Article de Elise Karlin publié dans le journal Le Monde le vendredi 28 août 2020
ENQUÊTE : Pendant le confinement, de nombreux psychanalystes se sont résolus à mener leurs séances par téléphone ou en visioconférence, contredisant un rituel vieux de plus de cent ans. Pourtant, professionnels et patients ont découvert des vertus à ce changement radical. Et, même si le retour au sein des cabinets est de nouveau la norme, l’expérience aura fait bouger les lignes.
Au départ, c’est juste un cauchemar. Assis sur le banc du jardin familial, Samuel (tous les prénoms des patients ont été modifiés) allume une cigarette en cachette. Il avale profondément la fumée, avec une jouissance extrême. Soudain, il entend quelqu’un dans la cuisine, dont la fenêtre est ouverte. Il guette le bruit avec anxiété, d’un coup, il se hâte, partagé entre la frayeur et l’excitation d’être découvert par sa mère. C’est à ce moment, souvent, qu’il se réveille.
Samuel n’est pas un adolescent – bientôt, il aura 45 ans. Dans son secteur d’activité, il jouit d’une certaine notoriété et de la reconnaissance de sa hiérarchie. Mais il continue de faire ce rêve récurrent : être pris en flagrant délit par maman. Il a fait dix années d’analyse, il s’est arrêté, il a recommencé. Depuis trois ans, il a de nouveau deux rendez-vous hebdomadaires sur le divan.
Ne laisser personne en souffrance
Le 16 mars, avant même l’annonce officielle du confinement, sa psychanalyste, une femme d’un certain âge, lui annonce qu’elle consultera désormais par téléphone. Samuel tombe des nues : « Une analyse par téléphone ! Ma psy, tellement stricte sur le cadre, tellement dans le respect des normes classiques de la cure ! Sur le moment, ça m’a mis en colère qu’elle ait peur de moi, que je représente une menace potentielle, celui qui pouvait apporter le virus dans son cabinet. Ensuite, ça m’a déçu qu’elle ait peur pour elle, comme n’importe qui, alors que j’en avais fait la statue du Commandeur. Et puis j’ai réfléchi. Finalement, ça m’a rassuré qu’elle soit capable de s’adapter, qu’elle ne me lâche pas, qu’elle ne me dise pas : “Au revoir et merci, revenez quand ce sera terminé…” »
Début juin, voici Samuel chez sa mère pour quelques jours. C’est l’heure de sa séance par téléphone, il est assis sur le banc du jardin familial et il allume une cigarette, machinalement. Bonheur absolu de la première bouffée. Soudain, il entend quelqu’un dans la cuisine, dont la fenêtre est ouverte. Samuel dissimule illico l’objet du courroux maternel, entre réflexe et grand émoi. « J’étais dans mon cauchemar… en vrai. Un truc de dingue. »
Ce vendredi-là, Samuel ne se contente pas d’éprouver la transgression suprême : en même temps qu’il la vit, il l’évoque en direct avec sa psychanalyste. « Jamais cette situation n’aurait pu avoir lieu autrement qu’au téléphone », dira-t-il plus tard.
Le téléphone, avenir de la psychanalyse ? La pandémie de Covid-19 et le confinement ont fait imploser la pratique traditionnelle. Pour de nombreux psys, terminé les séances en présence, le strict respect du cadre, l’usage du divan, le rituel du paiement. Le 17 mars, après l’allocution d’Emmanuel Macron, psychiatres, psychanalystes, psychologues, psychothérapeutes ont dû tout repenser dans l’urgence, imaginer consulter en l’absence de corps, le langage réduit aux mots, la désintégration du rituel.
« Certains de mes collègues avaient des positions très arrêtées, très hostiles aux séances par téléphone – nous avions eu l’occasion d’en discuter au moment des grèves de décembre. Avec le Covid, tous ont accepté. » Elisabeth Chaillou, psychiatre et psychanalyste
Pour ne laisser personne en souffrance – et continuer à gagner leur vie – la plupart des thérapeutes par la parole ont proposé à leurs patients déjà en traitement de le poursuivre autrement.
Elisabeth Chaillou, psychiatre et psychanalyste, membre de la Société psychanalytique de Paris (SPP), le confirme : « Certains de mes collègues avaient des positions très arrêtées, très hostiles aux séances par téléphone – nous avions eu l’occasion d’en discuter au moment des grèves de décembre [2019]. Avec le Covid, tous ont accepté. Bien sûr, le téléphone prive des éléments non verbaux du transfert qui s’expriment dans un cabinet et qui sont essentiels. Mais, en l’occurrence, il s’agissait de répondre à la demande de personnes qui en formulaient le besoin sans nous mettre en danger et surtout sans les mettre en danger eux, puisque, comme médecin, j’étais moi-même régulièrement amenée à me déplacer à l’extérieur, à ne pas respecter un confinement strict. »
Une plus grande proximité parfois…
Quelle que soit l’école de pensée à laquelle ils sont affiliés, les praticiens se sont adaptés. Certains avaient déjà expérimenté les séances en absence, pour des patients dans l’impossibilité physique de se déplacer, ou momentanément absents ou expatriés avant la fin de leur cure ; aucun ne pensait généraliser cette pratique par téléphone.
Frédéric de Rivoyre, psychanalyste, psychologue clinicien, membre du Cercle freudien et d’Espace analytique, a attendu une semaine après l’annonce du confinement avant d’envoyer un SMS à ses patients pour le leur proposer. Plus de la moitié a accepté.
Presque tous les patients de François Pommier, psychiatre, psychanalyste, membre associé de la Société de psychanalyse freudienne (SPF) et professeur de psychopathologie à l’université de Paris-Nanterre, ont accepté, comme ceux d’Hélène L’Heuillet, philosophe, psychanalyste, membre de l’Association lacanienne internationale (ALI) et maître de conférences à l’université Panthéon-Sorbonne, ceux de Julie Moundlic, psychologue, psychanalyste, membre de l’institut de l’Association psychanalytique de France (APF), ou encore ceux de Richard Rechtman, psychiatre, psychanalyste et anthropologue, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).
Parmi les patients de Julia Kristeva, philosophe, psychanalyste et écrivain, deux seulement ont refusé. « En principe, je suis opposée au téléphone,tient-elle à souligner. Simplement, dans ce moment social très précis où nous étions tous confinés, il a permis de partager son trauma avec une personne de confiance. Certaines solitudes nous conduisent à reformuler les liens. Le téléphone, à travers la voix, a créé une nouvelle forme d’intimité, une autre proximité sensorielle. »
« C’est plus fatigant et aussi plus intense : les résistances de certains patients, ceux que ma présence physique pouvait inhiber, ont sauté et des choses qui n’avaient jamais été dites ont enfin pu l’être. » Richard Rechtman, psychiatre, psychanalyste
Une proximité encore accentuée, pour Richard Rechtman, par l’usage de l’oreillette : « Vous avez la voix de votre patient dans la tête ! Du coup, certaines associations viennent plus vite… Mais, au téléphone, vous n’avez aucun temps flottant, vous êtes très attentif en permanence, notamment aux silences. C’est plus fatigant et aussi plus intense : les résistances de certains patients, ceux que ma présence physique pouvait inhiber, ont sauté et des choses qui n’avaient jamais été dites ont enfin pu l’être. »
Un autre psychanalyste, en séance par téléphone, s’est même surpris, alors qu’une patiente évoquait un traumatisme d’enfance particulièrement douloureux, à s’étendre lui-même sur le divan de son cabinet pour l’écouter : « Je voulais être le plus ouvert possible, le plus à l’écoute. Le téléphone a créé, dans certaines situations, une relation très forte, rendue possible par le contexte. »
… et un rapport différent avec le thérapeute
« Au bout du téléphone, il y a votre voix/Et il y a les mots que je ne dirai pas, murmurait Françoise Hardy dans son Message personnel, en 1973. (…)/Je veux/Je ne peux pas. » Le confinement a eu l’effet inverse : hors les murs, loin du divan et du regard de l’écoutant, des événements douloureux du passé ont soudain pu s’énoncer. « Je me suis surprise à ouvrir de nouvelles portes, à explorer des terrains sur lesquels je n’avais jamais eu le courage de m’aventurer en séance, reconnaît Amélie, danseuse professionnelle, 37 ans. J’étais loin, j’étais invisible. C’était plus facile. »
Confinée avec son compagnon, à qui elle n’a jamais dit qu’elle était en analyse, Amélie invoque des « réunions avec la troupe » pour s’enfermer dans leur chambre. Elle a gardé trois séances par semaine et choisi les écouteurs après avoir tenté le haut-parleur. « Ce flux dans mon oreille a créé une densité incroyable. Au début, ça m’a déroutée, mais, très vite, j’ai pris goût à cette intensité douce. »
Irène, journaliste, 56 ans, a, comme Amélie, accepté sans hésiter la proposition de sa psychanalyste. « Son cabinet est très loin de chez moi, je mets du temps pour y aller, je me ruine en taxi parce que je suis presque toujours très en retard, bref, c’est chaque fois compliqué. Un jour, je suis arrivée en pleurant de stress à cause d’un problème dans le métro… Le téléphone, c’était magique ! Pas d’appréhension une heure avant, pas de boule au ventre en arrivant, pas de fatigue après pour rentrer. Je pouvais me concentrer sur ce que j’avais envie de dire. »
« Cet adolescent, par exemple, qui m’a confié qu’il adorait ma voix… Hors de mon cabinet, j’ai eu l’impression que ma fonction était beaucoup moins sacralisée. J’ai mis un moment à trouver le ton juste. » Julie Moundlic, psychanalyste
D’autres, en revanche, n’ont même pas essayé. Hannah, 44 ans, traductrice, a exclu d’emblée l’usage du téléphone : « Discuter tranquillement avec mon analyste depuis mon canapé ? Impossible. D’abord, j’ai pensé que je ne voulais pas renoncer à la sacralité de la rencontre. Ensuite, j’ai compris que, de manière très paradoxale, j’avais besoin d’être sous son regard pour rester sur le qui-vive, ne pas m’abandonner. De chez moi, le lieu où je me sens protégée, et au téléphone, où on parle parfois sans réfléchir, c’était beaucoup trop d’un coup ! »
Au téléphone, surtout, le rapport est différent. L’éloignement crée une proximité, la possibilité d’un échange sur un pied d’égalité, comme une conversation entre amis. « Les patients ont commencé à me faire des remarques personnelles, des réflexions qu’ils ne se seraient jamais autorisées en ma présence, se souvient Julie Moundlic. Cet adolescent, par exemple, qui m’a confié qu’il adorait ma voix… Hors de mon cabinet, j’ai eu l’impression que ma fonction était beaucoup moins sacralisée. J’ai mis un moment à trouver le ton juste. »
De nouveaux repères à prendre
Le docteur François Pommier a trouvé ses repères un peu plus vite pour avoir beaucoup travaillé, il y a trente ans, sur la psychanalyse à l’épreuve d’une autre épidémie : « Le sida avait déjà provoqué un profond remaniement du rapport entre le malade et le médecin, nous obligeant à réinventer notre pratique, à repenser les liens, à recomposer les cadres et la temporalité… » A l’époque, il prend déjà au téléphone les malades les plus gravement atteints, ceux qui ne peuvent plus se déplacer ; à l’hôpital, il ouvre une consultation pour les soignants confrontés quotidiennement à la très grande souffrance et à la mort.
Hélène L’Heuillet, elle, a eu du mal à apprivoiser les silences : « La présence physique permet de sentir jusqu’à quel point on peut les laisser durer. Au téléphone, on évalue moins bien ces moments où le patient cherche le mot suivant. Du coup, parfois on parle tous les deux en même temps, on se coupe la parole… »
Il faut encore répondre à ces patients qui vous demandent : « Comment allez-vous ? » Cette question banale ne l’est plus lorsqu’un virus menace indifféremment le praticien et son patient, lorsque chacun de son côté, presque en miroir, vit la même situation, la même incertitude de l’avenir. « Il est rare qu’un patient me demande comment je vais, constate Sabine Sportouch, psychologue, psychothérapeute, rattachée à la SPP et qui exerce à l’hôpital du Kremlin-Bicêtre. Mais, avec l’épidémie, c’était une vraie interrogation, une inquiétude réelle. J’ai donc toujours répondu que j’allais bien. »
Il y a la santé physique, et il y a l’inertie de l’esprit, la solitude, le silence. Comme leurs analysants, les psychanalystes confinés éprouvent une nécessité nouvelle d’échanger, de se parler, de se retrouver. « Au-delà des débats sur la possibilité ou pas de faire une analyse au téléphone, explique Frédéric de Rivoyre, à un moment, j’ai eu besoin de maintenir un travail psychique pour mes patients comme pour moi. Avec une dizaine de collègues, on s’est mis à discuter de notre clinique actuelle autour de textes de Freud. On en a commenté un différent chaque semaine. Et c’était absolument passionnant. » Par Zoom le plus souvent.
C’est aussi l’occasion d’aborder les problèmes au fur et à mesure qu’ils se posent. Le lien d’abord : qui appelle qui ? Certains psychanalystes ont préféré téléphoner eux-mêmes à leurs patients en masquant la ligne, afin d’éviter de communiquer leur numéro de portable. Les autres, adeptes du SMS depuis longtemps, donc reconnus par leurs interlocuteurs, leur ont indiqué que c’était à eux de prendre l’initiative, à l’heure dite, comme on sonne à l’entrée du cabinet.
Une manière de leur laisser la possibilité d’oublier la séance, exactement comme dans la « vraie vie ». Il a d’ailleurs fallu rappeler que, même à distance, les séances oubliées étaient dues… Sébastien, 39 ans, professeur, a appelé son psychanalyste avec vingt minutes de retard. Il est tombé sur le répondeur. « J’étais furieux ! J’ai insisté jusqu’à ce qu’il décroche, même pour une séance diminuée de moitié. Je considère que ce moment-là est à moi, je le paie, même si je n’en utilise que cinq minutes, c’est mon choix. »
L’importance du cadre
Après le lien, le lieu. Tous les psychanalystes qui en ont eu la possibilité ont travaillé depuis leur cabinet, dans leur cadre habituel, tentant de maintenir les éléments nécessaires au transfert. Pour compenser l’absence du patient, sa manière de dire bonjour, de se tenir sur le divan, d’occuper l’espace, de tendre l’argent ou de le déposer sur le bureau, mais aussi pour faciliter son propre travail d’écoute, celui de praticien, qui laisse divaguer son esprit dans un lieu familier.
Le superviseur de Sabine Sportouch lui a même proposé, lorsqu’elle l’appelait, de lui montrer en visioconférence son environnement habituel, la pièce dans laquelle il avait l’habitude de la recevoir. Elle a refusé mais précise qu’elle s’est aménagé son propre cadre : dans son bureau de l’hôpital, elle a choisi un fauteuil particulier, qu’elle a orienté chaque fois dans la même direction, en allumant toujours la même lumière. « Je me suis rendu compte que l’essentiel n’était pas la rigidité du cadre, mais le maintien du lien en un lieu nouvellement défini et à heure fixe. Contrairement à ce que j’avais toujours supposé, j’ai facilement reconstruit un cadre, ailleurs ; ce qui était important, c’était que je m’y tienne avec rigueur. »
Les patients, consciemment ou pas, ont eux aussi aménagé de nouveaux cadres. Ceux qui étaient confinés en famille ont souvent décidé de s’isoler dans leur voiture. Samuel, lui, a instauré tout un rituel. Avant d’appeler, le vendredi, il commençait par baisser les stores du salon, avant de disposer les coussins de son canapé d’une certaine façon. Il a bien essayé de s’allonger sur son lit, mais la trop grande intimité du lieu l’a gêné. Une autre fois, il a posé ses pieds sur sa table basse pendant la séance ; il n’a pas pu les y laisser : « J’avais l’impression que ma psy me voyait, qu’elle me jugeait. Je me sentais désinvolte, limite obscène. »
Irène a choisi sa chambre, dans laquelle, avant chaque séance, elle a fait un ménage complet, la poussière, a passé l’aspirateur, le lit soigneusement tiré. Charlotte, 29 ans, dessinatrice, a commencé assise sur une chaise, habillée pour sortir. Mal à l’aise, elle a terminé en pantalon d’intérieur, couchée sur un tapis, les jambes en l’air contre le mur, la seule position qui lui permettait de parler tranquillement.
Gabrielle, 33 ans, qui rédige sa thèse à la campagne, s’installait au bord du lac voisin, avant d’y plonger la séance terminée. Elle est la seule à avoir commencé une psychothérapie pendant le confinement, avec un psychologue qu’elle n’a jamais rencontré physiquement. « Pendant qu’on faisait connaissance au téléphone, j’ai tapé son nom sur Google. Sa tête m’a plu, son discours aussi. J’avais besoin de quelqu’un qui m’écoute, j’allais mal. Ces séances m’ont fait du bien. »
Après le lieu, l’argent. Communiquer son RIB ou pas ? Faire payer à la séance ou à la fin du confinement ? Chèque ou espèces ? L’un des psychanalystes interviewés a commencé en indiquant à ses patients qu’ils pourraient payer plus tard. Il a changé d’avis lorsque l’un d’eux lui a fait remarquer, alors qu’il mettait de côté chaque semaine la somme équivalente aux séances honorées, que sa thérapie lui coûtait beaucoup plus d’argent que ce qu’il imaginait : « Quand je vois cette liasse de billets toujours plus épaisse à vous donner, ça m’arrache un peu la gueule… »
Un autre avait décidé de faire payer toutes les séances au téléphone après la fin du confinement, avant qu’une patiente lui lance : « C’est bien, vous n’avez pas besoin d’argent, vous ! » Julie Moundlic a pris soin d’enlever son adresse personnelle de son RIB avant de l’adresser à ses patients. La psychanalyste de Samuel lui a demandé un règlement en deux versements, en espèces, à déposer dans une enveloppe dans sa boîte aux lettres. Irène a envoyé des chèques, avec un petit mot. Frédéric de Rivoyre n’a rien demandé, il a attendu que ses patients abordent la question ; il a accepté les chèques et les virements, supporté sans rien dire les remarques consternées : « Comment ? Vous n’avez pas Lydia [une appli de paiement mobile] ?? »
Vers une évolution de la pratique ?
A la levée du confinement, presque tous les patients sont revenus. « La première séance en présence n’a pas été simple, avoue Amélie. J’avais l’impression d’avoir totalement régressé ! » Pour Hannah, tout a repris comme si la parenthèse n’avait pas existé. Irène ou Samuel, eux, ont demandé à conserver des séances par téléphone pour des raisons pratiques, liées à leurs activités professionnelles.
Pour l’instant, la plupart des praticiens reconnaissent qu’ils restent souples. Ils prennent encore au téléphone les patients qui ont peur de revenir malgré les mesures sanitaires – papier sur le divan, gel hydroalcoolique, masque, désinfection du fauteuil ; ils acceptent aussi pour ceux que cette solution arrange. Ils retardent à la rentrée, selon la situation sanitaire, la décision de revenir uniquement aux consultations « en présentiel ».
« Nous devons sortir du dogmatisme, répondre aux contraintes nouvelles de nos analysants. Le téléphone leur facilite la vie, pourquoi l’exclure ? Une première rencontre au cabinet est indispensable, mais, lorsque le transfert est installé, le travail peut se faire. » Richard Rechtman
Seul Richard Rechtman se dit clairement favorable à une évolution de la pratique analytique : « Le cadre tel qu’il existe a été pensé il y a un siècle ! Le concept reste valide, mais la société a bougé. Nous devons sortir du dogmatisme, répondre aux contraintes nouvelles de nos analysants. Le téléphone leur facilite la vie, pourquoi l’exclure ? Une première rencontre au cabinet est indispensable, mais, lorsque le transfert est installé, le travail peut se faire. »
Dans son cabinet du 5e arrondissement de Paris, un homme n’a rien changé à ses habitudes. Christophe Dejours, psychiatre, psychanalyste, membre de l’Association psychanalytique de France (APF), professeur au Conservatoire national des arts et métiers et professeur émérite de l’université Paris-Nanterre, a continué à recevoir ses patients, sans tenir compte du confinement. En tant que médecin, il en avait la possibilité. Il a juste cessé de leur serrer la main, et il a veillé à se tenir loin.
Mais, pour ceux qui n’ont pas souhaité se déplacer, il a absolument refusé la moindre consultation par téléphone : « J’en suis incapable. Je suis distrait, ma pensée fout le camp… J’ai besoin de la présence, des odeurs, des peurs – en l’absence de corps pour l’éprouver, il n’y a pas d’affect. » Tous les jours, ce septuagénaire a pris le métro pour aller travailler, à la stupéfaction de ses collègues. Il hausse les épaules : « Je suis médecin. Je n’ai pas l’habitude de me barrer. »
Spécialiste reconnu de la souffrance au travail, Christophe Dejours regrette ce qu’il considère aujourd’hui comme « une standardisation » de la psychanalyse : « Le téléphone, on ne peut pas dire que ce n’est pas de la psychanalyse, parce que le transfert se déploie dans l’écoute. Simplement, c’est une profonde dégradation de notre métier, et je suis indigné que les psychanalystes, même ceux qui y étaient farouchement opposés, l’acceptent désormais sans rechigner. Si c’est ça, l’évolution de la psychanalyse, quelle déception… » Un silence assourdissant lui a répondu lorsqu’il a formulé sa position à ses collègues, au cours d’un échange en visioconférence.
Sur le divan où elle est de nouveau étendue, Hannah reste convaincue que la contrainte, la confrontation des corps, est un élément fondamental de son travail d’analyse. A l’autre bout de Paris, un vendredi, enfermé dans un bureau, Samuel discute avec sa psy. Elle n’a pas encore rouvert son cabinet, mais, s’il avait fallu qu’il s’y rende, il aurait jonglé avec ses horaires, filé en taxi, perdu un temps infini. « Je suis donc très heureux que le cadre soit moins frigide » – il se reprend immédiatement : « Moins rigide ! » Quel que soit le lieu où elle s’exprime, la psychanalyse a de beaux jours devant elle.