Face à cette opposition, Nacht et son comité démissionnent à nouveau. Lacan se présente alors comme directeur provisoire. Elu au deuxième tour par 9 voix contre 8 et 1 bulletin blanc, il ne conserve de l’ancien comité qu’Henri Sauguet au poste de secrétaire administratif. Devant les chiffres de ce résultat, comparés à ceux d’un certain nombre d’autres, on chuchote que les bulletins « blancs » ou « abstention » sont souvent le fait de Maurice Bouvet, tenu de rester plutôt neutre, car Daniel Lagache effectue chez lui, précisément en cette époque troublée, une tranche d’analyse.
Les discussions vont désormais se poursuivre en coulisses autour de statuts qu’on doit se décider à voter, car l’ouverture de l’Institut a été annoncée pour le mois de mars. Jacques Lacan présente alors son propre projet. Substituant à l’exergue « neurobiologique » de Nacht, comme le suggère la princesse d’ailleurs, la description par Freud d’un Institut idéal plus culturel que [p.58] médical, il souligne les deux dangers à éviter dans une telle entreprise : « politique personnelle de la direction et formalisation des études ». En ce sens, ses amendements tendent à un assouplissement des procédures et à un partage des pouvoirs.
Marie Bonaparte a, elle aussi, élaboré des amendements qui, citation de Freud comprise, s’opposent un peu aux statuts de Nacht mais, si elle n’aime guère celui-ci, elle déteste encore plus Lacan et lâchera ses amis du groupe Lagache lorsqu’ils décideront de le porter à la présidence.
De son côté, la Commission de l’enseignement revient à la charge, le 10 janvier 1953, et fixe à nouveau le rythme et la durée des séances de didactique :quatre ou cinq par semaine, de quarante-cinq minutes au moins, durant deux ans au minimum… Chacun sait que Lacan, malgré ses promesses et ses affirmations, continue sa pratique de temps variable, car ses adversaires ont fait leurs comptes : il lui faudrait des journées de plus de vingt-quatre heures pour venir à bout de ses activités et des analyses qu’on lui connaît s’il respectait le consensus. N’a-t-il pas à lui seul le tiers des didactiques en train dans la Société ?
De tractations en tractations, on tente de rogner les pouvoirs de Nacht qui à son tour transige : le Comité directeur ne sera élu que pour trois ans, la Commission de l’enseignement ne sera pas présidée automatiquement par le directeur, avec voix prépondérante, mais élira son président (qui, dit la négociation, sera… Nacht, au moins pour la première fois). En revanche, les secrétaires scientifiques de l’Institut en deviendront membres, ce qui assure au Comité directeur la haute main sur cet organe essentiel de la formation qui discute et décide de tous les problèmes posés par le cursus des candidats : acceptation ou refus de didactique, de contrôles, label permettant d’exercer la psychanalyse, d’accéder à la Société, etc. [p.59] On conçoit l’acharnement du clan de Nacht à s’y ménager une majorité qui peut seule permettre, dans le climat d’opposition qui règne, un fonctionnement sans cela voué à la paralysie. On comprend également que les autres Courants d’opinion qui se voient ainsi exclus crient à « la dictature » et ne se satisfassent pas du pouvoir administratif qui leur est accordé en assemblée générale. Chacun sait en outre qu’il y a là un sérieux goulet d’étranglement pour les analysés de Lacan.
Le 20 janvier 1953, comme prévu, les statuts de l’Institut sont votés, avec un certain nombre d’amendements de Marie Bonaparte nommée présidente d’honneur, ce qui l’associe aux travaux du Comité directeur. Celui-ci est élu définitivement ce même jour, avec Nacht à sa tête.
On a suggéré que l’octroi d’un titre honorifique avait été déterminant dans le changement de camp de la princesse qui, suivie de ses proches, va désormais prendre ses distances avec le groupe Lagache. En fait, tout se joue pour elle, au cours de cette même soirée, avec la candidature de Lacan à la présidence de la Société. Elle n’en veut pas, et cela prime le reste. Elle a décidé de soutenir Michel Cénac qui s’est porté candidat contre lui. Au premier tour, il obtient 10 voix contre 8 à Lacan et 1 bulletin blanc. Au deuxième tour, ils se trouvent en ballottage, 9 contre 9. Il faut voter à nouveau et l’absence de Nacht (car seuls les présents votent), due à un grave accident de cheval dans les jours précédents, va décider en faveur de Lacan auquel il se serait opposé. Le troisième tour donne en effet à Lacan les 10 voix nécessaires pour être élu, avec Lagache comme vice-président, Pierre Mâle comme assesseur, Pierre Marty comme secrétaire et Maurice Bouvet comme trésorier.
Victoire à la Pyrrhus, qui accélère le processus de scission. Dès le 3 février, lors de la réunion du conseil [p.60] d’administration de l’Institut, la technique de Lacan est à nouveau mise en accusation, à l’occasion de la présentation de certains de ses candidats devant la Commission de l’enseignement. Lacan justifie « les libertés » qu’il a prises par le fait que « la réduction de la durée des séances, ainsi que leur rythme moins fréquent, a un effet de frustration et de rupture dont l’action est considérée par lui comme bénéfique ». Nacht, de retour, Marie Bonaparte, Mâle et Parcheminey protestent tandis que Lagache plaide seul en sa faveur. A la fin de la séance, Nacht fait accepter à l’unanimité – donc, une fois de plus par Lacan – le maintien des normes fixées antérieurement.
Le durcissement des positions concernant l’analyse didactique se répercute sur les « étudiants » auxquels le nouvel Institut doit ouvrir ses portes. Il faut les sélectionner, les répartir dans les trois cycles d’enseignement prévus, car certains sont « en formation » depuis plusieurs années. Ce peut être également l’occasion de se débarrasser de quelques indésirables…
On leur fait parvenir des règlements scolaires, on les soumet à des exigences tatillonnes en vue de leur inscription. Médecins-psychiatres, psychologues, analysés parfois de longue date, ils n’ont d’ « étudiants » que la dénomination, et ressentent comme une infantilisation intolérable les procédures qui leur sont imposées. Sans parler des frais d’inscription qui paraissent excessifs à beaucoup : 15 000 francs par cycle, auxquels il faut adjoindre de 500 à 1 000 francs par séance de séminaire et 1 500 francs par séance hebdomadaire de contrôle collectif.
Un grand nombre d’entre eux sont proches de Lacan et de son enseignement. Si ses dérobades l’ont rendu de moins en moins supportable auprès des titulaires, ses prises de position publiques et privées contre l’autoritarisme de l’équipe nachtienne lui valent en revanche une nette popularité parmi les analystes en [p.61] formation. Une ancienne analysée de Nacht, Jenny Roudinesco, proteste contre ses procédés dans une lettre ouverte qu’elle adresse aussi bien à Nacht qu’à Lacan, ce qui va mettre le feu aux poudres. Elle l’envoie le 15 mai 1953. Un mois plus tard, la scission sera effectuée.
Le 17 mai, une réunion des analystes en formation aboutit à « la résolution » de 51 d’entre eux (un peu plus de la moitié) de « surseoir provisoirement à tout nouvel engagement en attendant la communication des statuts et du règlement intérieur de l’Institut ». Le 19, Nacht réplique sèchement à Jenny Roudinesco, en lui faisant remarquer que : »les problèmes posés dans [sa] lettre ne relèvent ni de la Société, ni de son Président. » Lacan de son côté, bien que fort déprimé à en croire Françoise Dolto, lui répond le 24 en exprimant assez nettement, derrière allusions ironiques et sous-entendus acerbes, son opposition à Nacht, à la princesse et à l’organisation de l’Institut.
Le 31 ,une nouvelle assemblée des analystes en formation va fournir le prétexte à l’attaque finale portée contre Lacan qui, alerté par téléphone que les « nachtiens » le mettaient en cause, a sauté dans un taxi pour s’expliquer. Il le fait, dans la rue Saint-Jacques, à la sortie de la réunion, discutant avec ces étudiants dont beaucoup sont ses analysés, ce qui constitue une « transgression » importante à la règle de discrétion censée régner à l’époque. Le ton est violent, de tous côtés, certains en viennent presque aux mains.
La crise s’avère inévitable. Le 2 juin a lieu une séance administrative de la Société dont la tonalité passionnelle est annonciatrice de rupture. Michel Cénac reproche à Lacan sa présence au milieu des étudiants, au mépris de sa fonction de président et de didacticien, et se voit soutenu par Odette Codet qui propose le vote d’une motion de défiance. Sacha Nacht reporte alors le débat sur la pratique des séances courtes, ce qui [p.62] conduit Lacan à répondre que « toutes ses analyses didactiques (sauf une) sont régularisées depuis janvier en ce qui concerne la durée des séances. En ce qui concerne le rythme, aucun engagement n’avait été pris par lui. »
Pierre Marty qui, en tant que secrétaire, inscrit sur le « cahier noir » les procès-verbaux officiels des réunions de la Société, note ce soir-là : « Lacan reconnaît qu’il a été imprudent. Il a pris des libertés plus que dangereuses. » Puis, après de nouvelles discussions : « En conclusion, le Dr Lacan fait appel à la compréhension de l’assemblée. Il a donné, dit-il, depuis cinq ans, le meilleur de lui dans l’intérêt de la psychanalyse, il a aussi donné le pire. il a agi avec une passion qui a pu, certes, être quelquefois maladroite. S’il ne se discipline pas facilement, il ne désire en fait qu’une chose, travailler avec toute son amitié pour ses collègues, il désire que l’Institut vive et désire y travailler. Il demande de voter la confiance, le malaise n’étant pas si grave. Il s’engage à faire tout ce qu’il pourra. » Faut-il rappeler que le texte de ce procès-verbal sera adopté après discussion, lors de la réunion suivante, à une unanimité comprenant Jacques Lacan lui-même ? Doit-on trouver meilleur indice de ce qu’il ne souhaite pas profondément la scission et n’y a pas, comme on le lit parfois, entraîné les autres ?
Sa suggestion d’une commission d’arbitrage est repoussée, comme se voit ajourné le vote de confiance, reporté à la séance du 16 juin par 15 voix contre 3.
Les trois opposants à cette motion, unique dans l’histoire de la SPP, sont Daniel Lagache, Françoise Dolto et Juliette Favez-Boutonier. Ils n’ont pas adopté cette position par simple sympathie pour Lacan, car, Françoise Dolto exceptée, ils ne l’apprécient guère, mais pour s’opposer à la pression de plus en plus étouffante que leur paraît exercer Nacht. Ils ne souscrivent pas au désir exprimé par Lacan que « l’Institut vive » et sou- [p.63] haitent de moins en moins y travailler. En fait, ils se réunissent assez souvent avec André Berge et Georges Favez, dont la candidature au titulariat aurait été écartée, pour élaborer le projet, encore très secret, d’une Société qui s’ouvrirait davantage, d’un Institut « libre », d’un enseignement qui préférerait au modèle médical celui d’universités où il pourrait trouver une place de choix. Ils craignent également que les conflits de personnes aient atteint un degré tel qu’ils risquent de se sentir pour un long temps condamnés à jouer les utilités sous la coupe de l’équipe de Nacht. Le rêve de la création d’une autre structure se concrétise jour après jour, assurés qu’ils se croient de l’appui de bon nombre de membres influents de l’I.P.A. qui les connaissent et les apprécient depuis une vingtaine d’années.
On ne sait trop s’ils ont spontanément mis Lacan au courant du complot ou si celui-ci, alerté au tout dernier moment, leur a quelque peu forcé la main pour y participer lorsqu’il a senti la situation désespérée, car un mystère règne encore sur ce qui, le 16 juin 1953, va éclater comme un coup de théâtre.
Le 6 juin, Pasche, Benassy, Lebovici, Diatkine et Cénac réclament le retrait du mandat présidentiel de Lacan, mais leur motion apparaît juridiquement irrecevable.
Au contraire, à la séance du 16, celle de Mme Codet doit être mise aux votes. Elle y dénonce le désaccord profond de l’assemblée avec son président et prie le vice-président d’assurer ses fonctions jusqu’à de prochaines élections du bureau. Tous les titulaires sont présents, sauf Laforgue et Hesnard.
Après un certain temps de discussions où, entre autres, Lagache en vient à se plaindre de Benassy, le procès-verbal de Marty énumère, comme un reportage, les moments décisifs de la rupture : [p.64] « Lacan dit qu’il s’est présenté à la Présidence en janvier pour s’exposer au jugement de la Société, tant en ce qui concerne la valeur de son enseignement que pour ses opinions sur les statuts de l’Institut de Psychanalyse.
« Il ne conteste pas la légitimité d’un vote de confiance, mais souligne que ce qui lui a été reproché concerne davantage l’Institut que son activité de Président de la Société. Il pense qu’une phase de l’évolution de la Société se termine aujourd’hui et souligne qu’il n’y a pas d’obstacle statutaire à ce que le vote de confiance proposé par Mme Codet soit fait à mains levées, et demande qu’il soit ainsi procédé.
« Mme Bonaparte s’y oppose.
« Lagache déclare que la proposition d’un seul membre suffit à rendre obligatoire le vote à bulletin secret.
« Vote. – Le secrétaire indique par trois fois que le bulletin » oui » signifie l’approbation du texte proposé par Mme Codet.
Votants Oui Non Blanc Abstention
18 12 5 1 1 (Lacan)
« Lacan déclare qu’il donne sa démission de Président et se démet de sa fonction pour l’Institut – il quitte le bureau.
« Lagache est invité à prendre place à la présidence.
« Lagache, à la présidence, lit le troisième point de l’ordre du jour et la contestation juridique soulevée par le Bureau. Il déclare rentrer de plein (sic) pied dans l’illégalité. Cénac, dit-il, a employé le mot de malaise, il s’agit d’un malaise chronique dans une phase suraiguë qui entraîne la décision notifiée par un texte ainsi conçu :
« » Les Soussignés, Membres de la Société fran- [p.65] çaise de Psychanalyse, Groupe d’Etudes et de Recherches Freudiennes, donnent leur démission de la Société Psychanalytique de Paris.
» Paris, le 16 Juin 1953 «
signé :J. Favez-Boutonier
F. Dolto
D. Lagache. »
« Lagache invite Mme Favez à distribuer à l’Assemblée une note ronéotée de trois pages écrite par cette dernière – (Pièce aux archives).
« Lagache invite Mâle (Membre assesseur) à prendre la présidence de l’Assemblée avant de quitter cette place, puis la salle, suivi de Mmes Favez, Dolto, et Reverchon-Jouve (cette dernière ayant signé entre-temps le texte de démission).
« Lacan, debout dans la salle, déclare à ce moment donner sa démission de la Société Psychanalytique de Paris.
« Mâle vient alors à la Présidence. Saisi par le caractère dramatique de cette séance, il propose de nommer le Doyen d’âge Parcheminey à la Présidence, en raison de l’autorité que lui confère son ancienneté. »
Georges Parcheminey – qui va mourir deux mois plus tard -, quatrième président de cette soirée mémorable, soulignera avant qu’elle ne s’achève que la démission de la Société détermine ipso facto celle de l’Institut.
Il ne songe pas à indiquer le plus important : elle entraîne également la radiation de l’I.P.A., conséquence à laquelle les scissionnaires n’ont apparemment pas paré, sans doute pour garder le secret absolu. Une telle imprudence témoigne bien du climat de passion aveugle dans lequel les derniers événements se sont dérou- [p.66] lés; de l’appui vital qu’ils ont également perdu en la personne de la princesse, car celle-ci, un soir de rage contre Nacht, aurait dit à Lacan avoir obtenu d’Anna Freud l’assurance d’une reconnaissance par l’I.P.A. si elle-même et ses amis faisaient scission.
Dès le 6 juillet, une lettre de Ruth Eissler, secrétaire du Comité exécutif de l’I.P.A. leur annonce leur exclusion des réunions du Congrès international de Londres où leur sort va être débattu, le 26 juillet. Malgré une tentative de Loewenstein, la Société française de Psychanalyse (SFP) n’est pas reconnue, à la demande de Hartmann, Marie Bonaparte, Nacht, Jones et surtout d’Anna Freud qui conclut que « leur statut est celui qu’ils ont créé eux-mêmes en démissionnant ».
C’est le début de dix années de démarches parfois humiliantes et de procédures tracassières qui, en fin de compte, aboutiront à une nouvelle scission tout aussi déchirante et passionnelle que la première.