Les sombres années se préparent. En Autriche, le 11 mars 1938, c’est l’Anschluss. Bientôt, les nazis envahissent la Berggasse, Anna Freud est retenue par la Gestapo. Il faut émigrer, ce à quoi Freud, accompagné de sa femme et sa fille, se décide enfin, grâce à l’entremise de la princesse. Son passage à Paris, le 5 juin 1938, lui vaut un afflux de photographes. Il les fuit pour se reposer quelques heures, sans contacts directs avec la Société psychanalytique « en raison des fatigues du voyage », dans la villa que Marie Bonaparte possède à Saint-Cloud. Il s’embarque le soir même pour l’Angleterre.
Dès mars 1938, la SPP a protesté contre « les persécutions dont est victime le Pr Freud » qu’elle a nommé, ainsi que sa fille Anna et Ernest Jones, « membre d’honneur » le 16 mai. A partir de juin, elle intensifie l’accueil des émigrants venus à la suite de René Spitz ou Heinz Hartmann, projetant même avec Paul Schiff de créer pour eux une catégorie spéciale de « membres associés étrangers » qui leur assurerait une caution professionnelle que le protectionnisme médical français ne leur offre pas.
Le 1er août, le XVe Congrès international de Psychanalyse se tient à Paris, marqué par des dissensions vives entre Européens et Américains à propos de la pratique des non-médecins. « Par chance, écrira avec ingénuité Ernest Jones, tout le problème fut relégué au deuxième plan par la guerre imminente et, depuis, les relations entre les deux continents ont été des meilleures… » Les liens se resserrent d’ailleurs entre la SPP et la Société britannique, et les membres des deux groupes se retrouvent en avril 1939 chez la princesse. Mais un autre type d’alliance va balayer tous les projets.
Au mois d’août 1939, l’accord germano-soviétique est signé. Le 1er septembre, Hitler envahit la Pologne, le 2, c’est en France la mobilisation générale et le 3, à 17 heures, la déclaration de guerre à l’Allemagne. « Ce sera la dernière guerre » proclament les bulletins radiophoniques. « Ma dernière guerre », ironise à Londres Freud, qui meurt le 23 septembre. Dans ses colonnes, Le Figaro commente la nouvelle : « Nous ne savons ce que l’avenir réserve au pansexualisme de Freud. Il fut l’objet, en France comme dans le monde entier, d’un engouement qui n’a pas laissé un brillant souvenir. Le refoulement, les complexes, le jeu analytique des rêves, ont mené souvent à une littérature et à des pratiques avilissantes. Si le freudisme a guéri des névroses, il apparaît aussi à beaucoup de psychiatres qu’il en a créé et qu’il a fait des victimes. »
Pour une fois, la réalité historique va sembler confirmer les habituelles prophéties des Cassandre : la psychanalyse, « science juive », doit disparaître pendant les mille ans que durera le nouvel ordre aryen…
En France, la drôle de guerre déferle. On a fermé en mai 1940 le local de l’Institut de Psychanalyse, après avoir mis à l’abri livres et documents. Le 13 juin, veille de l’entrée des Allemands dans Paris, Sophie Morgenstern, une des premières analystes d’enfants, se suicide. Partout les psychanalystes ont été mobilisés, « médecin de bataillon dans un obscur « Régiment de Travailleurs », comme la plupart des médecins naturalisés », se souvient Rudolf Loewenstein. Après l’armistice, il va se réfugier dans le Midi et donner quelques cours à Marseille. En 1942, il émigrera en Amérique pour y rejoindre René Spitz et Raymond de Saussure. Nacht est à Saint-Tropez, la princesse également, qui va s’embarquer pour la Grèce rejoindre son fils. René Allendy, réfugié à Montpellier, meurt le 12 juillet 1942 après une agonie dont témoigne son Journal d’un médecin malade.
Paul Schiff parviendra non sans peine à rejoindre les gaullistes pour s’engager dans les Forces françaises libres où il combattra jusqu’à l’écrasement des troupes hitlériennes. Quant à Daniel Lagache, replié à Clermont-Ferrand avec l’université de Strasbourg lors de la débâcle, il y organise une consultation médico-psychologique d’enfants et d’adolescents inadaptés. Il diffuse ainsi dans les milieux médicaux plutôt hostiles sa conception d’une « psychologie clinique », déjà aux origines de la première « licence libre » de psychologie qu’il avait créée à Strasbourg et qui servira de modèle en 1947 à la licence nationale. Son isolement prolongé en province, du fait de la guerre et de ses suites, puisqu’il reviendra en poste à Strasbourg après la Libération, ne sera sans doute pas sans conséquences sur sa situation marginale et ses futures options au sein de la Société psychanalytique de Paris.
A Paris, c’est l’Occupation. Georges Parcheminey (1888-1953) est chargé par le Pr Laignel-Lavastine de réorganiser le département psychanalytique de l’hôpital Sainte-Anne. « Dans sa première leçon sur la psychanalyse à Sainte-Anne, en présence de plusieurs offiiers allemands, il a parlé de son maître, Freud, raconte Rudolf Loewenstein. Il paraît que les officiers allemands ne revinrent plus. » John Leuba y maintient également des consultations, ainsi que Philippe Marette, le frère de Françoise Dolto. Bientôt, c’est le Pr Jean Delay qui assure l’intérim de la chaire et maintient l’équipe des analystes « malgré la désapprobation allemande ». L’imprégnation psychanalytique se fait ainsi à bas bruit et conduit des jeunes internes à entreprendre discrètement leur analyse didactique.
Tranchant sur le silence de rigueur, Romain Rolland publie en 1942, chez Albin Michel, Le Voyage intérieur et dans un hommage à Freud inclut cette remarque : [p.38] « La psychanalyse s’est vite révélée, à partir de Freud lui-même et de l’évolution constante de sa doctrine personnelle, bien plus un mouvement culturel qu’une discipline au but déterminé et close. »
Jean-Paul Sartre au contraire se montre beaucoup plus réservé dans L’Etre et le néant, paru en 1943, à l’égard d’un Freud qui, s’il le crédite d’intuitions de génie, lui paraît fort critiquable d’un point de vue philosophique. Il entame ainsi sa récusation de l’inconscient freudien, antinomique de la conception husserlienne de la conscience qu’il défend, comme des notions de « liberté », de « choix » et d’engagement qui caractérisent son approche de l’homme. Il inaugure en fait, dès cette époque, les rapports ambivalents qu’il entretiendra durant toute sa vie avec la psychanalyse et les psychanalystes.
Pour qui feuillette les Annales médico-psychologiques de 194l à 1944 – car L’Evolution psychiatrique a cessé de paraître, comme la Revue française de psychanalyse – , le mot « psychanalyse » n’apparaît qu’une seule et unique fois dans le titre d’un article courageusement intitulé par Michel Cénac : « Psychiatrie et psychanalyse. L’apport de la psychanalyse à la psychiatrie ». Par contre, ce texte ne figure dans l’index des matières que sous le seul mot « psychiatrie »… Car, on ne sait pas très bien comment on le sait, mais, la psychanalyse, c’est interdit.
Il est à ce propos important de noter que durant toutes ces années où la collaboration va fleurir, il ne se trouvera personne en France pour former quelque « Société » de récupération comme cet « Institut allemand de Recherche psychologique et de psychothérapie », fondé à Berlin dans les années 30 par le Pr Goering, parent du Reich- marschall, et complaisamment patronné par Carl Gustav Jung. Seul le rôle de René Laforgue reste difficile à apprécier et si, de nos jours, les critiques à son égard semblent moins virulentes ses tendances pro-allemandes [p.39] continuent à lui être reprochées. Ses amis assurent que sa maison dans le Midi fut un refuge pour de nombreux résistants, qu’il faisait parvenir des vivres à des amis juifs cachés dans Paris. Ses adversaires l’accusent, entre autres compromissions, d’avoir participé à l’un de ces « voyages pour intellectuels français en Allemagne » qu’organisait le sculpteur préféré de Hitler, Arno Breker, fin 1941 .Il est encore bien ardu de se faire une opinion précise sur ces années terribles où ce qui demeurait du petit monde analytique n’échappa pas au mélange de secrets honteux, de mesquineries envieuses et de vengeances passionnelles qui caractérisait alors la France. On peut toutefois remarquer que le nom de Laforgue n’apparaît plus que très rarement après 1945 dans les comptes rendus de la SPP, même s’il figure encore sur les listes jusqu’à sa démission en octobre 1953, après la scission, où il rejoindra les rangs de la Société française de Psychanalyse. Il publie et intervient ailleurs, avant et après son séjour au Maroc, dans le groupe Psyché puis à la SFP et dans des Congrès, ceci jusqu’à sa mort en 1962, mais dans l’immédiat après-guerre les analystes de la Société psychanalytique de Paris, malgré la présence parmi eux de nombre de ses analysés, l’ont manifestement mis à l’écart.
Il faut aussi tenir compte de sa personnalité, avec les amours et les haines qu’elle a pu susciter, comme les jalousies éveillées par les rapports étroits qu’il entretenait avec ses analysés. Un certain nombre de ceux-ci ne formaient-ils pas le « club des piqués », comme ils .se dénommaient joyeusement, rassemblés, avant et après la guerre, dans.sa propriété pour y poursuivre durant les vacances, entre deux repas ou bains dans la piscine, leurs séances d’analyse ? Les célébrités ne manquèrent pas de 1926 à 1962, de Jean Dalsace, Jean Rostand, l’éditeur Denoël ,Maryse Choisy à Alain Cuny ou Ménie Grégoire. parmi bien d’autres. [p.40] Se succédèrent également sur le divan de Laforgue les éléments d’une filiation psychanalytique dont les prises de position intellectuelles, morales, religieuses et institutionnelles à venir ne peuvent être dissociées du personnage princeps de leur formation didactique. Leur nom réapparaîtra sans cesse dans les années qui suivent et leur union « fraternelle » sera déterminante : André Berge, Françoise Dolto, Juliette Favez-Boutonier, Georges Mauco et Blanche Reverchon-Jouve.
Si Laforgue demeure dans sa propriété provinciale durant l’Occupation, ses analysés vivent à Paris et, malgré le couvre-feu, se rencontrent et organisent des discussions psychanalytiques auxquelles participent amicalement Marc Schlumberger (1900-1977), esprit non conformiste, fin et plein d’humour, fils du cofondateur de la NRF et John Leuba (1884-1952), originaire de Suisse, géologue avant de faire ses études de médecine, qui sera le premier président de la SPP au sortir de la guerre.
Dans les Annales médico-psychologiques, on voit apparaître les noms de Maurice Bouvet, élève de Laignel-Lavastine, qui va bientôt entreprendre une analyse avec Georges Parcheminey; de René Diatkine, étudiant à la faculté de Marseille avant de revenir à Paris dans le service Heuyer et de commencer son analyse avec Jacques Lacan; de Georges Favez, analysé de Hartmann puis, brièvement plus tard, de Nacht; de Pierre Marty, futur analysé de Marc Schlumberger, qui cosigne en 1943 une étude sur la « Résurgence des instincts alimentaires à la faveur de la disette chez les psychopathes »…