels se crée un écart de tension créatrice. Par exemple, il écrit dans Moïse (1) : « Il y a toujours une identification au père qui remonte à la première enfance. Celle-ci est ensuite écartée, même surcompensée, et enfin elle s’instaure à nouveau », et conclut l’Abrégé (2) par : « ce que tes aïeux t’ont laissé en héritage, si tu veux le posséder, gagne le.»
Moïse et l’Abrégé cherchent l’un et l’autre à préciser l’expérience de passation du fil des générations, de père à fils, de fils à père : serait-ce l’expérience d’introjection de la fonction paternelle, tant chez le fils que chez le père, qui constitue la marque de la différence des générations et son ajustement ? Nous entendons fonction au sens de l’exercice d’un rôle contribuant à la vie de la société. La fonction paternelle à la fois pouvoir et devoir aurait-elle pour mission d’ouvrir une voie à la sublimation de la violence, à la transformation de la violence pulsionnelle de vie et de mort en valeurs socialement reconnues ?
L’introjection est à la fois introjection des pulsions et travail de deuil des objets. L’essence du travail analytique porte analyste et analysant sur cette dangereuse ligne de crête très souvent en fin d’analyse, où l’activité du moi et l’activité de la pulsion se défont autant qu’elles conjuguent leurs énergies en un combat porté à son acmé. La violence pulsionnelle de vie et de mort y prend figure d’ardeur et de fureur ; intensité de désir et de sentiment, elle est pouvoir de conquête et de contrainte violence oblige. Son impétuosité exerce une force qui dénature l’espace de séance. Il perd ce qu’il avait de connu et de connaissable pour s’ouvrir à des « processus en eux-mêmes inconnaissables » quand approche l’acte de mettre un terme, tout autant vécu d’agonie que vécu d’accouchement. Des fantasmes d’abus ou de représailles maltraitent les deux protagonistes. « L’exigence pulsionnelle se meut en danger », menace de « détruire l’organisation dynamique particulière » du moi et de « le ramener à n’être plus qu’une fraction du ça » (selon les expressions de l’Abrégé). Le temps de la fin d’analyse ne serait-il pas celui où l’incendie de transfert d’événement devient mise en scène de l’introjection de la fonction paternelle ?
Nathalie Zaltzman (3), montre que « la guérison » est « envisagée à partir du point de vue que la psychanalyse a, sur les sources de morbidité potentielle de l’humain, liées au caractère inconscient de la vie psychique et à la richesse de ses ressources psychiques, a partie liée avec ce qui de l’instinct de mort est psychiquement transformable.» Quittant le terrain de la névrose individuelle pour le terrain de la Psychologie des masses (4), Freud prend pour critère de cette transformation la métamorphose de la figuration du père déchu. Ainsi, du point de vue des fils oedipiens, la puissance paternelle prend figure de père sauvage et omnipotent, porteur des forces d’animalité. Du côté des pères l’autorité paternelle devient celle du savoir d’un père à tenir « une place autre que la place que lui assignent les fils oedipiens.» Issue civilisatrice aux tentations d’auto-anéantissement qui hantent les hommes sous le poids de la culpabilité inconsciente des meurtres oubliés, la référence paternelle à la culture de l’esprit est emblématique de la fonction séparatrice de la pulsion de mort qui se détourne de l’impulsion à détruire l’intérieur (l’auto-anéantissement) ou l’extérieur (l’anéantissement de l’autre) pour servir à détruire les illusions. Ainsi, tout en satisfaisant Thanatos, cette part transformable de la pulsion de mort est source d’avancée individuelle et collective.
Dans la seconde moitié du vingtième siècle, la destruction des illusions a pris un tour particulièrement féroce, s’attaquant aux illusions des sens comme aux illusions de la culture ; cette destruction transforme de l’intérieur ce qui relie l’autorité au savoir et met en crise les fondements même de la fonction éducative. Anna Arendt la nomme crise de la culture et situe le début du déclin de l’autorité liée au savoir quand commence la diffusion des connaissances jusque-là réservées aux initiés, donc dès le moyen âge. Comment penser aujourd’hui la fonction paternelle de la nouvelle génération qui a connu des pères en mal être d’autorité ? Rappelons que la notion juridique de puissance paternelle a été effacée des textes de loi français en 1968, et remplacée par celle d’autorité parentale. Dans les années 1980, l’autorité parentale fait place à la responsabilité parentale. La crise de l’enseignement commence à peu près au même moment. On pourrait penser « vie et mort de la fonction paternelle, longue vie à la parentalité.» Mais quelle part de la pulsion de mort ne serait pas parvenue à se transformer entre fils et père pour qu’ainsi semble déchue, ou du moins malmenée, la notion de père elle-même, en particulier dans le règlement judiciaire des divorces ? Or, l’idée de fonction paternelle est intéressante, elle met en avant la relation entre deux éléments variant ensemble, la référence paternelle dépend de ce qu’en font père et fils ; devons-nous l’envisager comme un foyer d’incessant remaniement des instances chez père et fils ? Devenir père parmi les pères, intégrer la fonction paternelle pour la représenter passe par l’identification au père de l’inconscient, c’est-à-dire « la transformation d’un sentiment primitivement hostile en un attachement positif .» Ce processus est toujours à refaire, le « sentiment social » en est issu. Un père ne concourt-il pas à la constitution des liens sociaux par l’investissement de sa fonction dans ses trois dimensions de puissance (la domination, l’efficacité et l’énergie dans l’action), d’autorité (le droit et le pouvoir de se faire obéir, d’user de son influence et de sa séduction) et de responsabilité (la charge, le devoir et l’obligation de réparer ses fautes). Et ces trois fonctions doivent être combattues pour être intégrées.
Pulsion de mort, de destruction, d’agression
Freud, dans l’Abrégé, a tracé à grands traits le panorama de l’activité pulsionnelle de vie et de mort dans les trois instances de la psyché, le moi, le ça, et le surmoi. Il nous a transmis un repère fondamental : en premier lieu, demandons-nous si le mouvement de la pulsion se dirige vers l’intérieur ou vers l’extérieur. L’observation des destins de pulsion retournement, refoulement, sublimation est facile pour la pulsion de vie, sauf quand elle reste dans le moi/ça indifférencié relevant des temps premiers, entièrement occupée à neutraliser les tendances destructrices ; l’observation des destins de la pulsion de mort est malaisée car elle ne se manifeste à nous qu’au moment où « elle se tourne vers l’extérieur » comme pulsion de destruction. La théorie des pulsions porte le sceau de cette différence. Mais pourquoi Freud utilise-t-il trois termes pour désigner la pulsion de mort pulsion d’agression, pulsion de destruction, pulsion de mort ? Est-ce pour apprivoiser le danger du caractère silencieux de son activité dirigée vers l’intérieur ? A l’intérieur, elle « brise les rapports » ; ce faisant, elle ruine l’écoute de son transfert ; fragilisant le psychisme des hommes les plus civilisés, elle menace l’espace du jeu du sexuel.
Dans L’invention de la pulsion de mort (5), André Green valide la théorie du couple de pulsions, précisant toutefois qu’il éliminerait volontiers l’expression « pulsion de mort », lui préférant « pulsion de destruction à orientation interne ou externe » car il doute du retour à l’inorganique qui justifie le choix de la terminologie « pulsion de mort » dans l’Abrégé. Il met en cause l’orientation interne première, ce point faible de la théorie freudienne venant « de l’élaboration insuffisante du rôle de l’objet.» L’inflexion vers l’intérieur ne serait-elle pas plutôt la « résultante d’un mouvement vers l’extérieur non abouti et se renversant sur lui-même ? » Dans le même ouvrage, Jean Guillaumin (5), qui avait longtemps douté de la validité du concept de pulsion de mort, développe l’idée que l’invention de ce concept fait suite à partir de 1923 au travail de deuil de son père qui mène Freud, par l’intermédiaire des transformations des dernières années de sa vie, vers des « positions de renoncement et de transmission »illustrées par le Moïse.
Moïse et l’Abrégé : pulsion d’agression et identification
Pour saisir dans quel état d’esprit Freud reprend l’écriture de son Moïse et commence l’Abrégé, relisons ses courriers de 1938 rapportés par Ernst Jones (7). Il est enfin convaincu de la nécessité de quitter Vienne. Marie Bonaparte négocie son départ pour Londres auprès des autorités nazies avec l’appui décisif des Etats Unis ; très difficile, la négociation dure trois mois, de mars à début juin 38 ; deux de ses descendants, Anna et Martin, sont interrogés par la Gestapo. Dans ce contexte de vie et de mort, il écrit à Jones le 28 avril : « Je travaille aussi pendant une heure par jour à mon Moïse qui me tourmente comme un spectre dont je n’aurais pas accouché. Je me demande si je compléterai jamais cette troisième partie en dépit des difficultés intérieures et extérieures. A présent je puis le croire » (8). On ne peut évoquer la levée de l’inhibition qui l’empêchait depuis un an d’écrire la fin du Moïse et la liberté intérieure dont témoigne la rédaction de l’Abrégé sans remarquer la lettre destinée à son fils Ernst qui vit à Londres, en date du 12 mai : « Deux espoirs subsistent en ces tristes jours : vous revoir tous et mourir libres. Je me compare quelquefois au vieux Jacob qui fut emmené en Egypte par ses enfants alors qu’il était très âgé. Espérons qu’un exode d’Egypte ne s’ensuivra pas comme jadis » (9). On saisit sur le vif deux identifications à Jacob et Moïse, inspirées par un même élan, l’exil, l’exode. Les premiers mois à Londres, Freud poursuit sa double écriture : « Je prends en ce moment plaisir à écrire la troisième partie du Moïse » (10), écrit-il le 28 juin. Il réussit à en terminer la troisième partie avant la plus sérieuse opération de son cancer depuis 1923. Le 4 septembre, quatre jours avant l’opération, il annonce à Marie Bonaparte qu’il a rédigé soixante-trois pages de l’Abrégé mais qu’il espère que ce travail s’avérera mort-né. Le bouleversement initié par le terme mis à la rédaction de son Moïse semble accélérer le labeur créateur de l’Abrégé au point de devenir menace d’arriver à terme.
Moïse et Jacob représenteraient donc deux figures distinctes de la fonction paternelle qui assure la transmission. Freud semble s’identifier à l’une et à l’autre. Une d’autorité liée au savoir qui conquiert l’inconnu, une de responsabilité liée à la reconnaissance de l’asymétrie des générations. Moïse retient sa colère envers ceux qui ne respectent pas ses transmissions, il transforme la pulsion d’agression en avancée conquérante jusqu’aux derniers jours en vue de la terre où il n’ira pas. Par Moïse, Freud intègre l’espoir d’écrire jusqu’aux derniers jours dans des directions novatrices, penché vers les terres inconnues de la psyché. Il a déjà transformé la menace de solitude et de rupture de civilisation des années 1914 en travail acharné, en écriture inventive et s’est déjà intéressé à Moïse. Claude Janin (11), a proposé de voir dans son évocation de la statue de Moïse faite par Michel-Ange « une métaphore assez pertinente du fonctionnement mental de l’analyste en séance » face à l’inconnu. L’analyste éprouverait de la colère face à l’inconnu qui remet en cause la pérennité de ses constructions. La fonction paternelle de transmission travaillée dans Moïse et l’introjection de la pulsion d’agression et de mort travaillée dans l’Abrégé rendent l’investissement de nouveaux objets possible ; effet du deuil, la synergie de l’introjection de pulsion et de l’introjection d’objet enclenche un remaniement des instances, (moïsation du ça, çaïsation du moi), source de mobilité. Ainsi Freud renonce à fixer ses théories pour continuer. De même, en fin d’analyse, les deux pentes de l’introjection s’articulent chez l’analysant et chez l’analyste pour que ni l’un ni l’autre ne se fixent dans leurs constructions et laissent place à un après (12).
Ayant transmis Analyse avec fin et analyse sans fin (13), Constructions dans l’analyse (14), et le Clivage du moi comme mécanisme de défense (15), mu d’une force d’écriture auto-analytique, Freud écoute en lui-même un patient qui a longtemps cherché à éviter ses associations. Si en écrivant à son fils Ernst, il se compare à Jacob vieillissant, pense-t-il à Jacob découvrant combien son fils Joseph l’a dépassé, et sur un terrain qui lui est totalement inconnu, les soucis du siècle et l’anticipation de temps difficiles ? De son enfance, une brisure s’est rouverte : Jacob, son père, avait du quitté sa terre autrefois. La perspective de l’exil à Londres semble retrouver le chemin délaissé d’un désir étranger agresser le père et son mal, une haine d’amour. Cette référence nous touche considérablement car les transformations rapides de la société aujourd’hui créent des pères en exil de leur monde avant de vieillir et très tôt dépassés par leurs fils.
Proposition théorique
Je propose d’examiner l’idée que l’analyste puisse suivre au cours de la cure psychanalytique le destin de la pulsion d’agression, de destruction et de mort quand elle n’agit qu’intérieurement. Pour cela, l’analyste doit entendre non seulement les processus d’identification de l’analysant mais aussi ses propres identifications contre transférentielles ; au fil des transferts en toute période de mutisme de la pulsion de mort en séance. Développons cette proposition : un refus d’identification au père devenu le représentant de l’étrangeté de l’autre pulsion d’agression, de destruction et de mort serait-elle la conséquence d’une déliaison traumatique de la haine ? Si cette déliaison vient au centre de l’écoute des identifications agressives de l’analysant, la réponse de l’analyste lequel est l’objet de la pulsion de mort de l’analysant pourrait susciter la mobilisation érotique de la pulsion de vie pour rendre visibles et analysables les combats de la vie et de la mort, dans le transfert le contre-transfert.
Refus d’identification et déliaison de la haine
Dans Psychologie des masses et analyse du moi, Freud notait : « l’identification est connue de la psychanalyse comme la manifestation la plus précoce d’une liaison de sentiment à une autre personne. Elle joue un rôle dans la préhistoire du complexe d’Oedipe. Le petit garçon fait montre d’un intérêt tout particulier pour son père, il voudrait et devenir et être comme lui, prendre sa place en tous points. Disons le tranquillement, il fait de son père son idéal.» La Standard Edition ne traduit pas « devenir » mais « grow like him » (16), grandir comme lui, au plus près de son corps, croître, pousser. Au moment où, pour la première fois, Freud utilisait le terme d’identification, il écrivait à Fliess (17), « dans les exigences que formulent les hystériques amoureux, dans leur soumission à l’objet aimé ou dans leur incapacité à se marier, par suite d’une aspiration à des idéaux inaccessibles, je décèle l’influence du personnage paternel. La cause se trouve évidemment dans la grandeur du père qui condescend à s’abaisser jusqu’au niveau de l’enfant.» Rapprochons donc grandir et grandeur. L’enfant a vu son père, il se voit au dedans de lui-même le même, il se montre à lui pour être vu comme il l’a vu. Façonnée par les retournements sadiques et masochistes de l’exhibition et du voyeurisme, l’identification installe dans le moi une force négative qui pare à son absence, à sa défaillance ou sa mort, fixant le père à l’intérieur. Cependant, le véritable travail du négatif de l’identification est l’introjection de ces pulsions simultanées dans le moi ; cette opération de remaniement des instances psychiques moïsation du ça, psychisation de la pulsion dépend de la capacité du narcissisme à supporter la désorganisation psychique induite par l’introjection des trois courants homosexuel, masochiste et oral du lien entre père et fils. L’intégration du courant de pulsion cannibalique n’est pas chose facile. L’analyse de L’Homme aux loups (18), interroge déjà les problématiques de la fin d’analyse.
L’autre de l’identification et l’autre pulsion, la pulsion de mort, créent l’altérité interne. Freud a soutenu l’hypothèse d’identifications masochistes et narcissiques, projetées au dehors pour être déléguées à un autre au cours des retournements d’activité en passivité, de passivité en activité : voir se voir être vu, maltraiter, se maltraiter, être maltraité. Par la circulation de ces identifications, nous nous sommes sentis étrangers à nous même, mais par leur intermédiaire, nous nous sommes tournés vers l’autre, quittant la vision narcissique « l’autre et moi, c’est pareil » pour reconnaître la différence : « l’autre en moi, ce n’est pas la même chose que l’autre avec moi.» Et le concept de pulsion de mort prend la succession du concept de narcissisme dans la théorisation. Freud s’identifiant à Jacob vieillissant retrouverait l’identification au père de la faillite et de l’arrachement à la terre qui porte le chapeau d’une transmission : « il faut faire avec ça même s’il y a un vif déplaisir.» Cette identification refusée a fait l’objet d’un souvenir écran. Freud se voyait petit garçon regardant son père descendre du trottoir, ramasser son chapeau jeté dans le caniveau par la main d’un autre. Ce souvenir contient les braises prométhéennes du désir de descendre le père, au moins de sa grandeur. Grandeur et petitesse s’inversent. Mais par les destins de pulsion entre père et fils des désirs sado-masochistes et d’exhibion-voyeurisme (maltraiter, se maltraiter, être maltraité, voir, se voir être vu), la force de l’oedipe rencontre la réalité humiliante ; le croisement des identifications masochiste (s’identifier au père maltraité) et narcissique (s’identifier au père qui se voit vu par son fils) devient traumatique à l’extrême et la haine se délie de l’amour, devenue insupportable au moment où le père vu par le fils se voit souffrir d’être humilié par un autre devant (par) son fils. Freud a du attendre d’être menacé par la réalité externe du nazisme pour analyser la réalité intérieure de ce souvenir. Mais n’a-t-il pas trouvé à sa compagnie une des sources actives de son désir créateur où sublimer le désir meurtrier ? Un spectre en lui ne trouvait pas la mort et ne pouvait pas reprendre vie. Moïse en est la figure inversée, un père remis sur les hauteurs, qui accepte d’en descendre et porte le mouvement de sublimation de la violence du père face à celle des fils qui le bafouent. Quand Joseph demande la venue de Jacob en Egypte, Jacob vient pour retrouver Benjamin mais il voit la grandeur de Joseph. Jacob représente un père qui reconnaît la force de lutte du fils qu’autrefois il n’a pas su protéger, et Joseph, devenu un référent paternel par sa capacité d’anticiper les dangers et de protéger tout un peuple, représente un fils qui a su créer une identification à la main secourable qu’il avait attendue de son père et n’était pas advenue, quand autrefois ses frères l’avaient vendu.
La relance du processus d’identification au père
J’examine donc l’idée selon laquelle l’intégration de la pulsion d’agression et l’appropriation de la fonction paternelle seraient fonction l’une de l’autre. Quand l’analysant confond les réalités intérieure et extérieure de l’agression, l’introjection de pulsion rencontre un obstacle : des liens primaires perturbés le maintiennent dans l’inquiétude, il craint trop fortement le retour d’une discontinuité psychique lors de l’émergence pulsionnelle. En séance, n’y a-t-il pas remaniement des identifications à chaque introjection de pulsions dans le moi ? N’est-ce pas chaque instance et leur ensemble qui se remanient à chaque intégration d’un mouvement pulsionnel par le moi qui ne pouvait pas jusque là l’accueillir ? En analyse, tout remaniement d’une identification secondaire au père entraîne-t-elle un remaniement de l’identification maternelle en raison du croisement des identifications qui lie les Oedipes inversé et direct ? En cas de défaillance du processus d’identification primaire, la bisexualité psychique n’est pas structurante car le remaniement des identifications secondaires suppose la transformation du lien primaire aux deux parents. L’identification mélancolique à l’objet perdu mère et père ne serait-elle pas en fin de compte une identification à la bisexualité perdue qui ferait ombre sur le moi ? L’analysant se penserait avec des potentialités destructrices mais il serait saisi de l’inquiétude indéfinie de détruire l’objet de transfert ; au contact de l’activité pulsionnelle de transfert, il craindrait de mettre l’analyse à feu et à sac.
Quand analysant et analyste apprivoisent les enjeux d’une identification jusque là refusée et clivée du moi, comment l’analysant s’affecte-t-il de la pulsion d’agression à l’uvre intérieurement ? N’est-ce pas par l’intermédiaire du travail de l’analyste dont les après-coups interprétatifs de l’écoute naviguent à vue, recueillant ses mots lors des vagues pulsionnelles pour créer « une langue commune », selon l’expression de J-C. Rolland ; tantôt dans le sens du principe de réalité, l’interprétation différencie réalité interne et réalité externe, tantôt dans le sens du travail de culture, elle va à la rencontre intégrative du plus sauvage de ses identifications. Attentif à ses propres processus d’oubli, de refoulement et d’écriture, l’analyste opère l’écoute rétroactive des rêves et des remémorations par lesquels l’analysant répond à ses interprétations. Dans le travail de rêve, les destins de la libido viennent réinscrire Thanatos dans le courant d’Eros sur fond de scène primitive. La boucle représentative du travail de l’analyste, soumis aux feux du transfert, prend le relais des efforts de l’analysant pour éviter de se représenter ce qu’il a agi. La souplesse d’écoute dépend de l’accueil de la proximité ; l’analyste répond par des affects inconscients aux affects inconscients de l’analysant, et l’analyse de ses propres résistances est son meilleur allié, elle le maintient proche des mouvements agressifs de l’analysant. La règle d’abstinence, se maintenir dans le champ de tension entre deux extrêmes ignorer le transfert ou y répondre lui sert de guide. Ses boucles rétroactives sur le processus analytique dégagent la vitalité associative de l’immobilité induite par la pulsion de mort silencieusement active. La relance du processus d’identification est issue des racines de son rejet. Elle rencontre des enjeux de destruction et de mort au contact des fonctions maternelle et paternelle du transfert.
Le désir dévorant d’un enfant du père
Le refus de s’identifier à son père est la marque d’une difficulté à absenter symboliquement le père. Dans Totem et Tabou, l’absence du père marque le début de la fonction paternelle. Les fils risquent une telle division à vouloir la mère que cette menace les obligent à intérioriser la fonction paternelle. Ils conviennent de renoncer à toucher, tuer, manger et nommer l’intime du père ; ils choisissent d’avoir de la retenue par rapport à la scène primitive ; ils s’interdisent l’inceste, le parricide et l’endogamie. Du côté des filles et du féminin, Freud avait, depuis longtemps, pensé la violence, celle de la défloration dans Le tabou de la virginité (19) aussi avait-il envisagé de placer ce texte à la fin de Totem et tabou comme en témoigne Jones. Défloration et pénétration déclenchent chez la jeune femme de la haine en relation avec la déception vis-à-vis d’un père qui ne la protège pas du vécu de vide narcissique qu’elle éprouve alors, faisant connaissance avec la différence des sexes ; son sexe est un creux, malgré tout ce qu’elle avait pu imaginer. Une frigidité en découlerait si elle ne renonçait pas à se fixer à la haine de la fonction paternelle nouvelle ; elle perd le père omnipotent protecteur et découvre une fonction paternelle séparatrice inconnue : « débrouille-toi, va voir dehors, va voir un autre homme.» Renoncer à se fixer à la haine de l’homme du père et de l’autre homme qui l’en sépare introjecter la pulsion d’agression par identification à l’homme, c’est intégrer l’effraction au plaisir. Aimer en dehors de la famille un inconnu, c’est reconnaître la dépendance et la complémentarité des sexes et des générations. Le père renonçant à posséder sa fille en facilite l’acceptation. N’est-ce pas aussi en renonçant à posséder le féminin de son fils ? Comment l’analysant fait-il la place à une réceptivité de son moi vis-à-vis de la pulsion d’agression ? Est-ce l’effraction du moi par la pulsion qui opère la transformation psychique de la haine, c’est-à-dire le renoncement à s’y fixer ? Dans une passivité créatrice, l’analysant accueille l’étranger de lui-même que l’effet de l’interprétation une effraction à contenir lui révèle. Intégrant la fonction analytique différenciatrice portée par le mouvement interprétatif, il devient réceptif à l’interprétation. L’interprétation n’a-t-elle pas un effet analogue à celui d’une défloration ? Et ne devient-elle pas l’expression même de la séduction de l’analyse, une séduction qui oblige, et dont l’effet est encore dedans et déjà dehors.
« Mon Moïse qui me tourmente comme un spectre dont je n’aurais pas accouché » (19). L’expression se fait l’écho d’une identification féminine et du désir d’un enfant du père. A son fils Ernst, dont il n’a pas accouché, Freud transmet avec humour la différence des générations. « L’enfant aime bien exprimer la relation d’objet par l’identification : je suis l’objet. L’avoir est la relation ultérieure et retombe de l’avoir à l’être après la perte de l’objet » (20). Dans cette notation de 1938, il prend pour modèle « je suis le sein.» L’identification au père contient l’identification maternelle ; la pulsion orale cannibalique de Totem et Tabou manger le père contient l’investissement oral du narcissisme primaire voir la mère, être vu et se voir dans son regard maternel, en être nourri de confiance en soi et en l’autre, sublimer la violence du désir de dévorer ce sein…
Transmission, destructivité et créativité
Analyste et analysant découvrent l’identification cachée à ce père là jusque dans des fantasmes érotiques sauvages, au plus près de l’animalité. Tournons nos regards vers Delacroix. A la fin de sa vie, il a peint des combats de cavaliers et de lions dans trois de ces tableaux. Le premier est une ébauche tournoyante de rouge et de corps indistincts ; une uvre de commande au contraire édulcore la violence ; le troisième, aimé de Baudelaire, a une architecture triangulaire que le déploiement des rouges organise. Par eux, Delacroix combat contre Ingres, apprécié des académiciens. Sa vie durant, il s’est vu refuser la chaire d’enseignement aux Beaux-Arts, on pensait qu’il flouait la tradition ; il a connu l’éloignement des pères ; mais par ce duel, il est reconnu. Son destin de créateur, analogue à celui de Freud de n’être pas nommé professeur par trop d’inventivité, l’amène alors à peindre sa réponse : le combat de Jacob avec l’ange. Cette oeuvre testamentaire a une structure triangulaire analogue ; deux personnages centraux, au pied, les marques d’une rencontre décisive entre père et fils sans artifices, un premier plan de vêtements et d’armes qui ressemble à une nature morte, méditation sur la vanité, et au-dessus, les grands arbres parentaux. Côté père (l’ange, El), le dernier combat, transmettre. Isaac a connu autrefois dans sa chair le désir du père de sacrifier le fils, et son déplacement sur l’animal, un agneau. Il prévoit de transmettre à Isaü ; mais côté fils, Jacob, son cadet, revêt une fourrure de mouton et floue la puissance paternelle, obtenant sa bénédiction ; un second combat doit avoir lieu où Jacob puisse rencontrer un père en face sans dérobade et s’identifier à lui, pour établir un idéal du moi qui soit le produit de la métabolisation du pulsionnel.
« Jacob était seul, un homme vint le voir, El » (21), Jacob laisse alors tomber sa pelisse. Ecoutons les mots de ce combat à forces égales jusqu’à l’aube, une sublimation de la pulsion d’agression entre père et fils, une rencontre du masculin du père et du masculin du fils. « Je ne te lâcherai pas que tu ne m’aies béni » dit Jacob ; côté fils, ne pas lâcher, tenir le père dans un corps à corps, peau à peau avec lui jusqu’à être prêt à partir. « Tu as pu lutter avec moi et avec les hommes, je te bénis » dit El ; côté père, reconnaître la force du fils. Jacob dit à El : « dis-moi ton nom » ; El ne lui répond pas ; il voit sa capacité à la lutte et change le nom de Jacob, il l’appelle Israël, « lutteur d’El », il nomme aussi le lieu de leur rencontre, le « lieu de l’avancée.» Le lieu de l’agression est le lieu de l’avancée. Ce peau à peau de Jacob avec l’Ange figure un travail d’identification au père qui n’est ni empreinte, ni mimétisme, mais « action subtile du sujet, création et combat, qui remanie la topique interne de son appareil psychique au point d’un risque accepté d’altérité interne.» El refuse de dire son nom ; il touche Jacob au ressaut de la cuisse, le blessant au vif du nerf de la jambe ; Jacob le quitte en boitant et prend la route, conquérant.
De la fin d’analyse
Freud connaît la douleur qu’engendre l’impertinence créatrice à se saisir des transmissions d’une manière imprévue. Liant la règle d’abstinence à la règle d’association libre, il fait de l’analyse le lieu d’un combat créateur, de l’avancée par l’expérience de l’amour de transfert et de la castration. L’analysant peut tout dire, il ne lui sera pas tout répondu. L’asymétrie non pas dans la force au combat mais par le silence de celui qui garde ses secrets organise le désir de savoir de l’analysant ; don d’absence de l’analyste selon l’expression de J-L Donnet (22), Si les pères renoncent au sacrifice meurtrier des fils, ils transmettent le droit à hériter ; acceptant de penser leur mort future, ils en acceptent le symbole dans la vie, renoncer à la toute-puissance narcissique de posséder leurs fils, accepter que le fil des générations soit le véritable fil de la vie. Le fil du vivant se poursuit au-delà du père qui renonce à transmettre ce qu’il désirait transmettre. La véritable transmission a lieu sur fond de négatif parce qu’elle est ce processus d’identification qui inscrit le fil des générations dans la finitude : El met un terme au combat parce qu’il a assez duré et qu’il est temps de passer à autre chose. Pour cela, il décide de blesser Jacob, lui indiquant ce qu’est le temps :« la continuation de l’existence » (selon l’expression de Spinoza).
L’ensemble de la topique est en remaniement lors des mouvements d’identification. A chaque élargissement du moi, le processus d’identification tisse les retournements de pulsion : voir le père, se voir, être vu par lui ; il intègre l’épreuve de séparation et de différentiation, passe de la vie individuelle et de la conservation de soi à la conservation de l’espèce, dépasse le conflit entre nature et culture. Le vécu de malaise dans la civilisation à « devenir père » durant l’analyse remet en jeu le désir d’un enfant du père ; coté père et côté fils, l’identification crée un moi assoupli dans ses limites pour contenir du ça, un surmoi assoupli pour contenir la culpabilité d’agresser les liens dipiens et contre dipiens. Le travail analytique, la relation à l’objet et à la pulsion s’expriment par l’identification réciproque de l’analyste et de l’analysant, résultat de transmissions réciproques, mais pas d’une symétrie. La fin d’analyse n’est-elle pas côté analyste une problématique d’introjection de la fonction paternelle pour interpréter, en étai sur les transmissions reçues de la fonction analytique tout autant qu’en désidentification ? L’interprétation est une création ; issue du travail de répétition inlassable du même morceau de musique, ou issue de la copie des tableaux des maîtres ; elle s’en sépare pour les continuer ; la fin d’analyse, elle est particulièrement complexe pour l’analyste ; pour en finir la tentation du conforme est grande. Comment tenir l’élaboration de la part transformable de la pulsion de mort, sans fin sacrifiée ni conventionnellement instituée, sans s’expulser ou être expulsé ? L’interprétation de la fin d’analyse est un art.
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Notes de lecture
S. Freud (1939), L’homme Moïse et le monothéisme. Trois essais, p. 228, Paris Gallimard 1986, 256 pages
S. Freud (1933), L’abrégé de psychanalyse, Paris, Puf, 1967, 86 p.
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