Société Psychanalytique de Paris

La scission de la SPP en 1953

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Alain de Mijolla,
8, rue du Commandant Mouchotte, 75014 Paris

La scission de la Société Psychanalytique de Paris en 1953,
quelques notes pour un rappel historique

Référence à citer : Mijolla Alain de (1996), La scission de la Société Psychanalytique de Paris en 1953, quelques notes pour un rappel historique, Cliniques méditerranéennes, 1996, 49-50, p. 9-30.

Au même titre que les individus, les institutions ont une histoire sur laquelle, comme eux le plus souvent, elles n’aiment pas se pencher. Il peut sembler paradoxal que des sociétés groupant des psychanalystes, pourtant confrontés à longueur de leur vie quotidienne à des processus d’historicisation individuelle, se montrent si rétives à l’exploration et à la reconstruction de leur passé, mais il est de fait qu’il a fallu attendre un délai de près de quarante ans pour qu’un des épisodes les plus importants de l’histoire de la psychanalyse en France puisse se voir publiquement évoqué. Sans doute chacun préfère-t-il continuer à croire qu’il échappe à la répétition et que ce qu’il vit dans le présent est original, sans commune mesure avec un  » avant  » qui serait alors le rappel qu’existe aussi un  » futur  » où il ne sera plus. Certainement, en ce qui concerne la scission qui a déchiré en deux la Société Psychanalytique de Paris en 1953, a-t-il également été nécessaire de panser des blessures, d’oublier des mesquineries, voire des passages à l’acte haineux en réponse ou non à de violentes ruptures affectives. Le  » feu du transfert « , comme disait Freud, a bien souvent embrasé ceux qui, analystes confirmés ou en formation, se trouvaient liés les uns aux autres par l’actuel d’un divan ou les reliquats d’une analyse didactique.

J’aime citer, en avant-propos à toute étude sur les scissions qui agitèrent le mouvement psychanalytique français de 1953 à 1964, une phrase du rapport que Pierre Turquet a rédigé pour le bureau de l’Association Psychanalytique Internationale afin de lui rendre compte d’une mission d’information effectuée en juin 1960 : «  Ce rapport ne prétend pas être complet. Le tableau est confus. La vérité n’est pas aisée à trouver. « 

Aussi n’est-ce pas sous l’angle de la  » vérité  » d’une enquête policière que nous rappellerons quelques éléments de l’histoire de la scission de 1953, nous gardanr bien de distribuer blâmes ou récompenses comme de démêler l’écheveau d’événements et de prises de position parfois difficiles à apprécier. Nous chercherons plutôt à dégager ce qui a donné son importance, voire son caractère paradigmatique à une scission qui n’était pourtant pas la première division douloureuse de l’histoire de la psychanalyse. Du fait des circonstances de sa survenue comme de la personnalité de ceux qui en furent les acteurs, elle s’est trouvée à l’origine de bouleversements dont l’histoire du mouvement psychanalytique mondial continue de porter les traces, bien d’autres ruptures qui lui succédèrent n’en étant que la répétition ou la conséquence. Il n’y a pas d’explication univoque à un tel événement et la liste des facteurs en jeu que nous évoquerons ne vise pas à une quelconque exhaustivité. Bien d’autres causes peuvent être invoquées, bien d’autres motifs seront sans doute découverts au fur et à mesure du temps, lorsque l’effacement des passions permettra confidences et production de documents encore demeurés secrets.

À titre de première hypothèse, pour brosser de loin le décor, je proposerai comme circonstance spécifique de la position originaire que la scission de 1953 occupe dans l’histoire du mouvement psychanalytique, le fait de la mort de Freud, à l’orée d’une guerre qui allait achever de bouleverser l’organisation du monde qu’il avait connu et qu’il avait tant contribué à faire évoluer.

De son vivant, il apparaissait à tous comme la référence psychanalytique indiscutable et ne se privait pas de l’affirmer, en 1914 par exemple :

 » Dans les pages qui suivent, je me propose d’apporter une contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique. Cette contribution présente un caractère subjectif qui, je l’espère, n’étonnera personne, de même qu’on ne trouvera sans doute pas étonnant que j’y parle du rôle que j’ai moi-même joué dans cette histoire. C’est que la psychanalyse est ma création : pendant dix ans c’est sur ma tête que s’abattaient les critiques par lesquelles les contemporains exprimaient leur mécontentement envers la psychanalyse et leur mauvaise humeur à son égard. Je crois même pouvoir affirmer qu’aujourd’hui encore, où je suis loin d’être le seul psychanalyste, personne n’est à même de savoir mieux que moi ce qu’est la psychanalyse, en quoi elle diffère d’autres modes d’exploration de la vie psychique, ce qui peut être désigné par ce terme ou ce qui pourrait être mieux désigné autrement. « 

De fait, personne n’aurait alors osé prétendre publiquement au titre de psychanalyste sans son aval direct ou indirect. Certes, il avait apparemment délégué ses pouvoirs d’intronisation et de gestion à l’Association Psychanalytique Internationale et cru un temps pouvoir davantage s’appuyer sur son Comité secret, mais sa présence effective garantissait un suprême recours en cas de besoin.

Après le 23 septembre 1939 il n’allait plus en être de même, ce dont on s’aperçut vite en Angleterre où les discussions qui éclatèrent entre les partisans d’Anna Freud et ceux de Mélanie Klein portèrent essentiellement sur ce qui, après Freud, devait être considéré ou non comme faisant partie intégrante du corpus psychanalytique freudien et pouvant être enseigné comme tel . La situation de guerre et la mise en sommeil de tout fonctionnement international dans un mouvement psychanalytique éclaté par les nécessités de l’émigration, jointes au fait que les deux femmes qui s’affrontaient n’avaient pas une soif véritable du pouvoir institutionnel, aboutirent à l’édification d’un  » compromis « , solution que l’on pourrait qualifier de démocratique en raison de la coexistence reconnue et acceptée au sein d’une même société de théories et de pratiques divergentes.

Cette notion de démocratie avait pris à l’issue de la guerre une résonance très forte pour ceux qui avaient combattu le fascisme et s’apprêtaient à se heurter à l’autocratisme stalinien. Elle allait de même s’appliquer à l’idéologie manifeste des sociétés psychanalytiques : il ne fallait pas qu’un seul puisse désormais décider de ce qui était psychanalytique et de ce qui ne l’était pas, de qui pourrait ou non se présenter comme  » psychanalyste « , aucun auteur ni aucune nation ne devant prétendre être la réincarnation de Freud afin d’imposer sa vérité comme l’unique. L’idée n’était pas nouvelle, et l’on se souvenait en France des discussions auxquelles la naissance de la Revue Française de Psychanalyse avaient donné lieu en 1926 : voyant que les Français toujours  » réticents  » hésitaient à placer leur revue sous son patronage, Freud avait négocié : inscrivez plutôt  » Section française de l’Association Psychanalytique Internationale « . N’’était-ce pas pour lui un garde-fou à ce qu’il pressentait de la propension française à faire cavalier seul et à échapper ainsi aux normes consensuelles acceptées par ce grand ensemble dont il croyait, ou feignait de croire, qu’il réussirait à garantir la survie de ses découvertes sans en altérer outre mesure les fondements ?

C’est en tout cas autour de questions fort proches qu’allaient se jouer les événements auxquels la scission de 1953 a donné leur aboutissement.

Survol chronologique

Avant de revenir plus précisément sur la complexité des situations qui ont mené à la scission de 1953, peut-être n’est-il pas inutile d’en rappeler brièvement la chronologie. Sur le plan des faits, tout s’est déroulé en deux ans, de juin 1952 à juin 1954.

Le 17 juin 52, au cours d’une réunion de la Société Psychanalytique de Paris, le règlement du futur Institut de Psychanalyse est adopté, présenté par Sacha Nacht qui est nommé directeur pour cinq ans. Il s’entoure de deux Secrétaires scientifiques, Maurice Benassy et Serge Lebovici, et d’un Secrétaire administratif qui est encore en formation et se révélera particulièrement actif, Henri Sauguet. Mais la durée de ce mandat en forme de blanc-seing choque quelques opposants, particulièrement animés par Daniel Lagache, qui y voient un coup de force de Nacht qui est alors également président de la SPP

En Juillet 1952, les relations amicales entre Sacha Nacht et Jacques Lacan se manifestent lors du second mariage de Nacht qui a lieu chez André Masson, beau-frère de Lacan. Ce dernier et Sylvia Maklès-Bataille en sont les témoins. Un an plus tard ils ne se parleront et ne se rencontreront plus jamais.

À la rentrée les discussions se multiplient autour de cet institut en préparation et, fin décembre, l’opposition aux pouvoirs octroyés à Nacht est suffisamment forte pour que celui-ci propose sa démission. Lacan devient Directeur provisoire pour permettre à la situation de se rétablir et aux statuts de s’élaborer. Les forces sont alors assez égales, car un certain nombre de membres – faut-il rappeler ici que ces décisions ne sont prises que par les seuls membres titulaires ? – tels Françoise Dolto ou Juliette Favez-Boutonier, cherchent alors moins à faire échouer la totalité du projet d’institut qu’à limiter le pouvoir jugé excessif que Nacht veut s’allouer. A ce moment précis, le vent souffle plutôt de leur côté, mais un fait nouveau va jouer un rôle déterminant.

Nacht a en effet proposé des statuts placés sous le signe de la neurobiologie. Lacan, un peu avant ses vacances de Noël à Megève, en rédige d’autres, plus ouverts, inspirés en partie par les remarques de Freud dans La question de l’analyse profane. La princesse Marie Bonaparte, dont le rôle est encore important à l’époque, annote le projet de Nacht de propositions d’amendements. Elle ne l’aime pourtant guère, mais elle se sent plus proche de ses vues biologisantes et médicalisantes que des propositions plus culturelles de Lacan.

Elle fait un peu figure historique dans cette histoire, car outre son âge, sa situation et ses relations, elle a été une proche amie de Freud qu’elle a contribué à arracher aux griffes nazies. Elle s’est de plus comportée en mécène avant la guerre à l’égard de la Société Psychanalytique de Paris qu’elle a contribué à fonder . Si ses générosités sont devenues moins évidentes, ses liens avec Anna Freud et avec l’Association internationale, par exemple par l’intermédiaire de Rudolf Loewenstein qui gagne alors une place importante aux États-Unis, lui confèrent un poids politique qui n’est pas à négliger. N’est-ce pas elle qui, dès l’appel de fonds lancé en 1949 pour créer l’Institut, a organisé des collectes à l’étranger, en particulier auprès des Rockfeller ? Sa voix va se révéler décisive. Alors qu’elle s’était montrée plutôt hostile à Nacht du fait de l’opposition qu’il manifestait aux non-médecins, le 13 janvier 1953 elle confie à son journal qu’elle  » change de bord  » . Elle ne supporte pas les manières de Lacan, désapprouve sa pratique, n’admet pas qu’il doive prochainement accéder au poste représentatif de président de la SPP Elle décide donc d’abandonner le groupe Lagache pour celui de Nacht, ce qui va se montrer déterminant dans la suite des événements.

Le 20 janvier 1953, l’Assemblée générale de la SPP vote les statuts de l’Institut de Psychanalyse selon la version proposée par Nacht avec quelques amendements de la Princesse, qui s’en verra nommée  » membre d’honneur  » lors de son Assemblée de Fondation le 21 avril suivant, hommage qui sera jugé par les lacaniens comme la véritable raison de son changement d’alliance. Un autre vote suit, qui place Lacan à la présidence de la SPP, conformément à la tradition puisqu’il en était vice-président. Ce qui est moins conforme, c’est qu’un autre candidat, Michel Cénac, lui a été opposé, en particulier par la Princesse, et que Lacan ne se trouve élu qu’avec une voix de majorité, alors que Nacht, victime d’un accident de cheval, n’a pas participé au vote… Le clivage est net et cette élection déclenche la bataille autour de la structure qui symbolisera désormais le pouvoir, la  » Commission de l’enseignement  » : qui va la composer, qui va la présider ?

Dès le 3 février, lors de la réunion du conseil d’administration de l’Institut, la technique de Lacan est à nouveau mise en accusation, à l’occasion de la présentation de certains de ses candidats devant cette Commission. Il justifie alors  » les libertés  » qu’il a prises par le fait que  » la réduction de la durée des séances, ainsi que leur rythme moins fréquent, a un effet de frustration et de rupture dont l’action est considérée par lui comme bénéfique « . Nacht, de retour, Marie Bonaparte, Mâle et Parcheminey protestent tandis que Lagache plaide seul en sa faveur. A la fin de la séance, Nacht fait accepter à l’unanimité – donc, une fois de plus par Lacan – le maintien des normes fixées antérieurement.

Le 22 février, R. Loewenstein écrit à la Princesse qui le tient régulièrement au courant des événements parisiens :  » Ce que vous me dites de Lacan est navrant. Il a toujours présenté pour moi une source de conflit, d’une part son manque de qualités de caractère, d’autre part, sa valeur intellectuelle que j’estime hautement, non sans désaccord violent, cependant le malheur est que quoi que nous soyons convenus qu’il continuerait son analyse après son élection, il n’est pas revenu. On ne triche pas sur un point aussi important impunément (ceci entre nous). J’espère bien que ses poulains analysés à la va-vite, c’est-à-dire pas analysés du tout ne seront pas admis. « 

Le 5 mars 1953 s’ouvre l’Institut de Psychanalyse, ce qui est à distinguer de son inauguration qui n’aura lieu qu’un an plus tard. En fait, il s’agit d’annoncer publiquement que la Société Psychanalytique de Paris, redevenue simple  » société scientifique « , est déchargée de ses fonctions d’enseignement au profit du nouvel organisme. Nacht y fait un premier cours qui porte sur l’histoire de la psychanalyse.

Tout se cristallise alors autour des formalités d’inscription à l’un des trois cycles progressifs d’enseignement qui ont été organisés dans le but d’assurer la  » formation la plus appropriée « , pour reprendre l’expression de Freud . L’aubaine est bonne pour éliminer certains sujets jugés pervers ou trop malades, au nom du  » bien analysé « , c’est-à-dire par un membre titulaire de la SPP, dont l’Institut fera son critère de première sélection. Tandis que la répartition des élèves commence, à l’origine de nombreuses réunions, certains, comme Jean Favreau ou Michel Fain, se hâtent de présenter leur mémoire d’adhérent pour devenir membres de la Société et échapper aux formalités contraignantes qu’ont à subir ceux qui aspirent à la nouvelle formation. D’autres s’agitent et l’on constate en mai une grande effervescence parmi les étudiants. Ils ne supportent pas l’organisation très stricte et à leurs yeux trop scolaire en cycles annuels qui leur est proposée. On leur demande de signer, ce que plusieurs d’entre eux avaient déjà fait, l’engagement de ne pas se prévaloir du titre de psychanalyste avant d’y être autorisés par l’Institut. Des droits d’inscription jugés excessifs leur sont réclamés. Bref, une série d’exigences liées à une institution qui se crée leur sont imposées, souvent avec maladresse mal ressentie. Pour la plupart, ces  » étudiants  » ont largement dépassé l’âge de toute scolarité et se trouvent souvent investis de grandes responsabilités dans leur profession de médecins ou de psychologues. Enfin et surtout, l’état de régression qu’ils vivent dans leur condition d’analysants en cours d’analyse didactique les pousse à projeter leurs sentiments hostiles sur cette image de la toute-puissance psychanalytique que représente désormais  » l’Institut « , image qui s’imposera et persistera de façon durable. Leur mécontentement commence à se manifester bruyamment et l’une des premières à mettre le feu aux poudres est Jenny Roudinesco-Aubry, médecin des Hôpitaux de Paris, analysée de Nacht et proche de Lacan. Des réunions de protestation et de discussions se tiennent et donnent lieu à des résolutions de surseoir à tout engagement avant d’avoir eu connaissance des statuts (il y a 51 signatures), parfois à des menaces, voire des violences.

Du côté des autorités, les réunions se multiplient entre les séances scientifiques ou administratives de la SPP, celles de l’Institut et de la Commission de l’enseignement, au rythme de plusieurs par semaine, certaines se succédant même au cours de la soirée. Ce sont d’ailleurs toujours les mêmes membres titulaires qui se retrouvent et poursuivent sous ces diverses étiquettes des discussions de plus en plus âpres.

Le 2 juin, au cours de l’une d’elles, de violentes attaques sont lancées contre Lacan. Celui-ci s’est montré proche des étudiants, essentiellement parce qu’il en a un grand nombre sur son divan, inflation liée à son succès et à sa pratique des séances à durée variable. Cette pratique, condamnée par le groupe de Nacht au nom des normes internationales, risque de faire refuser à ceux qui sont en analyse avec lui le label de  » didactique  » qui ouvre l’inscription aux cours de l’Institut, et donc à leur future reconnaissance comme psychanalystes. Lacan, qui mène une politique assez louvoyante durant cette période, se voit pris à partie par ceux qui lui reprochent son attitude favorable aux étudiants alors même qu’il est président de la SPP Il fait amende honorable ce 2 juin sous forme d’autocritique, assurant qu’il va rentrer dans le rang, que ses analyses didactiques sont régularisées depuis janvier (ce qui n’est pas exact) car :  » Il a donné, dit-il, depuis 5 ans, le meilleur de lui dans l’intérêt de la psychanalyse, il a aussi donné le pire, il a agi avec une passion qui a pu, certes, être maladroite. S’il ne se discipline pas facilement, il ne désire en fait qu’une chose, travailler avec toute son amitié pour ses collègues, il désire que l’Institut vive et désire y travailler. Il demande de voter la confiance, le malaise n’étant pas si grave. Il s’engage à faire tout ce qu’il pourra, il souhaite continuer à travailler en harmonie avec ses collègues, comme il l’a fait depuis longtemps. « 

Mais il est trop tard et si, manifestement, il n’envisage pas une scission, il n’en est pas de même autour de lui. Du côté des nachtiens, on veut le mettre au pied du mur et une motion de défiance à son égard est déposée, récusant sa capacité de continuer à exercer la présidence. Du côté des opposants conduits par D. Lagache, des réunions secrètes, auxquelles il n’assiste pas, préparent la soirée critique du mardi 16 juin.

Ce soir-là, la motion de défiance à Lacan est votée, entraînant sa démission immédiate. D. Lagache, amené à le remplacer en tant que vice-président, déclenche un coup de théâtre en lisant une déclaration selon laquelle lui, Françoise Dolto et Juliette Favez-Boutonier démissionnent de la SPP et annoncent la fondation de la Société Française de Psychanalyse. Pierre Mâle, alors assesseur du Bureau, est appelé à la présidence mais annonce qu’il remet cette fonction au doyen d’âge de la Société, Georges Parcheminey. Cette soirée dramatique n’est pas pour autant terminée car Blanche Reverchon-Jouve et surtout Jacques Lacan, dont on saura qu’il avait été prévenu la veille de ce qui se tramait, se lèvent et annoncent qu’ils démissionnent à leur tour.

La Société Française de Psychanalyse est donc créée et l’on peut se demander si D. Lagache est si heureux de voir y adhérer un Lacan tenu à l’écart jusqu’au dernier moment. Quoi qu’il en soit, l’annonce en est diffusée immédiatement, précipitation qui rendra tout recul impossible et qui va déterminer le déroulement de ses dix années d’existence.  » Tout d’abord, par rapport à la Société Psychanalytique de Paris, que nous venons de quitter, nous ne connaissons aucune différence de doctrine en ce qui concerne la théorie et la technique de la Psychanalyse « , précise un communiqué de D. Lagache daté du 18 juin qui se termine par :  » Nous combattons pour la liberté de la science et pour l’Humanisme. L’Humanisme est sans force s’il n’est pas militant. « 

Mais les conjurés ont oublié qu’on n’est pas membre à titre personnel, sauf exception, de l’Association Psychanalytique Internationale, mais par société constituante interposée. Tous ceux qui ont démissionné de la SPP ne font donc plus, ipso facto, partie de l’A.P.I.  » J’ai écrit à Hartmann à ce sujet en le mettant au courant de tout. Aussi à Jeanne Lampl et à Sarasin. A Anna Freud, je vais plutôt téléphoner « , écrit la Princesse à Loewenstein.  » Il me semble qu’ils ne peuvent être agréés par l’Internationale jusqu’à ce qu’on voie quelle technique de formation des candidats ils emploient. C’est-à-dire que la question ne devrait se poser que dans deux ans et pas à Londres; car le lacanisme risque de s’étendre : loi du moindre effort (c’est Marie qui souligne). Je trouve fâcheux que Lagache ait suivi ce fou…  » Lacan, de son côté, écrit à également à R. Loewenstein, à M. Balint et à H. Hartmann, mais le 6 juillet, la Secrétaire honoraire de l’A.P.I., Ruth Eissler, rappelle aux scissionnaires que le  » Business Meeting  » du très prochain Congrès International de Londres où leur statut doit être évoquée leur sera fermé. Lors de celui-ci, le 26 juillet, un comité formé de Ruth Eissler, de Philis Greenacre, de Mrs Hopper, de Jeanne Lampl de Groot et de Donald Winicott est désigné pour enquêter sur la situation en France.

Dès la fin de juin chacun a commencé de s’organiser, les uns pour boucher les trous liés au départ des scissionnaires, les autres pour créer de nouvelles structures d’enseignement les  » Groupes d’études de la SFP  » Le 8 juillet, une première réunion dans l’Amphithéâtre de Sainte-Anne où va désormais les accueillir le Pr. Delay permet à J. Lacan de faire une communication sur  » Le symbolique, l’imaginaire et le réel « .

En septembre, a lieu le Congrès des Psychanalystes de Langues romanes, prévu à Rome, auquel les Italiens ont invité les deux groupes à se réunir séparément. Du côté de la SPP, Lacan, ex-rapporteur désigné, se trouve remplacé par Francis Pasche, qui fait un exposé sur l’angoisse et la théorie freudienne des instincts, et par R. Diatkine et S. Lebovici qui traitent des fantasmes chez l’enfant. Après leur départ, une deuxième version du congrès leur succède avec les membres de la SFP et Lacan y prononce son fameux discours sur  » Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse « . C’est un moment important, car il y cristallise un processus parvenu à maturation dont on peut percevoir l’annonce un an auparavant dans une lettre qu’il avait adressée à Rudolf Loewenstein, en octobre 1952, et dans laquelle il laissait entendre qu’il avait enfin trouvé son axe théorique . Cette précision n’est pas inutile car elle explique en partie son attitude durant ces mois de crise et sa certitude d’un destin qui va s’affirmer dans les années qui suivront.

Au début de l’année 1954, la commission de l’A.P.I. enquête et une lettre de Jeanne Lampl de Groote à Ruth Eissler , ne mâche pas ses mots : il faut intervenir rapidement pour interdire à la SFP toute fonction d’enseignement : Lacan est brillant, intelligent mais on ne peut compter sur lui (unverlässlich) et il est  » fou  » (verrückt). Quant à Lagache, ses rapports avec l’Université constituent un danger pour l’avenir de la psychanalyse en France. Plus que la chaire de Psychologie, elle évoque ici les liens qu’il a établis avec la Faculté de Médecine et le Pr. J. Delay. N’a-t-il pas écrit dès juillet 1953 dans son  » Mémorandum  » sur les événements qu’ » un Institut d’Etudes Psychanalytiques sera organisé à la rentrée universitaire, en liaison avec l’Université et la Chaire de Clinique des Maladies mentales  » ?

Le 1er juin 1954 a lieu rue Saint-Jacques l’inauguration de l’Institut de Psychanalyse et du Centre de traitement qui l’accompagne, à l’image des Instituts de Berlin et de Vienne, placé sous la direction de M. Cénac et de R. Diatkine. Après P. Mâle, président de la Société, S. Nacht, directeur de cet institut pour les huit ans qui viennent, prend la parole et, comme jadis E. Pichon, insiste sur la médicalisation garante du sérieux de l’entreprise. Les enseignants,  » à une exception près « , il s’agit évidemment de la princesse, sont tous  » des médecins psychiatres, d’anciens internes, d’anciens chefs de clinique psychiatrique « , etc. L’ombre du Pr H. Claude est même invoquée par une citation :  » Nos élèves sont désormais initiés, non pas à la pratique, mais à une connaissance exacte de la doctrine freudienne. « 

Les prises de position du pouvoir politique à l’égard de cette entreprise privée se laissent percevoir dans l’absence d’André Marie, ministre de l’Éducation Nationale,  » appelé auprès du Président de la République « , comme dans les allusions que fait son directeur de cabinet, M. André Portal, qui se déclare désireux  » de rester étranger aux polémiques qui peuvent diviser des savants de la psychanalyse  » mais glisse un texte dont il n’est manifestement pas l’auteur : « Il faut rappeler que les enseignements auxquels vous attachez du prix existent déjà à l’Université, et, en particulier, à la Faculté de Médecine de Paris […]. On y montre les possibilités multiples de la médecine psycho-somatique, on y applique les différentes méthodes d’exploration clinique de l’inconscient, on y enseigne aussi d’une manière à la fois théorique et pratique, la psychanalyse freudienne et on y dirige les analyses didactiques et les analyses sous contrôle qui préparent à l’exercice de la psychanalyse. »

Face aux structures d’enseignement françaises traditionnelles, le nouvel Institut n’a pour lui que sa reconnaissance internationale. La princesse M. Bonaparte ne manque pas de le rappeler, ne manquant pas, comme à l’accoutumée, de prononcer la phrase qui fait autorité : « Elève moi-même de Freud, auprès de qui je passai tant de mois chaque année à Vienne… » Ernest Jones, ancien Président de l’I.P.A., venu de Londres, précise très nettement :  » L’Institut que nous inaugurons aujourd’hui est le seul que l’A.P.I. reconnaît en France comme apte à donner l’enseignement nécessaire à la pratique de la psychanalyse. » Privée/publique, internationale/nationale, la guerre de la formation est déclarée.

La situation dans les années cinquante

Il faut faire ici un retour en arrière pour mieux comprendre ce qui a sous-tendu cette suite d’événements. La psychanalyse est, de par la nature de sa théorie et de sa pratique, indissolublement liée au milieu socioculturel dans lequel elle baigne comme aux circonstances historiques ou aux idéologies dans lesquelles elle s’implante, s’épanouit, évolue ou dépérit. Il est impossible dans le cadre d’un simple article d’étudier en profondeur les conditions qui ont peu à peu mené à la scission de 1953, aussi devrons-nous nous borner à en rappeler brièvement quelques-unes.

On peut en effet distinguer des conditions extérieures à la seule psychanalyse et à la seule France, et d’autres plus directement liées à l’histoire et à l’évolution du milieu psychanalytique français.

1. La situation dans le monde de l’Après-guerre

D’un point de vue très général, cette histoire s’ancre dans les conditions de vie de l’après-guerre. La Seconde Guerre mondiale a été à l’origine d’un bouleversement considérable de toutes les valeurs et de la plupart des organisations dans le monde. Les atrocités nazies ou japonaises, les destructions atteignant les populations civiles sans que personne puisse se croire vraiment à l’abri, les excès de privation qui marquèrent du sceau de la mort, de la souffrance et de la précarité les années 1939-1945 furent suivies d’une explosion de liberté et de désir de vie auxquels la psychanalyse sera associée avant que le monde ne se scinde en blocs soumis à la loi des deux grandes puissances, l’Amérique et l’URSS.

Mais elle se voit également influencée dans ses débats et dans son expansion par les aléas des nouveaux conflits. En URSS elle a été totalement rejetée et il faudra attendre plusieurs décennies pour que l’image d’un psychanalyste russe devienne imaginable. En Europe elle est exsangue, la plupart des pionniers ayant émigré ou étant morts, l’interdiction de la  » science juive  » dans les pays soumis pendant plusieurs années au nazisme ayant bloqué toute formation de générations nouvelles, sauf en Angleterre.

La situation est bien différente en Amérique. Dès la fin de la guerre, la prédominance américaine se révèle incontestable et se manifeste dès le Congrès de Zurich en 1949, auquel participe Lacan qui y fait sa communication sur le stade du miroir, ou le Congrès d’Amsterdam en 1951. Les émigrés, juifs pour la plupart, qui ont échappé à la mort qui leur était promise en Allemagne, en Autriche, en Europe centrale, voire en France, comme Rudolf Loewenstein, ont dû beaucoup travailler pour s’assimiler et conquérir sur le Nouveau Continent la prééminence que leur valait leur proximité de Freud et leurs anciens travaux. Beaucoup de leurs collègues américains d’origine n’ont-ils pas été jadis leurs élèves respectueux dans les Instituts de Berlin ou de Vienne ? Ils sont pour la plupart devenus plus américains que les Américains et ils ont compris l’importance l’existence d’une organisation psychanalytique internationale à laquelle, par son président Ernest Jones interposé, tant d’entre eux doivent d’avoir pu survivre.

Un autre facteur leur donne ce pouvoir de discrimination que leur passé déjà leur confère. Anna Freud, si elle s’est établie et a choisi de demeurer en Angleterre, n’a pas trouvé au sein de la British Psychoanalytical Society l’accueil qu’elle aurait pu espérer. On sait que les années de guerre ont été occupées par les Controverses qui opposèrent ses partisans à ceux de Mélanie Klein. Le compromis qui s’ensuivit et porta sur les conditions de formation des futurs analystes ne pouvait que la satisfaire à moitié. Elle se tournera donc plutôt vers ses anciens amis établis aux États-Unis et cautionnera du prestige de son nom leurs tendances hégémoniques. On sait qu’à sa mort c’est aux Américains qu’elle confiera la garde de ses archives, au grand dam des Anglais.

2. La situation de la psychanalyse en France

En France, la psychanalyse bénéficie dans le public d’une vogue liée à l’image qui nous en vient des États-Unis, par exemple par les films. Les Américains sont encore considérés comme nos libérateurs et ce que montre Hollywood de leur  » way of life  » fascine un grand nombre de Français, surtout parmi les jeunes adolescents que les années de guerre ont condamné à tant de frustrations sans leur offrir la possibilité de participer à la lutte armée. Mais un clivage s’établit vite et le blocus de Berlin en 1948-1949, la guerre froide et les consignes du jdanovisme exacerbent les affrontements entre intellectuels communistes et anticommunistes dans le monde occidental.

Outre les échos de ces facteurs internationaux, le mouvement psychanalytique français porte les traces de profondes divisions liées à la guerre et aux quatre années de l’Occupation. Tout le monde ne se retrouve pas sur le même plan à la Libération, car les psychanalystes ont suivi des routes différentes . Rudolf Loewenstein est parvenu à émigrer avec sa famille en 1942, comme Marie Bonaparte qui s’est exilée en 1941 en Crète puis en Afrique du Sud. Sacha Nacht est entré dans la clandestinité de la Résistance et n’a échappé que par miracle aux suites d’une incarcération à Drancy, Paul Schiff a fui la Gestapo pour s’engager dans l’armée qui libérera la France, Daniel Lagache a continué d’enseigner à Clermont-Ferrand où s’est repliée la Faculté de Strasbourg, Les autres, tels Jacques Lacan, Françoise Dolto, John Leuba, Marc Schlumberger ou Georges Parcheminey sont demeurés dans le Paris occupé et ont repris leur pratique, assurant progressivement mais en cachette une activité psychanalytique qui permettra cependant en 1945 d’assurer la relève.

Le seul vrai problème dont les conséquences se feront sentir lors de la scission de 1953 est l’attitude de René Laforgue qui a tenté maladroitement de créer une section française de l’Institut allemand de Psychothérapie où Mathias Goering gérait les dépouilles de la Société Psychanalytique Allemande démantelée par le nazisme. Ses collègues s’en sont douté, ses amis ont minimisé son rôle, ses analysés et ses élèves récuseront après la Libération des accusations qui ne pourront être étayées que quarante ans plus tard, avec la découverte en Allemagne de sa correspondance .

A la Libération, les comptes ne parviennent pas à se régler franchement et Laforgue sort acquitté du procès pour collaboration que lui ont intenté certains de ses collègues. Ce climat de rancunes et de culpabilité dans le mensonge laissera des traces profondes, même s’il semble concerner essentiellement une ancienne génération que la situation nouvelle de la psychanalyse en France va laisser un peu en arrière. On sait que les pionniers français n’avaient guère été productifs.

La relève psychanalytique se manifeste avec enthousiasme. Ils sont jeunes, ils ont été formés rapidement au cours de cures psychanalytiques menées à la hussarde, comme celle de Serge Lebovici par S. Nacht, ou dans les circonstances peu orthodoxes d’alertes et de défense passive, comme celle de Francis Pasche par John Leuba. Certains sont des résistants, juifs en général et fortement engagés dans les réseaux organisés par le P.C.F. Marqués par la clandestinité, par l’horreur du génocide qui a frappé leurs proches, ils ont peu de points communs avec leurs collègues parisiens et encore moins avec René Laforgue. Son attitude durant l’Occupation et ses prises de position anti-soviétiques, dont on sait qu’elles contribueront à le conduire au Maroc dans la crainte d’une invasion russe, ne peuvent que les choquer.

Mais Laforgue n’est pas isolé. Les particularités de sa pratique depuis l’origine peu  » orthodoxe  » ont contribué à former autour de lui un cercle de partisans résolus à le défendre. Françoise Dolto et Juliette Favez-Boutonier sont d’anciens membres de ce  » Club des piqués  » que formaient ses analysés lors de vacances psychanalytiques en commun dans sa propriété de la Roquebrussane. Les liens transférentiels considérables qui ont été ainsi tissés déterminent des blessures narcissiques considérables chez ceux qui assistent à la déconsidération, à l’opprobre même qui atteint l’image idéalisée de leur analyste. Celui-ci se trouve peu à peu écarté des structures directrices de la société dont il demeure, avec la Princesse, l’un des derniers fondateurs, et la rupture des disciples qui lui restent fidèles avec ceux qui l’ont condamné – sans preuves, pense-t-on alors – n’en sera que plus inéluctable et plus cruelle.

Comment la collégialité dans un même projet d’Institut entre les jeunes Juifs résistants, membres du P.C.F. et les analysés de Laforgue serait-elle possible ? Comment ne pas lire à l’énoncé de leurs noms l’annonce de déchirures que 1953 ne fera que mettre au grand jour ? Mais, dans tous les textes publiés, rien n’en sera dit.

Par ailleurs, des organisations parallèles ne manquent pas d’exploiter ces différences et de s’inscrire dans le courant d’intérêt pour la psychanalyse que le grand public commence à manifester. Maryse Choisy fonde le cercle et la revue Psyché autour d’une idéologie floue qui mêle la religion, avec Teilhard de Chardin, les disciples de Jung, avec Charles Baudouin, les universitaires, comme Daniel Lagache qui y rode son projet de Vocabulaire, des scientifiques marginaux, comme Jean Rostand, des psychanalystes s’affirmant chrétiens, comme Françoise Dolto, et René Laforgue qui est partie prenante, sur le plan financier également, dans la création de cette entreprise oecuménique. Un public cultivé se voit alors sollicité et les réunions du cercle comme le contenu de sa revue assurent l’impact de cette présentation très particulière de la psychanalyse dans les milieux bourgeois, particulièrement auprès de ceux qui espèrent unir un jour psychanalyse et catholicisme. C’est aussi dans ce public que se trouveront quelques années plus tard bien des auditeurs des réunions publiques de la SFP ou des premiers Séminaires de Jacques Lacan.

Peut-être ces conflits et ces oppositions se seraient-ils négociés autrement s’il n’y avait eu à cette époque la présence simultanée de trois hommes aux fortes personnalités qui allaient incarner les tendances divergentes qui se manifestaient chez les psychanalystes français. Ils allaient également reprendre à leur compte et à leur façon certains des clivages qui avaient déjà failli faire éclater la SPP avant la guerre. A cette époque, on distinguait ceux qui se voulaient fidèles à Freud et se réclamaient de l’A.P.I., tels Marie Bonaparte et Rudolf Loewenstein, et ceux qui rejetaient l’autorité de  » Monsieur Freud  » et tout internationalisme au profit d’une psychanalyse qui aurait à s’adapter à l’enseignement médical universitaire et à une pratique psychiatrique française, comme par exemple Édouard Pichon, Angélo Hesnard ou, déçu de n’avoir pas été reconnu par Freud, René Laforgue.

Ils ont tous trois la cinquantaine. S’ils ne s’affirment pas maintenant, il sera trop tard. Ils sont suffisamment différents pour représenter les trois courants qui n’ont jamais cessé de coexister en psychanalyse et suffisamment talentueux pour espérer placer le futur Institut et son mode de formation sous la prédominance de celui qu’ils privilégient.

Sacha Nacht, né en 1901, est le plus âgé et le plus ancien titulaire de la SPP des trois. La vocation médicale qui a orienté sa vie en fait un partisan d’une formation de type médical et il réservera jusqu’en xxx l’exercice de la psychanalyse didactique aux seuls titulaires du diplôme de Docteur en Médecine. Bien des portraits de lui ont été tracés et nous ne ferons que rappeler son autoritarisme de surface, la rudesse de certaines de ses manières et la qualité de son sens de l’organisation. Daniel Lagache, de trois ans le plus jeune, est un universitaire dont la carrière s’est montrée exemplaire. Il souhaite que l’enseignement de la psychanalyse suive les chemins traditionnellement ouverts de l’enseignement public et ses efforts pour promouvoir la formation des psychologues, dont il a créé la licence en 1947, en fait un partisan des non-médecins. Entre les deux, Jacques Lacan, sur lequel bien davantage encore a été dit et écrit. Ce qui semble le plus important à l’époque, outre le fait qu’il ne soit guère capable d’adhérer longtemps à quelque systême que ce soit, y compris les siens, c’est qu’en ces années cinquante il a senti s’affirmer la maîtrise de sa pensée, ce dont témoigne le  » discours de Rome  » qui va marquer pour lui comme pour ceux qui le suivront une ère nouvelle de la théorie psychanalytique.

Pourquoi leur opposition va-t-elle se focaliser sur la création d’un Institut de Psychanalyse ? Celui qui avait été ouvert en 1934 n’avait pas fait tant d’histoires ni occasionné tant de conflits, les oppositions portant alors davantage sur l’acceptation de  » la doctrine freudienne  » ou sur les mérites de la pratique psychanalytique que sur les problèmes de formation. Mais les temps avaient changé et, au sortir de la guerre, la situation d’expansion de la psychanalyse en France commençait à poser des problèmes auxquels il était clair que seules une codification et une institutionalisation nouvelles pourraient répondre aux demandes d’analyses et d’enseignement qui allaient en se multipliant.

Un grand mouvement d’intérêt pour la psychanalyse se développe en effet chez les jeunes psychiatres. Au départ, ce sont les initiatives, chacun dans sa sphère, d’Henri Ey à Bonneval, de François Tosquelles et de Louis Bonnafé à Saint-Alban, qui ont secoué le vieux monde asilaire et qui tentent d’instaurer en France une psychiatrie plus dynamique. La politique n’est pas absente de ce mouvement et c’est dans une optique marxiste que se théorisent les premières manifestations de leur désir de changement. Le parti communiste se dit encore celui des résistants et son idéologie continuera dans les temps qui suivront la Libération à séduire ceux qui espèrent en des lendemains qui chantent.

Mais, nous l’avons signalé, la guerre froide qui s’installe et les premières révélations de Kravchenko ou de David Rousset sur les camps soviétiques, rendent moins crédible pour beaucoup de jeunes psychiatres le programme d’explication et de soin des maladies mentales par l’effet des modifications socio-économiques dont l’U.R.S.S. est censée donner le splendide modèle. La psychanalyse offre en revanche une vue cohérente de l’étiologie des troubles psychiques beaucoup plus tentante. On peut d’ailleurs trouver un indice du danger qu’elle représente en 1949 pour les responsables du Parti dans la nécessité qu’ils éprouvent de faire publier dans leur revue, La Nouvelle Critique, l’article bien connu,  » La Psychanalyse idéologie réactionnaire  » que signent Louis Bonnafé, Sven Follin, Jean et Evelyne Kestemberg, Serge Lebovici, Louis Le Guilland, Emile Monnerot et Salem Shentoub, manifeste qui n’a pas fini de faire couler de l’encre mais qui parait bien être, je le répète, un des témoignages les plus importants de l’expansion des thèses freudiennes aux dépens de l’implantation dans la psychiatrie française de l’idéologie marxiste. Le problème y est d’ailleurs nettement exprimé :  » Ainsi, l’engouement actuel des jeunes psychiatres pour la psychanalyse traduit les difficultés correspondant aux aspects politiques, idéologiques et économiques de la crise générale des classes moyennes. Il apparaît ainsi clairement que la naissance, le développement, la diffusion actuelle de la psychanalyse sont liés à l’accroissement de la lutte des classes. Elle s’étend partout où la classe dominante a besoin de tenter de paralyser les efforts de la classe montante, de calmer le malaise des couches sociales déchirées par un choix auquel elles ne peuvent se dérober. « 

Il faut adjoindre à l’intérêt des psychiatres celui, non moins vif, des psychologues qui commencent à exister en tant que profession organisée. La licence de psychologie a été créée en 1947 par D. Lagache, nous l’avons dit, et Juliette Favez-Boutonier, qui lui a succédé à Strasbourg, a vu son livre sur l’angoisse, paru en 1944, largement diffusé dans les milieux universitaires. La notion de psychothérapie se développe, associée le plus souvent à celle de psychanalyse. Elle implique de former des psychothérapeutes et va contribuer à la prise de conscience de la nécessité d’une structure d’accueil pour les demandes qui se multiplient.

Il ne faut pas oublier qu’à l’époque la SPP ne dispose d’aucun local propre et tient ses réunions au gré des invitations amicales qui lui sont faites, par exemple par Gaston Bachelard. Il n’existe aucune bibliothèque où trouver réunis les indispensables ouvrages de Freud et des premiers psychanalystes, les exemplaires restant chez les éditeurs ayant été saisis et détruits par les controles nazis durant l’Occupation.

Toutefois, si la nécessité d’un lieu de travail se fait sentir, celle d’une structure responsable aux yeux de la société de la qualité de psychanalyste ne l’est pas moins, comme le montre clairement le procès qui est intenté en mars 1950 à Mme Clark-Williams. D’origine américaine, elle travaille dans le Centre Claude Bernard sous la direction d’André Berge qui lui a adressé quelques enfants en psychothérapie. Mais elle n’est pas médecin et sur la plainte du père de l’un d’eux se voit poursuivie par le Conseil de l’Ordre des médecins pour exercice illégal de la médecine. Berge, Nacht, Sauguet, la Princesse se dépensent pour assurer sa défense et se porter garants de sa qualité de psychanalyste. Elle est élue en hâte membre de la Société et son histoire devient symbolique de la nécessité nouvelle d’assurer la pratique psychanalytique des non-médecins dans la législation française, donc de surveiller la qualité d’une formation qui sera entérinée par un groupe collectivement responsable. Elle est acquittée lors de son procès en avril 1951, mais il y a un appel qu’elle perdra peu après la scission, en juillet 1953, où elle se verra condamnée à une peine symbolique. En toile de fond des tractations sur les statuts de l’Institut se trouve ainsi rappelé celui des non-médecins et la place qu’il faudra leur réserver dans l’enseignement de la psychanalyse qui s’organise. Ceux qui, comme Nacht, espèrent instaurer un diplôme de psychanalyste sur le modèle du médical auront à gérer ce problème qui n’est pas simple à l’époque et représentait, il y a encore peu de temps, l’une des principales sources de scission dans le mouvement psychanalytique mondial.

La collecte des fonds pour aider à la création de l’Institut place celui-ci, dès le départ, dans une relation particulière avec l’A.P.I. car plusieurs des émigrés qui sont passés par la France, comme Heinz Hartmann ou René Spitz, sans parler de Rudolf Loewenstein, y contribuent. L’opposition entre l’internationalisme psychanalytique organisé en institutions privées et le nationalisme qui prône à cette époque les structures universitaires de l’enseignement public (car il aura d’autres expressions dès que Lacan fera figure de  » Freud français « ), va jouer sans doute dans le choix du local. A l’initiative d’Henri Sauguet, il se portera sur le jardin tranquille de la rue Saint-Jacques au détriment d’un appartement que D. Lagache avait trouvé au coin du boulevard Saint-Germain et du boulevard Saint-Michel, non loin de la Sorbonne.

Les conflits s’exacerbent autour des normes à établir pour la sélection des candidats et les conditions d’obtention du label psychanalytique qui doit sanctionner la bonne fin de leur cursus. Depuis 1949, un accord s’était établi sur la  » doctrine  » de la Commisssion de l’Enseignement co-rédigée par Lacan et par Nacht, même si celui-là en prenait à son aise avec ce qui y figurait et qu’il avait lui-même élaboré. Désormais l’organisation est plus stricte et, pour que l’Institut naissant se trouve accepté en qualité de formateur par l’A.P.I., il doit en adopter les normes. Il faut que chacun des analystes reconnus comme  » didacticiens « , en fait les membres titulaires de la Société, se plie à une discipline commune. Sur le plan international, tout est chiffré : une cure ne peut être considérée comme didactique que si elle s’effectue à raison de 4 à 5 séances par semaine de 45 à 50 minutes et qu’elle totalise environ 300 séances (ceci est précisé dans une lettre de Loewenstein). Sa durée peut donc être de deux ans , l’accès aux cures controlées étant possible au bout d’un an.

Les aménagements français vont se multiplier. Quatre séances sont alors considérées comme la norme, chiffre qui se verra dans les années suivantes ramené à trois. Quant à leur durée, Nacht les a réduites à 45 minutes depuis la Libération, exemple que suivront ensuite ses analysés et bientôt tous les analystes français, hormis Lacan qui pratique une durée variable qui prend le plus souvent le chemin d’un raccourcissement. A plusieurs reprises, il est sommé de justifier sa pratique mais il se dérobe à toute explication vraie et se borne à chaque fois à promettre de se conformer à la loi commune, sans jamais s’y résoudre. Mais si en 1951 il n’avait pas trop été harcelé pour normaliser sa pratique, il ne pourra plus en être de même au fur et à mesure que se structure l’organisation de l’Institut et son enseignement. Nous avons vu combien cet Institut était lié à l’A.P.I. et ne pouvait donc tolérer les écarts qu’affectait de ne pas voir la plus tolérante SPP.

Le temps de Laforgue et des pionniers est passé et surtout la société française et ses lois exigent une rigueur dans les formes que Nacht et son équipe vont s’efforcer de promouvoir et d’appliquer. Si l’on veut faire obtenir à ceux qui viennent demander une formation, médecins et surtout non-médecins, une reconnaissance publique de leur qualité de psychanalystes, un minimum consensuel doit être publiquement affirmé, ne fut-ce que pour apparaître crédibles aux yeux d’une loi dont Mme Clark-Williams éprouve la rigueur. Mais Lacan tergiverse et met en péril l’avenir professionnel de ses analysés en leur fermant les portes de l’Institut lors des premiers recrutements. Il continuera de le faire pendant les dix ans qui suivront la scission de 1953 jusqu’à ce qu’à nouveau la pression de ceux de ses collègues qui souhaitent réintégrer la communauté psychanalytique internationale le fasse rayer de la liste des didacticiens et entraine la seconde scission de 1963.

Pour le moment son cas reste litigieux, mais son amitié avec Nacht aurait peut-être pu mener à un arrangement si la lutte pour le pouvoir institutionnel, auquel d’ailleurs il semble alors tenir moins qu’à sa réputation de supériorité théorique, n’allait durcir les positions des deux autres protagonistes de l’histoire. Nacht et Lagache s’affrontent, chacun campant sur son terrain, ainsi que nous l’avons à plusieurs reprises signalé. On peut ici noter que les luttes d’influence se situent encore dans le domaine médical, voie royale pour tous de l’accession au titre de  » psychanalyste « . Les psychologues ne feront leur entrée en force qu’une dizaine d’années plus tard. Mais si, pour S. Nacht qui souhaite la création d’un diplome officiel, la formation médicale est le premier temps nécessaire à l’admission dans un Institut de formation privé habilité, à l’issue d’un cycle progressif d’enseignement spécialisé que prodigueront seuls les analystes reconnus, à la délivrance d’un label cautionné par les instances psychanalytiques internationales, il pourrait bien ne pas en être de même dans l’esprit de D. Lagache. A moins que l’autoritarisme de S. Nacht n’ait été à l’origine de son projet d’une autre filière, il semble que sa propre formation, encore plus que ses liens avec la Chaire des Maladies Mentales qu’occupe à Sainte-Anne J. Delay, ne le conduise à privilégier un enseignement de type universitaire qui s’adjoindrait à l’analyse didactique et à la fréquentation de séminaires plus informels organisés au sein d’une société psychanalytique.

Dans le premier cas de figure, Nacht est le mieux placé pour occuper des fonctions directoriales de par son ancienneté, ses contacts avec l’Institut de Berlin avant la guerre, sa  » tranche  » avec Freud et les relations qu’il a maintenues avec les analystes émigrés que renforce l’appui de la Princesse. Il se bat donc pour la création d’un Institut privé et devra louvoyer entre les obligations de la loi de 1901 et celles de la loi de 1875 sur l’enseignement supérieur privé qui le contraignent à des prises de positions que son autoritarisme fait mal tolérer. Il sait que dans le second cas il se verrait supplanté par les titres et travaux de Lagache et par son appartenance à une caste professorale que les événements de mai 1968 ne parviendront qu’à peine à remettre en question. Quant à l’aura qu’octroie la notoriété d’un enseignement original, c’est à Lacan qu’elle reviendrait déjà, même si en 1953 il n’en est encore qu’à ses premières expressions et n’en a pas encore défini le rituel, ce qui ne se fera que progressivement, avec le succès grandissant du Séminaire.

Mais il est un autre pouvoir qu’administratif, et sa conquête n’est pas le moindre des moteurs de la scission de 1953. C’est celui que détient sur les analyses didactiques la Commission de l’enseignement. Qui la dirige infléchit le choix des candidats, donc ne peut manquer, volontairement ou non, de secréter un systême de clientélisme dont on sait les effets qu’il aura sur le transfert et le contre-transfert au cours et au décours des analyses dites didactiques. Dans tous les pays du monde et depuis près de cent ans les psychanalystes tentent de résoudre le problème des pressions conscientes et inconscientes qu’exerce sur un analysant son désir d’engagement dans une pratique identique à celle de son psychanalyste, mais aucune solution satisfaisante n’a encore été trouvée.

En 1953, la passation de pouvoir qui s’est faite de la Société Psychanalytique de Paris vers l’Institut et sa Commission de l’Enseignement donne à ceux-ci une importance qui n’échappe à personne. C’est pour limiter la main-mise de l’un ou de l’autre sur cette structure que s’organisent les batailles autour des statuts, du titre et des prérogatives du Directeur de l’Institut, du Président de la Société, du membre d’Honneur qu’est la Princesse… C’est pour stopper l’afflux des élèves de Lacan, et donc freiner ce que l’on pressent de son ascension, que seront appliqués les critères tâtillons qui doivent en éliminer un grand nombre.

Ces problèmes et cette façon de les aborder sont assez nouveaux à l’époque, et la scission de 1953 marque un tournant dans l’histoire du mouvement psychanalytique. Pour la première fois il n’est pas ouvertement question de divergences théoriques, mais d’analyse didactique et de formation. Contrairement à Adler, à Jung, à Rank et à nombre d’autres, Daniel Lagache s’est empressé d’affirmer que la nouvelle société ne présentait aucune divergence théorique avec la SPP, déclaration qui sera d’ailleurs relevée dix ans plus tard par Jean Clavreul, au nom des élèves de Lacan, comme preuve de la non-viabilité de la SFP dès sa naissance. Plus étonnant encore, alors qu’il n’a été question de toute part que de son organisation formelle, on ne relève la trace d’aucune réflexion théorique en profondeur sur les données de la formation, sur ce qui est mis en jeu dans l’octroi ou non du label de  » psychanalyste  » à quelqu’un qui a dû avoir, a ou aura à en évoquer les implications sur le divan de quelqu’un qui en est officiellement auréolé.

En réalité, si tout semble se dérouler sur l’unique plan des faits et des déclarations politiques manifestes, les questions théoriques sont bien vivantes à l’arrière-plan et se manifesteront dans les années qui suivront. Outre le développement de la pensée de Lacan auquel on assistera dans les vingt-cinq années suivantes, la scission de 1953 donnera au mouvement psychanalytique français une poussée créatrice qu’il n’avait jamais connue auparavant et qui ne sera plus aussi vivace après 1980, après la mort de Lacan. La génération de ceux qui étaient alors jeunes membres des deux sociétés ou élèves en formation a fourni en effet, dans un effort concurrentiel sans précédent, l’essentiel des productions écrites et institutionnelles qui caractérisent la psychanalyse française d’aujourd’hui. Par ailleurs, au-delà des formalités administratives dont l’Institut naissant se fera le champion ou par lesquelles l’A.P.I .tentera de répondre aux demandes d’admission de la SFP, se posera dans des termes nouveaux la question de l’ » être psychanalyste « . On sait combien la réflexion de Lacan sur ce thème viendra en rénover profondément l’énoncé, avant que lui-même ne vienne à s’enfoncer dans les sables mouvants de sa propre institution.

Que d’ouvertures vers une autre façon de penser, de vivre et de pratiquer la psychanalyse cette scission n’a-t-elle pas apportées, même si cela ne s’est pas réalisé sans de pénibles séparations, nous ne pouvons que le répéter. La métaphore du divorce s’est vue employée par Loewenstein dès juillet 1953 lors du Congrès de Londres, car ceux qui eurent alors le plus à souffrir, ce furent les analystes en formation, ceux qui se trouvaient sur le divan de l’un ou en contrôle avec l’autre, et qui se virent contraints de faire des choix, de quitter analyste, controleur ou ami pour rejoindre l’autre société. Anna Freud a ajouté lors de ce Business Meeting qu’elle n’avait jamais connu d’enfants de divorcés qui aient été heureux. Déchirements, mensonges, ruptures, c’est bien l’arrière-plan affectif tout à fait important de cette histoire à l’origine en France d’un clivage exceptionnel dont les traces sont encore aujourd’hui si vivaces.

La lutte pour la conquête du public va se déchainer durant dix ans entre les deux sociétés rivales, multipliant slogans et communiqués mais déterminant une période sans égale dans l’histoire du mouvement psychanalytique français : dix ans de vie institutionnelle marqués par des créations concurrentes, dix ans d’expansion dans la société française et dans sa vie culturelle, dix ans de tractations et d’embroglios administratifs pour aboutir à la seconde scission qui, en 1964, redélimitera de nouvelles zones d’influence, comme au temps des trois  » chefs « .

Pour terminer, je voudrais évoquer l’autre phénomène qu’a favorisé la scission de 1953 : la prodigieuse augmentation du pouvoir de l’A.P.I.. De même que les États-Unis se veulent les gendarmes du monde, l’A.P.I. s’est trouvée investie du fait des appels qui lui étaient lancés de part et d’autre après le fait accompli de la scission de 1953, d’une fonction d’arbitrage et de surveillance de l’orthodoxie qu’elle n’avait encore jamais exercée jusqu’alors avec cette intensité. La création de Commissions d’enquête et de procédures bureaucratiques de plus en plus compliquées pour l’admission des nouvelles sociétés composantes en résulteront et, dans ce domaine encore, notre façon de vivre la psychanalyse en porte encore aujourd’hui les traces. La scission de 1953 – et c’était essentiellement ce que je voulais remettre en lumière, par la complexité de ses motivations comme par ses conséquences, représente l’un des événements les plus originaux et caractéristiques du mouvement psychanalytique mondial.

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