Claude Janin
Pour le psychanalyste, le traumatisme est « une expérience d’absence de secours dans les parties du Moi qui doivent faire face à une accumulation d’excitations, qu’elle soit d’origine externe ou interne » [1]. Une telle définition est tout à fait importante : sans se prononcer sur la source du traumatisme – extérieure ou intérieure -, elle caractérise essentiellement celui-ci par son impact quantitatif sur le psychisme ; on peut donc souligner que ce n’est pas la nature d’un événement, mais la force de son impact sur la vie mentale qui permet de parler de traumatisme psychique.
Comment cet impact peut-il être décrit ? Sur un plan subjectif, on peut avancer que si chacun de nous a une représentation de lui-même dans une relative continuité historique, le vécu de discontinuité de soi-même peut survenir lorsqu’on traverse les accidents de l’existence, quels qu’ils soient, internes ou externes, à travers une suite de processus qui ont un point commun, qui réside dans une modification d’un régime de fonctionnement mental habituel qui fait que ce qui était représentable ne l’est plus, que ce qui était symbolisable ne l’est plus, que le recours à l’idée d’une causalité comme constitutive du sentiment de continuité et d’historicité n’est plus possible : c’est ainsi que l’on peut définir la nature de l’impact traumatique, en ajoutant que si ce vécu a ce caractère particulier de perte de continuité, c’est parce que l’impact de l’événement mobilise de grandes quantités d’énergie psychique, et qu’ainsi l’énergie psychique n’est plus que partiellement disponible pour les autres activités psychiques. On peut rencontrer un tel impact dans les deuils ou les pertes brutales de personnes investies, ou bien encore dans les carences relationnelles précoces, ou plus généralement, enfin, dans les aléas de la vie que chacun peut être amené à rencontrer. Comme on le voit, ces situations potentiellement traumatiques sont nombreuses. Mais face à la question : « Pourquoi moi ? Pourquoi ça ? », aucune réponse immédiate ne peut être apportée : ces deuils, ces pertes brutales, ou ces aléas de la vie, qu’ils soient précoces ou plus tardifs ne peuvent être immédiatement intégrés dans un éprouvé de continuité, mais sont bien plutôt l’occasion d’un vécu de rupture intérieure de cette continuité, alors que le sujet n’y est pas, sur un plan psychique, préparé, et qu’il ne peut donc se donner à lui-même une représentation des causes de la discontinuité qui vient de surgir.
Progressivement, avec le temps, il se peut que l’impact traumatique des événements, tel que j’ai tenté de le définir, soit, – et c’est un de ses destins possibles -assimilé par le sujet. Mais il arrive aussi, assez souvent, que cette assimilation ne se fasse pas, et que le traumatisme reste “encapsulé” dans le sujet, formant alors en lui un véritable corps étranger interne. C’est pourquoi, après avoir défini le traumatisme et son impact, il semble intéressant de souligner que « Les traumatismes ont deux sortes d’effets, des effets positifs et des effets négatifs. Les premiers constituent des tentatives pour remettre le traumatisme en valeur, c’est-à-dire pour ranimer le souvenir de l’incident oublié ou plus exactement pour le rendre réel, le faire revivre. [...] Les réactions négatives tendent vers un but diamétralement opposé. Les traumatismes oubliés n’accèdent plus au souvenir et rien ne se trouve répété. [...] Les symptômes de la névrose proprement dite constituent des compromis auxquels contribuent toutes les tendances négatives ou positives issues des traumatismes. Ainsi c’est tantôt l’une, tantôt l’autre des deux composantes qui prédomine » [2].
Il y a donc trois destins du traumatisme au sein de la vie psychique :
• Le premier, c’est celui de la répétition d’accidents qui sont en lien avec le traumatisme. Par exemple, tel sujet marqué par l’impact psychique d’une rupture amoureuse subie, répète inlassablement, et activement, une telle rupture. Ou bien encore, tel autre, qui a été très fortement marqué par la traversée d’un grand danger, recherchera inconsciemment des situations qui le confronteront à nouveau à ce danger.
• Le second, à l’opposé, c’est celui de l’enfouissement au sein de la psyché, et selon des modalités psychiques différentes que je ne détaillerai pas ici, des circonstances et des effets de la situation traumatique. Cet enfouissement a, faut-il le souligner, pour conséquence d’appauvrir considérablement la vie psychique du sujet, puisque cet enfouissement mobilise constamment de grandes quantités d’énergie psychique.
• Le troisième est un mixte des deux précédents, et il est, probablement le plus courant : il tend à la fois à la répétition et à l’enfouissement, selon l’équilibre dynamique de la vie psychique dans les différentes circonstances de la vie du sujet.
À partir de la caractérisation de la nature et de l’impact du traumatisme, et de celles des rejetons qu’il produit dans la vie psychique d’un sujet, il est maintenant possible d’esquisser quelques points concernant le traitement psychanalytique de sujets ayant subis de tels traumatismes.
On peut se représenter la nécessité de sortir de la discontinuité subjective introduite dans la vie psychique du sujet par l’impact traumatique, en évoquant la phrase de J. Michelet extraite de son Journal [3] : « Il faut faire parler les silences de l’histoire, ces terribles moments où elle ne dit plus rien, et qui sont justement ses instants les plus tragiques ». En effet, le but du traitement psychanalytique est de permettre au sujet de se réapproprier subjectivement l’irruption brutale de cette discontinuité subjective, en lui donnant la possibilité de retrouver ou de reconstruire, dans le travail analytique, les raisons et les modalités de sa survenue. Une telle tâche est complexe : si l’événement traumatique est assez facilement repérable, ce qui l’est moins, ce sont les raisons pour lesquelles cet événement-là a provoqué une telle expérience subjective chez ce sujet-là. En d’autres termes, il est hautement probable que l’impact de tel ou tel évènement est de nature traumatique, parce qu’il renvoie, dans l’Inconscient du sujet, à d’autres événements infantiles, oubliés, dont l’événement récent à réactivé les traces.
Si l’impact de l’événement traumatique se caractérise par la mobilisation de grandes quantités d’énergie psychique, le travail psychanalytique ne peut, lui, s’effectuer que par la mobilisation de petites quantités d’énergie psychique : c’est pourquoi il ne vise pas à la brusque “révélation” d’un événement oublié, mais propose bien plutôt d’accompagner le sujet dans une sorte de “remaillage” entre des représentations, des souvenirs, des impressions, des vécus affectifs de diverses époques de sa vie psychique qui permettra une sorte de “construction” des raisons psychiques profondes qui ont conduit à ce que tel événement ait eu un potentiel traumatique.
Un tel but thérapeutique suppose donc un travail long et patient, pour lequel le cadre psychanalytique habituel, à 3 séances hebdomadaires de 45 minutes peut paraitre un idéal optimal : c’est en effet à travers un tel cadre que ce travail de mobilisation de la vie psychique, via la remémoration, pourra se faire par petites quantités d’énergie : c’est en ce sens que le travail psychanalytique est anti-traumatique. Mais on peut aussi observer qu’il est fréquent, de nos jours, de voir un travail psychanalytique en face-à-face comme alternative à une cure analytique ”classique”, car le psychanalyste essaye toujours d’évaluer quel est le cadre le mieux approprié au travail psychanalytique : il s’agit, en cette occurrence, « de savoir si le mode de communication avec l’autre, qui facilite la communication avec soi-même et l’inconnu en soi-même, passe ou non par la perception de l’interlocuteur en face à face » [4]. Il est en effet prudent de penser que dans les configurations psychiques ou événementielles au sein desquelles l’expérience traumatique a particulièrement laissé le sujet démuni et seul, il peut être utile – mais pas nécessairement - que celui-ci fasse, par le biais des interactions visuelles et posturales avec son analyste, l’expérience que ce dernier peut être “saisi” et “touché” par ce qu’il évoque en séance, et qu’ainsi cet analyste est capable de “saisir” et de “toucher” chez son patient ce qui l’a, lors de la survenue de l’expérience traumatique, particulièrement bouleversé ou désorganisé : cette expérience intersubjective est l’une des voies du “remaillage” psychique déjà évoqué. C’est donc ensemble, et compte tenu de ces différents paramètres psychiques, que le patient et le psychanalyste pourront convenir du cadre le plus approprié au travail psychanalytique.
Juillet 2014
[1] Freud S. (1920), Au-delà du principe de plaisir, OCF-P, XV, Paris, PUF, 2002 (2è éd.).
[2] Freud S. (1939a), L’Homme Moïse et la religion monothéiste. OCF-P, XX, Paris, PUF, 2010.
[3] Michelet J. (1842), Journal, Paris, Gallimard, 1976.
[4] Brusset B. (1991), L’or et le cuivre. La psychothérapie peut-elle être et rester psychanalytique ?, Revue française de psychanalyse, 3, p. 572.
Mots clés : traumatisme, quantitatif, névrose traumatique, discontinuité (subjective)