Hasard ironique de l’histoire, le 5 janvier 1953 avait eu lieu la première d’En attendant Godot, la pièce de Samuel Beckett…
Durant ce mois de juin houleux, le pape Pie XII, prononçant un discours devant les participants du Ve Congrès international de Psychothérapie et de Psychologie clinique, fait un pas vers la reconnaissance par les catholiques de l’intérêt de la psychanalyse, avec toutefois de sérieuses réserves : les processus psychiques décrits sont “dans l’âme mais non l’âme”, seule l’absolution possède un pouvoir sur “la culpabilité réelle”, la règle de l’association libre ne saurait délivrer du secret de la confession, etc. La presse titre alors, selon ses opinions : “Armistice entre Freud et le Vatican” (La Dépêche de Toulouse) ou : “Le pape s’élève contre les abus de la psychanalyse” (Le Figaro). Le R.P. Beirnaert, l’un des signataires de la “résolution des 5l” et l’un des pre- [p.67] miers à s’être intégré dans la nouvelle SFP, cherche à démontrer dans ses commentaires qu’il n’y a pas incompatibilité entre pratique religieuse et cure analytique.
L’année précédente, pourtant, le R.P. Gemelli, psychologue, membre de l’Académie pontificale, avait été fort net : “La psychanalyse est une maladie de notre temps, comme le communisme […]. Comme moyen curatif, [elle] n’est pas seulement une école d’irresponsabilité, mais aussi un instrument par lequel l’homme est déshumanisé […]. Pour toutes ces raisons, le catholique ne peut adhérer à la doctrine psychanalytique; il ne peut l’accepter, il ne peut se soumettre au traitement psychanalytique; un catholique ne doit pas confier ses propres malades au traitement des psychanalystes. La psychanalyse est un danger, parce qu’elle est le fruit du grossier matérialisme de Freud.” Un article publié en 1953 par La Pensée catholique dénoncera encore : “Une collection de complexes ignominieux excogités par les racleurs de la poubelle psychique, voilà les aimables choses dont il devient courant de parler et écrire.”
Si les catholiques sont prévenus, les communistes ne le sont pas moins, et La Nouvelle Critique, en juin 1951 ,est allée bien loin dans l’odieux : “Idéaliste quant à la méthode, la psychanalyse rejoint la famille des idéologies fondées sur l’irrationnel, jusques et y compris l’idéologie nazie. Hitler ne faisait pas autre chose en cultivant les mythes de la race et du sang, forme nazie de l’irrationnel des instincts.” De leur côté, les militantes ont été prévenues, par la même revue, deux mois auparavant, de ce que la psychanalyse “est d’autant plus nocive qu’elle se présente à la femme comme une libération […]; l’érotisme y prend figure de phénomène scientifique et les moeurs anormales et dépravées y sont décrites en toute objectivité”.
Malgré ces barrages idéologiques, la pénétration du fait psychanalytique dans la société française ne cesse [p.68] de s’affirmer, parfois sous des formes fantaisistes. “La psychanalyse épaule l’astrologie”, assure le journal Elle le 4 août 1952, tandis que Marie-France vante à ses lectrices les mérites d’une crème baptisée “Complexe”…
Plus sérieuse dans sa visée vulgarisatrice, la série d’articles de Jean Eparvier dans France-Soir, à l’automne 1952, tente de présenter au grand public les notions psychanalytiques auxquelles il est fait de plus en plus référence dans la vie quotidienne, les conversations, les livres et les spectacles.
En février 1953, Libération constate à regret : “La mode, c’est un fait, est à la psychanalyse [… qui] n’a cessé de progresser de façon fulgurante. Après les esthètes, les artistes, les femmes du monde, l’engouement a gagné la bourgeoisie et il n’est pas exclu que la psychanalyse (dirigée) ne concourre quelque jour au soutien du manoeuvre léger en mal d’entrecôte.” Quant au sérieux Le Monde, sans se douter de l’importance que les rubriques psychanalytiques prendront dans ses colonnes lors des décennies suivantes, il ironise le 13 mars 1953 : “On savait que la psychanalyse était la tarte à la crème de notre temps. Vous balancez sur le choix d’un métier, d’une femme ou d’une cravate : psychanalyse […] ;vous êtes doué, enfin, de toute évidence, d’une complexion à complexe : psychanalyse, vous dis-je, psychanalyse ! C’est la nouvelle clef des songes, la magie thérapeutique.”
Ne se croirait-on pas revenu en 1923 ? Non, à parler vrai, car, derrière cette surface, des changements sont perceptibles. Le pape a été entendu par ses fidèles et, en octobre 1955, les Informations catholiques internationales peuvent reconnaître : “Il en est de la psychanalyse comme de l’existentialisme et de la langue d’Esope ![…] de même que les évolutions athées de la philosophie existentialiste ne contredisent en rien la valeur et la qualité d’un existentialisme chrétien, on [p.69] peut sans doute admettre aussi que les risques graves que comporte une conception psychanalytique de l’homme n’excluent pas un usage chrétien de la psychanalyse […]. Tandis que l’autorité hiérarchique se montre soucieuse de mettre en garde les chrétiens contre des abus dangereux, il est clair en tout cas que cette mise en garde ne comporte aucune condamnation de principe des méthodes psychanalytiques.”
Du côté communiste, il faut attendre encore que le P.C.F. ait admis les révélations du rapport de Khrouchtchev au XXe Congrès du Parti communiste, en 1956, sur les crimes de Staline, puis que les chars russes aient, en novembre, écrasé l’insurrection de Budapest. Le virage s’effectuera à son tour, déjà amorcé dans La Raison en septembre 1957 à l’aide de distinguos presque aussi subtils que ceux des théologiens ou, jadis, d’Hesnard et Pichon. Il y est dit de faire la différence entre l’ “appareil conceptuel explicatif du freudisme”, son “extension à la sociologie, à l’histoire, à la philosophie” ou son “utilisation politique” et l’importance des faits découverts par Freud, “la gravité des problèmes posés, en particulier, par la détermination sociale du sexuel”. L’espoir est exprimé d’un “langage commun, enrichissant la clinique psychiatrique, qui ne peut valablement être que psychothérapique dans sa pratique, pour le plus grand bien de nos malades”.