Société Psychanalytique de Paris

Le destin de la SFP

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« On ne voit pas pourquoi, au prochain Congrès de Londres, elle [la SFP] ne serait pas reconnue par l’Association Internationale de Psychanalyse », avait assuré Daniel Lagache au lendemain de la scission, le 18 juin 1953, avec un optimisme rapidement démenti par l’annonce de son exclusion personnelle et de la non-reconnaissance de son groupe lors du Congrès de Londres le 26 juillet suivant.

Un Comité de cinq membres, parmi lesquels Phylis Greenacre, Jeanne Lampl de Groot et Donald W. Winnicott, se verra toutefois désigné par l’Exécutif central que préside alors Heinz Hartmann pour « établir les faits et présenter un rapport ». Dès la rentrée de 1953, il se met au travail. Lagache a rédigé un mémorandum [p.87] en juillet tandis qu’un rapport établi par Schlumberger, Benassy et Marty donne la version SPP de la scission. Les membres de la SFP craignent le peu de pouvoir accordé au Comité au regard de l’hostilité de la princesse qui, vice-présidente et amie d’Anna Freud, siège à l’exécutif, mais ils acceptent néanmoins de se soumettre à une enquête dont Wladimir Granoff rappelle : « Dans cette série d’entretiens, il s’effectua une répartition dynamique équitable, c’est-à-dire qu’aux plus durs, si je puis dire, à Mme Lampl de Groot en particulier, émanation directe du pouvoir central, fut dévolu le soin d’interroger les têtes dures; avant tout, les meneurs de la rébellion, au niveau qu’on disait à ce moment-là estudiantin. »

Le résultat de ces interrogatoires va se révéler défavorable à la SFP et, dès le mois de mai 1954, la Revue française de psychanalyse peut publier la nouvelle, répétée d’ailleurs en juin, lors de l’inauguration de l’Institut, puis en juillet : « Le Bureau de l’A.P.I. a refusé à l’unanimité cette affiliation. Seul l’enseignement de l’Institut de Psychanalyse, formé sous l’égide de la SPP, est reconnu comme valable par l’A.P.I. »

Un vote des membres de l’I.P.A. réunis en séance pleinière administrative lors d’un congrès international est statutairement indispensable pour l’admission d’une nouvelle société composante. D’une ville à l’autre et de congrès en congrès, c’est donc tous les deux ans seulement, pendant douze années, que la SFP va espérer son affiliation. Le refus de la Commission de 1954 sera ainsi entériné l’année suivante, au XIXe Congrès international de Genève « du fait de l’insuffisance de la formation et des capacités d’enseignement du groupe ». Les membres de la SFP ne jugeront pas opportun de renouveler leur demande à l’occasion du XXe Congrès qui se déroule précisément à Paris, organisé par Nacht, à la fin du mois de juillet 1957, et va voir son élection à la vice-présidence de l’I.P.A. [p.88] Rien d’officiel, en fait, n’apparaît avant le 11 mai 1959 où l’on apprend que « le principe d’une nouvelle demande d’affiliation a été pris à l’unanimité au cours de la réunion du Bureau élargi » de la SFP, décision suivie de la constitution d’un mémoire détaillé rédigé par Serge Leclaire, secrétaire de la Société, et adressé à l’I.P.A. le 4 juillet, au nom du président qui est alors Angelo Hesnard, par Daniel Lagache, vice-président.

« 15 titulaires (dont 13 médecins), 17 associés (dont 11 médecins)… 28 élèves admis à une didactique (20 médecins-8 non-médecins)… 22 refusés (7 médecins-15 non-médecins), 15 admis aux cures contrôlées (13 médecins-2 non-médecins) », un enseignement « dispensé pour une grande part dans le cadre de la Clinique des Maladies Mentales et de l’Encéphale », rien n’est négligé pour rassurer les Américains, farouches partisans d’une psychanalyse exclusivement médicale, et pour se montrer au moins aussi « orthodoxe » sur ce point que la SPP Hélas, le 28 juillet 1959, le Dr W. H. Gillespie, présidant à Copenhague la séance fatidique du congrès, ne s’estime pas convaincu. Il propose la nomination d’un nouveau Comité afin d’enquêter sur place, comme six ans auparavant, avant toute éventuelle reconnaissance.

Le 1er décembre suivant, une assemblée générale de la SFP approuve les démarches entreprises en vue de l’affiliation, malgré la perspective d’interrogatoires dont on imagine les répercussions qu’ils peuvent avoir sur les analyses en cours, malgré la nécessité d’extorquer à Lacan de nouvelles promesses pour qu’il applique enfin ces normes internationales avec lesquelles il joue, et se joue de tous, depuis huit ans. Il est vrai que cette approbation n’a pas été donnée sans de sérieuses motivations. Passé le temps euphorique de « la liberté », la SFP a senti grandir en elle ces tensions internes et ces cliva- [p.89] ges dont Serge Leclaire, avant même Clavreul, a souligné l’origine précoce. Un Colloque international, rassemblé à Royaumont en juillet 1958, a montré le relatif exil dans lequel se trouvent parqués ses membres, même si des témoignages amicaux leur parviennent de l’étranger à titre privé. On voudrait pouvoir discuter avec d’autres collègues des théories anglo-saxonnes nouvelles qui agitent le monde psychanalytique et ne se bornent pas à cette egopsychology de Hartmann, Kris et Loewenstein qui indigne tant Lacan. De plus, tout un groupe, autour de Lagache, se considère abusivement envahi par la notoriété grandissante de Lacan. Sa doctrine tend à s’imposer dans le public comme représentative de la pensée de la Société entière. Or, il n’en est rien, on le sait. Le recrutement des élèves en subit les conséquences, beaucoup se présentant parce que l’enseignement de Lacan les attire, exclusivement. Parmi ceux qui en sont les auditeurs fidèles, certains, tel Leclaire, estiment dommage qu’il n’ait pas sa juste place à l’intérieur d’une Association internationale qu’il ferait bouger de ses positions, jugées sclérosées, et qui lui assurerait à l’échelle mondiale une tribune méritée à leurs yeux.

Sur ce point, Lacan est d’ailleurs entièrement d’accord, car on oublie souvent, tant est restée vivace la trace de ses railleries anti-américaines, qu’il s’est montré depuis le début des tractations très désireux de voir aboutir la demande d’affiliation de la SFP Il s’est rendu à plusieurs congrès internationaux, bien présent en coulisse, multipliant les contacts personnels avec les membres influents de l’I.P.A. A Paris, c’est selon son désir que les « lacaniens » du Bureau négocient avec le Central exécutif.

Pour un moment, les partisans de l’introduction de ce « cheval de Troie » au sein de l’I.P.A. et ceux qui espèrent trouver à l’extérieur de la Société une alternative théorique et institutionnelle à l’exclusivisme lacanien, vont unir leurs efforts. Ils sont symbolisés au bureau de la SFP par ce que l’on a surnommé « la troïka », formée de Wladimir Granoff, Serge Leclaire et François Perrier, « tentative courageuse et désespérée pour marier l’eau avec le feu, pour permettre à la SFP de vivre, alors qu’elle était atteinte dès le départ d’un mal incurable », écrira Jean Clavreul en l964. Il n’indique toutefois pas qu’à cette « troïka » s’adjoignent parfois, pour former le « soviet », trois délégués des étudiants, Jean Laplanche, Victor Smirnoff et Jean-Paul Valabréga, tous bien proches de Lacan.

Comprenant Paula Heimann, Ilse Helman, P. J. Van der Leeuw, le petit comité désigné à Copenhague se donne pour secrétaire le Dr Pierre Turquet. Celui-ci, que Lacan saluait à son retour d’Angleterre en 1945 comme « le psychanalyste qui est mon ami Turquet », et qu’il désignera en 1967 comme le « nommé dindon (en anglais) dont il m’a fallu supporter en juillet 62 les propositions malpropres », prend un premier contact avec les membres de la SFP au mois de juin 1960. Des négociations s’engagent, ce qui explique peut-être en partie les attitudes plutôt provocantes de Jacques Lacan à l’égard des titulaires de la SPP présents au Colloque de Bonneval, en octobre. Serge Lebovici, surtout, désigné comme l’ennemi le plus virulent de la SFP au sein de l’I.P.A. depuis l’effacement de la princesse.

En mai 1961 ,la situation paraît se détendre et quelques négociateurs aménagent dans les coulisses du XXIIe Congrès international d’Edimbourg les bases d’un accord : la SFP retire sa candidature de société constituante et accepte le rang plus modeste de « Groupe d’étude sous le parrainage de l’I.P.A., par l’entremise d’un Comité ad hoc », formé des membres du comité précédent auxquels est adjoint Wilhelm Solms, analyste viennois, vite désigné à la SFP comme l’homme de main de Lebovici. Ce comité de parrai- [p.91] nage devra veiller particulièrement aux problèmes de la formation et à la bonne application de « Recommandations » très précises qui sont alors acceptées par les représentants officiels de la SFP Comme les statuts exigent pour tout Groupe d’étude qu’au moins trois membres de l’I.P.A. en fassent partie, le statut de membre « at large » (directement rattaché, à titre personnel) est accordé à Daniel Lagache, Juliette Favez-Boutonier et Serge Leclaire, le 2 août 1961.

Ces Recommandations portent essentiellement sur la formation des candidats. De même qu’en 1953, la pratique de Lacan dans ses analyses didactiques ne peut être admise par les instances internationales qui rappellent : au minimum quatre séances de quarante-cinq minutes, prolongation de la cure plus d’un an après le début du premier cas de contrôle, etc. Par ailleurs, l’élaboration d’un programme d’enseignement plus strict est réclamée, comme est soulignée la nécessité d’une grande circonspection en ce qui concerne l’éventuelle formation de candidats venant de l’étranger, pour ne pas faire double emploi avec les sociétés locales.

Bref, tout ce qui peut aller à l’encontre des façons d’agir de Lacan a été mis en batterie, assorti d’un renforcement des pouvoirs de la Commission des études dont la composition bigarrée garantit la non-allégeance. Les négociateurs de la SFP ont dû accepter que Hesnard et Laforgue soient tenus à l’écart de la formation, du fait de leur pratique très personnelle. Mais, lors de l’escale sur l’aérodrome de Londres, à ce qu’ils disent, on leur apprend l’existence d’une Recommandation supplémentaire dont ils ne se doutaient pas. Elle porte le numéro 13 et stipule : « Que les docteurs Dolto et Lacan prennent progressivement leurs distances d’avec le programme de formation et qu’on ne leur adresse pas de nouveaux cas d’analyse didactique ou de contrôle. » [p.92] Cette fois-ci, les choses sont claires et les noms prononcés. A chacun de se déterminer. Le 28 septembre, la présidente de la Société, Juliette Favez-Boutonier, « regrette que les Recommandations ne se bornent pas à énoncer des principes et mettent en cause directement des personnes » et conclut : « L’article 13 ne nous paraît pas acceptable. »

Tout va cependant concourir à le faire accepter. Le temps qui passe, les passions qui s’échauffent, les trahisons dont on s’accuse. La « surprise » de l’aérodrome ne peut en être vraiment une : personne n’ignore que Lacan est visé, et pas seulement par les membres du Comité exécutif de l’I.P.A. Les plus favorables, tel Serge Leclaire, souhaitent conserver son enseignement et sa liberté de parole, mais ils ne se font pas d’illusions : il va falloir le contrôler et réduire le plus possible son activité didactique. Sera-ce possible avec son accord ? Les négociations reprennent et dureront deux ans, avec promesses de Lacan, non tenues, bien sûr, puis colères, amabilités, injures, rapprochements, ruptures. Pendant ce temps, l’audience du Séminaire du mercredi s’accroît, chaque semaine gagnée fait des adeptes de plus.

Au début de 1962, les gestes symboliques, comme l’élection de Lacan à la présidence de la Société, avec Françoise Dolto, vice-présidente, flanqués de Lagache et de « la troïka », n’empêchent pas les réalités politiques. Serge Leclaire, secrétaire général, écrit le 2l mars à Françoise Dolto : « Je me permets de vous redire en toute simplicité que nous ne souhaitons pas que vous preniez pour l’instant la charge de nouvelles didactiques. » L’application d’au moins une moitié de « l’article 13 » est en marche…

L’année 1962 n’étant celle d’aucun congrès international, rien de bien net n’émerge des tractations souterraines, sinon, en juillet, des « rumeurs insistantes » selon lesquelles le statut obtenu à Edimbourg se verrait remis en question. Pourquoi d’ailleurs ne le [p.93] serait-il pas, puisque les Recommandations sont en fait pratiquement restées lettre morte ? Ces inquiétudes ne sont-elles pas également liées à l’élection, en février, de « l’ennemi mortel » Serge Lebovici, au poste de directeur de l’Institut, après la difficile éviction de Sacha Nacht, qui, au bout de neuf ans, voulait encore se maintenir à ce poste ?

Le 6 janvier 1963, le Comité Conseil de l’I.P.A. se réunit avec les membres de la SFP et sa pression doit se faire plus rude puisque le 2l janvier une motion du Bureau de la Société « affirme que ne saurait être envisagée pour quelque raison d’ordre politique que ce soit la mise en position d’exclusion de l’un des membres fondateurs de la Société ». Serge Leclaire est alors président, mais une affirmation si solennelle a des airs de dénégation. Dans dix mois, tout sera liquidé.

Le 19 mai 1963, Pierre Turquet expose oralement aux organismes directeurs de la SFP les grandes lignes du rapport que le Comité Conseil compte remettre à l’Exécutif central à l’occasion du prochain Congrès de Stockholm. François Perrier en note des extraits dont la diffusion à l’ensemble des membres de la Société, au mois de novembre suivant, provoquera remous et indignations. Pour le moment, y est-il dit, « ce qui domine aux yeux du Comité Conseil, c’est le problème Lacan. C’est un problème qui déborde même les affaires intérieures de la SFP pour retrouver la question du développement de la psychanalyse en France. Le fait que Lacan soit inacceptable pour l’I.P.A. ne semble pas avoir été bien saisi par le Bureau de la SFP Il convient de savoir qu’il doit être exclu de toute activité concernant l’enseignement et ce, pour toujours […]. Il est très douteux que la majorité de ses élèves soit analysée. Il joue à tort et à travers avec l’analyse du transfert. Il le manipule. » D’autres griefs suivent :on étudie Freud comme des clercs du Moyen Age, on néglige les travaux de la psychanalyse contemporaine, le transfert [p.94] négatif est ignoré, le théorique prime sur le vécu, on ne parle pas du fantasme; quant à la psychanalyse d’enfant, tout est à revoir, et cela d’ailleurs dans les deux Sociétés, etc. Conclusion : « Exclure Berge, Lacan, Dolto de la liste des didacticiens » et que Lacan « travaille en paix et à sa manière comme simple membre de la Société ». André Berge sera indigné lorsqu’il apprendra quelques mois plus tard cette demande d’exclusion qu’il attribuera, après courrier avec Turquet, à Serge Lclaire. Celui-ci aurait-il voulu offrir une victime de plus pour faire écran au sacrifice de Lacan ?

Une assemblée générale de la SFP, le 2 juillet 1963, réunit les membres et, pour la première fois, les stagiaires qui, statutairement, n’y avaient jamais participé mais dont une grande partie, pro-lacanienne, colore différemment interventions et débats. Serge Leclaire rappelle à tous l’histoire et les principes de la Société : style de relative liberté, libre choix de l’analyste, du contrôleur, des cours ou des séminaires. « Il n’y a jamais eu d’assistance obligatoire, d’examen de contrôle. Il n’y a jamais eu de pointage à l’entrée. » Encore que ces pratiques, déjà à l’époque, y aient bien perdu de leur virulence, c’est l’image de l’Institut qui est ici évoquée. Mais cette liberté comporte ses inconvénients avec « la création de cercles fermés à l’intérieur de la Société », la fabrication d' »élèves qui ont une formation très univoque ». « On entend certaines fois, sur le mode plaisant assurément, formuler par tel tenant d’un petit cercle que ce qui se passe dans tel autre cercle de toute façon ça n’a aucun intérêt, voire même que ça n’est pas de l’analyse. » Quant aux séances de la Société où pourraient et devraient se réunir les tendances opposées, elles n’attirent guère les conférenciers ni les auditeurs. Bien que les négociations soient au bord de la rupture, il faut, dit Leclaire, « maintenir et soutenir la demande d’affiliation à [p.95] l’A.P.I., restaurer et développer les échanges avec le Mouvement Psychanalytique ».

Une motion en ce sens, votée par 17 voix contre 4 et 1 bulletin nul (soit la moitié seulement des membres de la SFP) au terme d’une longue discussion, n’est encore qu’une de ces manoeuvres temporisatrices où chacun réfugie ses incertitudes et sa mauvaise conscience. Peut-on vraiment rayer Lacan d’un trait de plume ? Pourquoi n’accepte-t-il aucune concession ? Comment le faire plier ?

Le 14 juillet, quelques-uns se décident : Piera Aulagnier (qui ne tardera pas à se désolidariser de cette action), Jean-Louis Lang, Jean Laplanche, Jean-Bertrand Lefèvre-Pontalis, Victor Smirnoff et Daniel Widlöcher. Ils publient une motion, dite « des motionnaires », qui met en accusation la laxité de la commission des études face aux normes de formation exigées et réclame leur application pour sauvegarder l’actuel statut de Groupe d’étude accordé par l’I.P.A. Un espoir anime certains d’entre eux à cette époque, et c’est peut-être la raison de la présence temporaire de Piera Aulagnier : cette ferme prise de position ne va-t-elle pas impressionner davantage Lacan que le jeu ambigu de Leclaire ? Le décider à négocier ?

En fait leurs motivations sont complexes, à la limite du contradictoire :analysés ou élèves de Lacan, ils veulent obtenir l’affiliation de la SFP avec Lacan en son sein, tout en constatant, pour reprendre une remarque de Jean Laplanche, qu’il y a « incompatibilité entre le fonctionnement d’une Société d’analystes et le maintien tel quel de la position de Lacan dans notre groupe ». Mais Lacan se sait en position de force, menace ceux qui ourdissent son exclusion ou promet appui et prestige à qui le soutient, avec cette même alternance de charme et de violentes colères qu’on lui avait connue deux ans auparavant. De nouveau, la rumeur de sa [p.96] dépression, voire de son imminent suicide, se met à circuler. On ne peut négliger le fait que nombre de ses analysés se trouvent désormais en position de « Brutus », ce qu’on ne manque d’ailleurs pas de leur rappeler, comme s’ils pouvaient l’oublier, eux qui, lorsqu’on les interroge, revivent ces moments avec tant d’intensité, vingt ans après.

Wladimir Granoff n’est pas de ceux-là : son ancien analyste, Marc Schlumberger, grand ami autrefois de Françoise Dolto et de Juliette Favez, est cependant resté lors de la première scission au sein de la SPP qu’il a même présidée durant deux ans. Diplomate discret, s’enveloppant volontiers de secret et de sous-entendus, Granoff s’exhibe peu durant ces années et laisse le devant de la scène à ses deux partenaires de « la troïka ». Mais il ne demeure pas inactif pour autant, écrivant volontiers aux uns et aux autres ce qu’il pense de la situation. S’il se trouve marqué par l’enseignement de Lacan, il ne lui est pas transférentiellement lié, et tout le pousse à jouer la carte internationale.

Lors de la séance administrative du XXIIIe Congrès qui se tient à Stockholm en juillet 1963, Granoff se voit nommé, sur proposition du Comité Conseil, quatrième « Member at large » de l’I.P.A. Contrairement aux prévisions pessimistes de Leclaire en juillet, le Conseil exécutif décide également de maintenir le statut de « Study Group » de la SFP Une directive (« Minute », dans le texte original) en neuf points, très nette, conditionne toutefois cette prolongation : « Le Dr Lacan n’est plus désormais reconnu comme analyste didacticien. Cette notification devra être effective le 31 octobre 1963 au plus tard. Tous les candidats en formation avec le Dr Lacan sont priés d’informer la Commission des études s’ils désirent ou non poursuivre leur formation, étant entendu qu’il sera exigé d’eux une tranche supplémentaire d’analyse didactique avec un analyste agréé par la Commission des études. Cette [p.97] notification devra être effective le 3l décembre 1963 au plus tard. »

C’est un ultimatum. Brutal, aussi peu admissible dans son exigence que les « candidats » interrompent leur analyse en cours, que les ruses et les manoeuvres dilatoires de Lacan qui l’ont provoqué. Tout va désormais se dérouler très vite, et, de nouveau, tant pis pour les élèves que les uns et les autres ont entraînés dans une aventure qui n’a plus de psychanalytique que le nom.

Le dimanche 13 octobre 1963, deux réunions importantes se tiennent. L’une, à la demande des « motionnaires » (sauf Piera Aulagnier), pour faire savoir à Pierre Turquet leur existence, leur analyse de la situation et envisager avec lui les possibilités d’action. Serge Leclaire est indigné de ce que le secrétaire du Comité Conseil ait accepté une invitation privée, hors Société, mais il ne peut l’empêcher. Quant à l’autre groupement, il comprend Juliette Favez-Boutonier, Daniel Lagache, Wladimir Granoff et Georges Favez qui rédigent, afin de la présenter le lendemain à la Commission des études où elle sera votée, la motion suivante : « Le Dr J. Lacan ne figure plus sur la liste des membres titulaires habilités à l’analyse didactique et aux contrôles à dater de ce jour. » Le Rubicon est franchi…

Lors des Journées d’automne de la SFP, une semaine plus tard, l’atmosphère sera particulièrement amère et la scission présente à tous les esprits. Serge Leclaire a convoqué une assemblée générale le 10 novembre pour y présenter, pense-t-il, la démission collective d’un Bureau désormais scindé en deux. Il décide finalement de la consacrer à une ultime tentative de réflexion et de discussion, mais les jeux sont faits. Dès le lendemain, il publie la « décision » du Bureau de « faire en sorte que ne soit pas appliquée la motion de la Commission des études du 14 octobre ». [p.98] Simple « décision », ce texte est une sorte de motion de confiance et devra donc être approuvé par une nouvelle assemblée générale, processus en deux temps qui rappelle celui de la motion de Mme Codet, dix ans auparavant

Le 19 novembre 1963, l’assemblée générale désapprouve la « décision » par 27 voix contre 16 et l bulletin blanc. Ce soir-là, tous les membres ont voté. Le président, Serge Leclaire, Françoise Dolto, vice-présidente, et François Perrier, secrétaire scientifique, démissionnent immédiatement.

Le lendemain, 20 novembre, dans l’amphithéâtre du service du Pr Delay, Jacques Lacan tient son Séminaire. Il l’entame par ces mots : »Je n’ai pas l’intention de me livrer à aucun jeu qui ressemble à un coup de théâtre. Je n’attendrai pas la fin de ce séminaire pour vous dire que celui-ci sera le dernier que je ferai […]. Je demande qu’on garde le silence absolu pendant cette séance. » Ce séminaire, dit « Des noms-du-père » sera effectivement l’unique sur ce thème, et le dernier se déroulant à Sainte-Anne, car le pr Delay profite de la circonstance pour ne pas lui accorder plus longtemps l’hospitalité.

« Trouver dans l’impasse même d’une situation la force vive de l’intervention… », le vieux mot d’ordre de 1945 garde son efficacité. Deux mois après cet adieu et ce bannissement, c’est à l’Ecole normale supérieure que Lacan, revenu sur sa décision, reprend le 15 janvier 1964 son Séminaire sur le thème nouveau des « Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse ». Pour la première fois, il s’éloigne des structures institutionnelles au sein desquelles il avait jusqu’alors dispensé son enseignement pour entrer dans le siècle et se ranger du côté des philosophes. Son discours, s’adressant de plus en plus à des non-analystes, va privilégier une théorisation destinée aux intellectuels qui lui assureront une répercussion culturelle [p.99] considérable. Quant à « la clinique », elle y paraîtra secondaire, essentiellement représentée par les allusions qu’il multiplie aux sottises que disent les autres, d’après lui, sous cette rubrique, présente toutefois dans la salle, en la personne de ses analysants. Peu à peu, le mythe de « l’analyse avec Lacan » fera de cette épreuve initiatique la garantie et le brevet d’une qualification pratique et théorique sans égale, et, bien des années plus tard, l’influence des non-analystes s’étant révélée prépondérante, l’accent mis sur la pure théorie placera presque la cure analytique en position de formation « de surcroît ».

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