Claude Smadja, août 2005.
Le thème des rapports de la psychanalyse avec les sciences contient plusieurs entrées. Il peut se lire comme celui des relations, à la fois ontologiques et fonctionnelles, entre les objets de la psychanalyse et ceux des autres disciplines scientifiques, qu’il s’agisse des autres sciences humaines, des sciences du vivant, voire des sciences physiques. Il peut aussi se lire comme l’étude de la scientificité de la discipline psychanalytique. Une troisième entrée de ce thème est plus spécifiquement épistémologique. Elle consiste en un mouvement réflexif sur la psychanalyse, la nature de ses objets, ses fondements, sa méthode, ses modèles théoriques et ses fins. Le dialogue entre la psychanalyse et les sciences, en particulier les neurosciences, fait aujourd’hui partie des débats habituels, bien que périodiques, au sein de la communauté psychanalytique. L’expérience montre chaque fois qu’il s’agit d’un dialogue difficile. Cette difficulté est autant liée au camp des scientifiques qu’à celui des psychanalystes. Du côté des psychanalystes, trois attitudes sont habituellement possibles. La première est de considérer, par avance, que la psychanalyse n’a rien à gagner au débat avec les autres sciences. La seconde est de tendre, avec une certaine complaisance, à construire une psychanalyse scientifique, sur le modèle d’autres disciplines voisines ou plus lointaines. La troisième attitude est de garder le cap de la psychanalyse en fondant sa pratique et ses recherches sur la connaissance de la vie psychique, à partir de l’inconscient. Cette position ne cède rien sur la spécificité de la causalité psychique, mais elle demeure ouverte aux travaux des autres domaines scientifiques, avec lesquels elle peut, de temps à autre, trouver des ponts dont le sens est d’enrichir le travail de pensée du psychanalyste.
Il faut rappeler le contexte scientifique dans lequel est née la psychanalyse, à la fin du XIXe siècle. La découverte de la psychanalyse résulte d’une série de cercles concentriques dans le champ du savoir. Le premier cercle auquel appartient la psychanalyse est celui de la neuropathologie de la fin du XIXe siècle. L’hystérie représente une maladie – phare pour les neurologues et accède, avec Charcot, au rang d’objet médical et d’objet d’analyse scientifique. C’est une maladie mentale, au sens où les symptômes corporels sont déterminés par des contenus mentaux. Différentes écoles se disputent pour savoir si l’agent causal est d’ordre idéique ou affectif. Quoi qu’il en soit, si le modèle anatomo-clinique en vigueur à cette époque échoue à rendre compte de l’étiopathogénie de l’hystérie, le postulat de micro altérations cérébrales est affirmé. Le second cercle est celui de l’état de la médecine du XIXe siècle. Un nouvel état d’esprit anime les écoles de médecine qui s’appuient désormais sur une méthode rigoureuse d’observation et d’analyse des signes cliniques. Cette méthode se veut en rupture radicale avec l’esprit de système de la médecine des siècles précédents. La place du regard est au cœur de la méthode d’observation et d’analyse clinique. Le regard opère sur le corps un travail de rassemblement des signes et des symptômes, en même temps qu’un travail de nomination. Les symptômes mentaux n’échappent pas à cette méthodologie du regard. Ils sont observés et analysés, tout comme les symptômes du corps. Le troisième cercle est celui de la biologie. Celle-ci, depuis la fin du XVIIIe siècle, est dominée par le courant vitaliste. Il s’agit d’un mode de pensée qui cherche à dépasser les impasses résultant des systèmes mécanistes et animistes des siècles précédents. Ce mode de pensée est foncièrement psychophysiologique et moniste. Il postule l’existence, au sein des organismes vivants et particulièrement humains, d’une propriété de sensibilité qui caractérise le principe vital. Ainsi le vitalisme exclut la coexistence de deux réalités fonctionnelles, la réalité somatique et la réalité psychique. Pour le vitalisme, les symptômes mentaux sont une autre manière de parler de symptômes physiques. Le quatrième cercle, le plus éloigné de la psychanalyse, est celui de la conception générale de la science au XIXe siècle. La représentation newtonienne de l’univers chapeaute toutes les conceptions scientifiques du XIXe siècle. C’est une représentation analytique qui décrit tous les objets de connaissance comme une combinatoire d’éléments simples : ainsi, la physique a ses atomes, la chimie ses corps simples, la biologie ses cellules. Quant à la psychologie, les travaux des philosophes Locke, puis Condillac, ont établi une représentation sensualiste des contenus mentaux. Selon cette conception sensualiste, tous les contenus mentaux, des plus simples aux plus complexes, sont issus de perceptions externes. L’activité psychique résulte donc d’une combinatoire d’éléments simples perceptuels qui se combinent entre eux pour former des productions complexes, comme la pensée abstraite. Cette conception a été complétée par d’autres auteurs, comme Cabanis qui voyait dans les affects des éléments mentaux dont la source était somatique et non dans la réalité externe. La premier partie de l’œuvre de Freud, résumée dans sa première topique, procède de cette représentation newtonienne de l’univers, transférée dans le domaine mental. Les représentations et les affects sont des éléments à la fois premiers et séparés au sein du fonctionnement psychique. Il a montré comment ils pouvaient se joindre, se disjoindre et se recombiner, selon des destins qui pouvaient être convergents ou divergents.
Freud, à l’aube de la naissance de la psychanalyse, a adopté la méthode analytique et les convictions déterministes et positivistes de son temps. La découverte de la psychanalyse a marqué une rupture avec les représentations médicales ambiantes. Cette rupture est liée à deux événements majeurs dans le champ du savoir. Le premier est l’effacement du rôle du regard dans l’observation clinique et son remplacement par l’écoute. Il ne s’agit plus de voir des contenus mentaux mais d’écouter un enchaînement d’événements psychiques, puis d’introduire des significations dans leur réseau. L’écoute a permis ce à quoi le regard ne pouvait jamais accéder : la construction d’une réalité psychique, fondée sur un fonctionnement psychique spécifique. En même temps, l’écoute a permis de découvrir une dimension intrinsèque à la réalité psychique, celle du temps et de l’histoire. Quand le regard balayait l’étendue des corps, il ne voyait qu’une étendue d’éléments, combinés les uns avec les autres. L’écoute a permis l’accès à la profondeur du temps et de l’histoire et le repérage de différentes strates temporelles. Le deuxième élément majeur introduit par la rupture épistémologique de la psychanalyse est le transfert de l’antique localisation des émotions dans le centre épigastrique vers les contrées de l’appareil psychique. Si les affects, dans le modèle psychanalytique, gardent la trace de leur origine somatique par le biais des pulsions, leur dynamisme est intégré à l’activité psychique.
Si Freud, en son temps, considérait la psychanalyse comme une science, la question, aujourd’hui, ne se pose plus dans ces termes. D’abord parce que nous ne vivons plus dans une époque positiviste. Ensuite, parce que l’évolution des différentes sciences, leurs rapports réciproques et l’évolution de la réflexion épistémologique générale ont apporté de nouveaux éléments à la question de la scientificité de la psychanalyse. Sans entrer dans le détail de cette question difficile, et dans la mesure où il s’agit ici d’une introduction générale, je pense que nous pouvons nous entendre pour qualifier la psychanalyse de « région épistémologique », selon la formule de Michel Foucault. La psychanalyse est une région du savoir qui, au fil du temps, a construit ses objets, sa méthodologie et une grande variété de modèles théoriques. Dans son domaine spécifique, elle a tissé une véritable « matrice disciplinaire », selon le terme de Kuhn, propre à la rendre autonome dans ses pratiques et ses recherches. Une fois établi le domaine ontologique de la psychanalyse, c’est à dire son domaine d’objets spécifiques d’analyse, reste à problématiser ses relations avec les autres domaines du savoir et disciplines scientifiques.
Les rapports entre psychanalyse et sciences reposent sur un certain degré de relation entre les objets de la psychanalyse et ceux d’autres sciences. Prenons l’exemple des rapports entre psychanalyse et neurosciences. Les deux domaines du savoir ont en commun la recherche de la connaissance de la vie mentale. Mais ils divergent totalement quant à leurs objets, leurs concepts, leurs méthodologies et leurs représentations théoriques de la vie psychique. Pour admettre des relations entre psychanalyse et neurosciences, il est nécessaire de tenir compte de trois notions primordiales. La première est celle de l’existence des niveaux d’organisation dans les systèmes vivants. La seconde est celle de complexité. Il est admis, dans le milieu scientifique, tout comme dans le milieu psychanalytique, que les niveaux d’organisation sont corrélés à des niveaux de complexité croissante. Les représentations contemporaines de l’hypercomplexité mettent en relation les parties et le tout dans des rapports de circularité au sein desquels le tout contient les parties, tandis que chaque partie contient le tout. La troisième notion est celle d’émergence. À partir d’un certain niveau d’organisation et de complexité au sein d’un système vivant, peut émerger une nouvelle réalité, de nouveaux systèmes dont les fonctionnements acquièrent une relative autonomie. La réalité psychique peut ainsi se définir comme un processus émergeant à partir d’un certain niveau de complexité de la réalité et des systèmes cérébraux. Cette représentation conceptuelle d’ensemble des systèmes vivants, intégrant les systèmes psychiques, permet de comprendre les tentations réductionnistes qui visent à ramener la réalité psychique spécifique à des réalités neurobiologiques. Il y a ici un danger réel qui menace l’existence d’un domaine propre à la psychanalyse. En effet, les analogies entre fonctionnement cérébral, neurobiologique, et fonctionnement psychique, risquent souvent de court-circuiter l’ensemble des niveaux intermédiaires d’où procèdent, en définitive, le fonctionnement et la réalité psychiques.
Un autre écueil, dans les rapports entre psychanalyse et sciences, concerne ceux de la psychanalyse avec les sciences physiques. La seconde théorie freudienne des pulsions, à partir de 1920, marque une rupture épistémologique avec le modèle newtonien qui constituait, comme je l’ai indiqué plus haut, le chapeau des représentations théoriques de la première topique. La notion de motion pulsionnelle ou de force pulsionnelle vient se substituer, de façon primordiale, à celle de représentation et d’affect. Les formes mentales deviennent plus floues, plus fluides, tandis que les points de vue dynamique et économique régissent les processus de transformation au sein des instances psychiques. Cette nouvelle modélisation psychanalytique du fonctionnement psychique rencontre un ensemble de métaphores théoriques, prélevées dans le domaine de la physique quantique. Là encore, il s’agit d’être prudent dans les rapprochements conceptuels entre le fonctionnement psychique de la deuxième topique et celui de la matière de l’infiniment petit.
Pour conclure cette introduction à la section « Psychanalyse et sciences » du site Internet de la SPP, nous devons garder à l’esprit l’enjeu essentiel de la psychanalyse : la connaissance du fonctionnement psychique à partir des objets, de la méthodologie et des représentations théoriques que l’expérience psychanalytique, passée et présente, a construit spécifiquement, dans son domaine d’activité. L’ouverture vers d’autres représentations, d’autres modèles, d’autres métaphores, issus des domaines scientifiques de voisinage, ne peut servir qu’à enrichir le travail de pensée du psychanalyste, mais ne peut en aucun cas s’y substituer. La complexité des liens entre les objets de la psychanalyse et ceux des autres disciplines scientifiques impose toujours une grande prudence dans leur analyse.