À l’intérêt des années 30 pour “la psychanalyse” ou “la méthode freudienne” se substitue progressivement l’avidité pour “la didactique”, cette “psychanalyse pure” comme en viendra même à la désigner Lacan en 1964. Le 17 février 1948, la SPP, dont Nacht va devenir président à partir de janvier 1949, crée une Commission de l’enseignement et fait bientôt paraître dans la Revue un texte détaillé concernant ses “Règlement et doctrine”. Rédigé dans un style lacanien bien reconnaissable, il représente une synthèse des conceptions des didacticiens de l’époque en ce qui concerne la formation des futurs analystes. Ces derniers se voient “remis entièrement à la tutelle de leur psychanalyste”, jusqu’à ce que celui-ci les autorise à suivre des séminaires et à entreprendre des cures contrôlées. En fin de cursus, dit le texte, il “aura même à répondre des qualifications personnelles du candidat, libéré qu’il sera d’une réserve qui dans le cas régulier vise à ne pas obérer les prémisses de l’analyse”.
Absence de tares physiques et mentales trop évidentes, nécessité d’ “être maître du système particulier de la langue dans laquelle s’engagera pour lui ce qui mérite d’être appelé le dialogue psychanalytique, si loin qu’il se mène à une voix” (ici encore, on reconnaît Lacan), mieux apprécié s’il dispose d’une solide pratique hospitalière (ici, apparaît Nacht), le candidat doit prendre l’engagement de ne pas exercer la psychanalyse avant “l’aveu de son psychanalyste”. Le rédacteur indique aussi que “l’usage universel fait poser en prin- [p.53] cipe que les fins de la psychanalyse didactique exigent un rythme de quatre à cinq séances par semaine, trois représentant un minimum, et une durée totale d’au moins deux ans”.
Il ne faudra pas deux ans à Lacan pour qu’on l’accuse de ne pas respecter l’accord qu’il avait semblé donner à ce “principe” en le liant à “l’usage universel”.
En 1950, Nacht et son bureau sont reconduits et la création d’un Institut occupe les esprits. Un appel de fonds a d’ailleurs été lancé pour compléter le million et demi recueilli auprès des anciens collègues émigrés en Amérique. Chaque membre titulaire de la Société devra verser 100 000 francs (pour donner une idée, la cotisation annuelle est alors de 3 000 francs) et il faut ici signaler qu’aucun des scissionnaires ne demandera le remboursement de cette contribution initiale après sa démission de la SPP en 1953.
Les premiers affrontements pour la conduite de l’Institut se devinent aux fins de non-recevoir qui sont opposés, par exemple en novembre 1950, aux propositions de Lagache qui a cru trouver un local adéquat. En revanche, on le voit entrer en janvier 1951 dans le nouveau bureau de la Société, même s’il s’indigne un peu en privé de ce troisième mandat de président sollicité ar Nacht, sous prétexte de tractations secrètes avec l’Ordre des Médecins et les professeurs de Faculté de Médecine. Tout cela sent pour lui un peu trop la médicalisation de la psychanalyse…
C’est au cours de l’année 195l que, pour la première fois de façon officielle, la Commission de l’enseignement exige de Jacques Lacan la promesse solennelle de régulariser au plus tard en mai la conduite de ses analyses didactiques. Lacan en donne immédiatement l’assurance, mais cette promesse ne sera pas tenue sous un .prétexte qu’il n’invoquera qu’en juin 1953 : quelque temps après ces exigences de la Commission, Nacht lui [p.54] a proposé d’exposer ses théories “sur la technique psychanalytique” au cours d’une réunion de titulaires en décembre 1951. Il a dès lors, assurera-t-il, estimé qu’une telle demande le relevait tacitement de ses engagements antérieurs…
Il y a dans tous ses comportements un mystère que des données historiques complémentaires permettront peut-être un jour d’éclaircir. Lacan promet, promet encore et ne tient jamais. Acculé, il s’engage à tout mais sans y donner suite, invoquant après coup n’importe quel prétexte. Est-ce lié à ses humeurs changeantes ? A une sorte d’indécision qui le pousserait à reculer toujours l’échéance de ses choix ? Dix ans plus tard, lorsque les mêmes dérobades se reproduiront, on pourra supposer qu’il cherche à gagner du temps parce qu’il sait acquérir semaine après semaine l’audience et la célébrité qui lui permettront de faire cavalier seul, mais en 195l ? “On ne pouvait pas lui faire confiance” sera le leitmotiv de la plupart de ceux qui, l’ayant soutenu un moment, en viendront à le quitter.
La bataille n’est pas de pure forme : le rapport de la SPP à l’I.P.A. pour l’année 1951-1952 fait état de soixante-dix étudiants en formation, soit cent analyses en contrôle, tandis que trois séminaires hebdomadaires assurent l’enseignement : celui de Nacht sur la technique, de Lacan sur les textes freudiens, de Lebovici sur l’analyse d’enfants.
Nacht obtient en janvier 1952 son quatrième mandat présidentiel pour une année qui va se révéler décisive. Le procès intenté pour exercice illégal de la médecine à une analyste non-médecin, Mme Clark-Williams, même s’il aboutit à un acquittement, a mis en évidence la responsabilité collective des membres d’une société de psychanalyse et la nécessité de critères rigoureux pour leur cooptation. Sur le plan international également, il est temps que la formation des étudiants français [p.55] retrouve l’organisation dont elle avait pu jouir jusqu’en 1940.
Le 17 juin 1952, Nacht force l’allure et lance la première offensive d’une bataille qui va durer très exactement un an. Il propose aux membres titulaires, qui seuls ont droit à la parole et au vote pour tout ce qui concerne la gestion de la Société, d’élire pour cinq ans un Comité directeur de l’Institut, et pose sa candidature au poste de directeur, avec Maurice Benassy et Serge Lebovici comme secrétaires scientifiques. Leur élection est obtenue à main levée. Il désigne alors Henri Sauguet comme secrétaire administratif; c’est un autre de ses analysés, qui n’est pas encore membre adhérent de la Société mais, tout dévoué à la création de l’Institut, se montre un remarquable organisateur.
Une fois remis de leur surprise, certains, dont Lagache, vont protester : la durée du mandat est excessive, Nacht est à la fois directeur de l’Institut et président de la Société, seuls ses analysés ont été proposés pour les postes clefs, l’élection “à main levée” est contestable, etc. Rien n’y fait car les vacances arrivent, au cours desquelles s’aménage le local miraculeusement trouvé par Nacht au 187 de la rue Saint-Jacques. Au cours desquelles également Sacha Nacht célèbre son deuxième mariage chez le peintre André Masson, beau-frère de Jacques Lacan. Ce dernier lui sert de témoin, tandis que sa future femme, Sylvia Bataille, est celui d’Edmée Nacht. Qui peut alors imaginer la rupture définitive qui va bientôt séparer deux couples si amicalement liés ?
En novembre 1952, les statuts de l’Institut de Psychanalyse rédigés par Nacht sont distribués, ainsi que le programme prévu pour l’enseignement, afin d’être discutés et votés. La psychanalyse s’y trouve placée sous le signe de la “neurobiologie” et considérée comme une [p.56] “branche de l’activité scientifique […] utile et nécessaire en psychopathologie, puis en médecine, comme en témoigne tout le mouvement de la médecine psychosomatique”. La princesse y reconnaît les vieilles attaques menées contre les non-médecins et se range alors parmi ceux qui combattent ces propositions, d’autant que les pouvoirs que se sont attribués le directeur et son équipe lui semblent excessifs. Elle se trouve ainsi, paradoxalement si l’on se souvient des discussions du passé, dans le même clan qu’Angelo Hesnard qui, de Toulon, encourage Lacan à s’y opposer.
Le programme propose trois cycles annuels successifs de “théorie générale de la psychanalyse”, de “clinique psychanalytique” et de “technique”, cours et séminaires étant, sauf pour le cycle terminal que Nacht s’est pratiquement réservé, répartis entre les divers titulaires. Des stages cliniques dans les hôpitaux, en psychiatrie et en pédiatrie, sont prévus en complément du cursus. On remarque un séminaire de “Vocabulaire et bibliographie en psychanalyse” attribué à Lagache, prémisse de ce Vocabulaire de la psychanalyse que Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis mèneront à terme en 1967. Quant à Jacques Lacan, réduit à la portion congrue d’un séminaire hebdomadaire de textes pour les élèves de première année et de quelques cours sur les mécanismes du moi, les perversions sexuelles, les névroses de caractère et la paranoïa, il se voit annoncé pour une “conférence extraordinaire” sur le thème “Psychanalyse et folklore” ce qui, vu les circonstances, ne manque pas de piment.
C’est alors que le clan qui s’intitule “des libéraux”, composé de Lagache et des analysés de Laforgue auxquels s’adjoignent encore Marie Bonaparte et Maurice Bouvet, tente de freiner la “résistible ascension” d’un Nacht résolu à presser le mouvement. Le 2 décembre 1952, le vote du 17 juin à main levée est contesté pour vice de forme par Lagache, ce qui [p.57] entraîne la démission de Nacht et de son Comité directeur. Ils sont toutefois immédiatement réélus, mais “à titre provisoire”. De toute façon, Nacht demeure président de la Société.
L’assemblée générale des titulaires du 16 décembre va précipiter les événements. Nacht tente d’obtenir une date limite assez rapprochée pour que ses statuts soient votés, car il lui paraît nécessaire d’en avoir fini avec ces discussions avant l’élection, prévue en janvier, du nouveau bureau de la Société. Selon la tradition, c’est le vice-président, Jacques Lacan, qui doit être élu.
Nacht est soutenu par le groupe de ses fidèles, Benassy, Diatkine, Lebovici, Mâle, Pasche et Schlumberger mais, devant l’hostilité des autres, il propose que seuls les articles importants et litigieux soient rapidement soumis au vote. Refus du groupe Berge, Françoise Dolto, Juliette Favez-Boutonier, Lagache et Blanche Reverchon-Jouve, majoritaire grâce à l’appui de la princesse, de Bouvet, Cénac et Odette Codet.