Société Psychanalytique de Paris

Face à face, corps à corps

Janvier 2001, « Le face à face psychanalytique »
Marilia Aisenstein
Face à face, corps à corps

Cette conférence s’inscrit dans un cycle sur les dites « psychothérapies psychanalytiques », dont j’ai écrit qu’elles n’existent pas. Pourtant je les pratique ; pour moi il s’agit d’analyses. Analyses de face à face, analyses difficiles, analyses où le paramètre du corps s’inscrit dans le cadre.

Mon argumentation contre l’intitulé « psychothérapie psychanalytique » – contre le vocable et non le contenu, la chose donc – est double.

1) La psychanalyse est thérapeutique ; elle est une psychothérapie « prima inter pares » écrit Freud. Je n’ai jamais trouvé le moindre argument convaincant pour dissocier processus psychothérapeutique et processus psychanalytique. Pour moi l’intérêt d’un travail psychique est d’induire de la transformation. L’enjeu de la psychanalyse est la valeur transformationnelle du préconscient.

2) L’idée d’une psychothérapie psychanalytique, parfois appelée « d’inspiration psychanalytique », comme dérivée et sous-produit de la psychanalyse me paraît souffrir d’un amalgame qui confond le contenu et la forme – soit la visée d’avec les modalités. L’indication de face à face en est une.

Historiquement, le passage au divan est peu explicité chez Freud qui souligne surtout son confort personnel. Est vrai que du côté du psychanalyste le face à face est moins propice à la régression formelle et à l’état de rêverie indissociablement lié à l’attention flottante.

La question reste de savoir avec quelles organisations psychiques cette attention flottante est de mise ; et surtout quel dispositif favorisera la régression formelle chez le patient. Si le face à face est un obstacle à cette dernière chez les névrosés, rien ne dit que le face à face y soit un obstacle systématique avec tous les patients ; je crois le contraire.

Personnellement je récuse l’opposition psychanalyse – psychothérapie psychanalytique. Cela dit même si l’on voulait s’y tenir, le divan ne définit pas un processus psychanalytique contrairement au fauteuil qui impliquerait alors un « processus psychothérapeutique ». Il y a selon l’organisation psychique du patient des indications positives de face à face comme aussi des indications de divan pour des patients très perturbés avec qui l’on sait que le travail psychanalytique ne sera pas classique.

D’où l’amalgame, ou en tous cas confusion, dont me semble avoir souffert l’indication de face à face et qui consiste à confondre le dispositif de la cure-type avec le processus psychanalytique, l’un devenant ainsi synonyme de l’autre. Vous savez probablement que nos collègues anglais, qu’ils soient Kleiniens ou Anna-Freudiens, mettent tous les patients sur le divan, au rythme de 5 séances par semaine, et sont ainsi persuadés de pratiquer de l’analyse pure et dure alors qu’ils pensent que dans nos cures de divan ou de face à face à 3 séances hebdomadaires il ne pourrait se développer « au mieux » qu’un processus « psychothérapeutique ».

Bien sûr le dispositif de la cure type est le plus en harmonie avec l’activité de représentation puisqu’il est conçu pour la favoriser : position allongée, absence de perception, primat de la parole au détriment de l’acte, association libre, sollicitation à la régression. Mais il suppose un certain nombre de préalables justement absents chez ceux pour lesquels des adaptations du cadre sont nécessaires. C’est ainsi qu’on a pu confondre le processus psychanalytique et le cadre de la cure type, l’un devenant synonyme de l’autre, et considérer que d’autres modalités du cadre par rapport à la cure type ne seraient que des préalables dont la visée serait de rétablir le cadre classique, seul garant d’une véritable psychanalyse.

Cette position, parfois pertinente, ne rend pas compte de toutes les situations et ne peut pas à mes yeux constituer une position de principe. En effet, la cure type génère ses propres dérives anti-analytiques, on l’oublie souvent ; de plus adopter cette position c’est implicitement se référer à un modèle idéal de fonctionnement mental qui, pour moi, ne constitue en rien la référence univoque pour tous ceux qui peuvent effectuer un vrai travail psychanalytique.

C’est un des apports majeurs de la recherche actuelle que d’avoir montré la complexité du fonctionnement mental individuel et la juxtaposition chez une même personne de modalités de fonctionnement différentes. Dans ce cas, le but de la psychanalyse n’est pas de rabattre ces fonctionnements vers un modèle idéal, ni de les évaluer par rapport à ce modèle, mais d’essayer de permettre au sujet de fonctionner au mieux, sinon de manière optimale, par rapport à ses possibilités et avec ses moyens propres.

Fonctionner mieux, c’est alléger le poids des contraintes de répétition et des attachements aliénants, retrouver un plaisir à penser, soit restaurer les capacités auto-érotiques, s’ouvrir à la différence et au changement. On retrouve là les objectifs essentiels du processus psychanalytique, sans enfermer celui-ci dans un modèle qui n’est pas universel. En effet atteindre un tel objectif ne veut pas dire que le sujet abandonne entièrement ses modes de fonctionnement antérieurs et n’ait plus recours à ses caractéristiques qui constituent ce qu’il est. Cela veut dire que, même si la nécessité d’y recourir persiste, il peut les utiliser différemment et librement. Accepter par exemple d’être déprimé en sachant que ce sera passager car cela peut être « autrement » ; « jouer » à revenir à un fonctionnement antérieur, devant une difficulté.

Mais fonctionner « mieux », tel que je viens de le dire, suppose une tranquillité suffisante du Moi pour qu’il puisse s’abandonner, au moins le temps de la séance, et se permettre la régression. Ce n’est pas toujours le cas et le dispositif classique peut avoir des effets inverses à celui recherché : inhibition du processus psychanalytique, rupture, augmentation des passages à l’acte, effondrement dépressif voire décompensation sur un mode délirant. Toutes éventualités qui prouvent a contrario la puissance mobilisatrice du dispositif mais aussi ses limites.

Ici encore je voudrais dénoncer un amalgame, ou plutôt une facilité de langage qui devient une facilité de penser. La position du divan est une quasi injonction à la passivité (position allongée et déprivation perceptive et motrice), mais elle implique un investissement de cette passivité. Or elle ne fait que la définir par la négative : on obtiendrait la passivité en inhibant la motricité……

Cette façon de voir me semble un peu légère, la pratique du psychodrame et des techniques de relaxation montrent en effet combien se « livrer à la passivité » soit « accepter que l’imprévu nous tombe dessus » peut mettre en jeu le mouvement, le geste, le corps, ou surgir du mouvement.

C’est un champ de réflexion ouvert.

Il me semble que ces remarques soulignent combien les chemins qui mènent à une fluidité des représentations sont multiples et diversifiés.

Je crois que la diversité des cadres proposés pour induire un processus psychanalytique reflète cette diversité des voies d’accès à la représentation.

Un premier constat s’impose : le travail de représentation suppose un appui sur de l’existant préalable, puis un jeu possible de déplacement, qui implique lui des différences entre ce qui est ainsi successivement représenté. L’affect se crée ainsi en glissant une charge sur la chaîne des représentations. La représentation, elle, crée des objets et des différences, mais elle ne part pas de rien.

La pensée, comme la représentation qui la supporte, n’avancent qu’en s’appuyant. Les sensations corporelles, les émotions, les champs relationnels en sont les premiers ingrédients. Souvenons-nous des mots de Freud  » psyché est étendue « , et  » le moi est corporel « . Le travail de la pensée vient d’abord du corps.  » Penser est un acte de chair « . C’est à partir de cet appui que s’opère le travail de différenciation qui conduit à la représentation. La fonction essentielle de la représentation est de créer un écart entre le représenté et la représentation, entre l’imaginer et le faire, suffisant pour qu’il n’y ait pas de confusion possible, mais qui ne fasse pas pour autant disparaître tout lien.

Est classique en effet de fonder l’émergence de la représentation sur l’absence de l’objet et le manque, mais cette présentation des choses génère des malentendus. L’effet dynamique de l’absence de l’objet sur l’activité de représentation n’est possible que parce que l’objet a été préalablement là et investi. De même le manque n’est productif que parce qu’il n’est pas du vide, on a tendance à l’oublier. Le manque ne peut être que relatif et n’a de sens que dans sa relation avec le désir.

Si le manque par rapport au désir pour l’objet ne s’appuie pas sur des intériorisations préalables d’expériences de plaisir, il ne saurait générer des représentations. Il ne provoque qu’une détresse supplémentaire, des effets de sidération et éventuellement un recours à l’autostimulation corporelle comme celle des enfants carencés qui se cognent douloureusement, pour savoir qu’ils existent.

Ces considérations fondamentales mais préliminaires à mon propos sont déjà classiques sinon banales. Nombre d’auteurs les ont développées. Parmi les plus récents, je citerai les travaux de René Roussillon et de Philippe Jeammet . La référence à André Green est bien sûr incontournable, comme celle à Winnicott et Bion.

Pour me résumer : je ne vois pas de différence entre processus psychothérapique et processus psychanalytique.

L’émergence de ce dernier est lié au cadre dans sa double valence interne et externe mais non réductible au dispositif.

Le dispositif classique repose sur le modèle du rêve et postule que l’inhibition de la motricité et la mise en latence des perceptions facilitent l’activité représentative.

Ceci est vrai dans certains cas mais implique un principe : la motricité ne serait que voie de décharge.

C’est ce principe même que je conteste. La motricité est voie de décharge mais aussi support indispensable au tissu des représentations.

Revenons à Freud. Il écrit dès 1915 dans  » Pulsions et destin des pulsions  » que l’enfant s’empare de son moi par la musculature. Les autoérotismes ne concernent pas les seules zones érogènes mais le corps entier et constituent les assises du narcissisme.

On peut imaginer combien des expériences malheureuses, des carences, des traumatismes peuvent empêcher la création de ce sentiment de continuité interne et induire au contraire la mise en place précoce de ce que j’appelle des dispositifs anti-objet qui deviendront plus tard des dispositifs anti-pensée. Penser est en effet douloureux car il inclut l’objet.

Ma pratique de psychosomaticien, comme mon intérêt pour la psychose, m’ont très tôt poussée à m’intéresser au corps comme à la destruction des processus de pensée. Je me suis aperçue que ces deux dimensions s’intriquaient :  » La pensée est acte de chair  » écrivit Tertullien au IVè siècle et Freud n’a cessé de l’affirmer en remplaçant le dualisme psyché – soma (dualisme philosophique de Descartes et médical du XIXè siècle) par le dualisme des pulsions = il n’y a pas antagonisme entre l’esprit et sa raison et les passions du corps.

Dans les mêmes lieux – du corps ou de l’âme – peuvent se jouer des forces antagonistes 1. C’est ce glissement d’un dualisme à l’autre qui fait, à mon sens, la révolution psychanalytique.

Les patients qui infiltrent ma réflexion et mon propos de ce soir sont ceux chez qui je crois un processus psychanalytique possible mais pour qui le cadre habituel porte ses propres limites. Les liens entre les représentations de choses et de mots sont rompus, l’affect ne peut donc se déplacer. Il est soit explosif, soit négativé. C’est le règne de l’hallucination négative : « rien ne se passe, rien ne s’est passé », « je ne l’ai pas vécu », « je ne me souviens de rien ».

Ces patients-là, quand ils viennent, adressent aux psychanalystes des discours souvent passionnants mais non destinés à ouvrir les échanges. Car ce que demandent ces patients est d’être soustraits au sort banal de l’humain : exigences du corps, différences des sexes, lois des générations et du temps. Tout cela pourquoi ? Mais pour continuer de se protéger de l’objet. Parce que l’imprévisibilité de l’objet fait mal, or l’imprévisibilité c’est la vivance, le mouvement.

Dans le cadre classique, la déprivation perceptive les renvoie justement au rien, au vide, soit dans la douleur, soit dans le confort, assurés qu’ils sont qu’il ne se passera rien de nouveau.

Le nouveau qui pourrait advenir c’est le transfert, non pas comme reviviscence, mais comme nécessité pulsionnelle à investir amoureusement. Or justement la répétition joue et là s’installe à leur insu une lutte à mort contre le transfert.

L’analyste peut être idéalisé mais n’est pas investi « d’une confiance transformatrice » (M.T. Montagnier) 1 . Il est de surcroît toujours décevant.

Je crois profondément que cette expérience d’une déception investie par l’objet psychanalyste et partagée, mise en langage, aux lieu et place d’un dépit = repli narcissique, peut fonder un travail élaboratif.

La mise en langage (discours + pensée) pose d’ailleurs des problèmes complexes. Car dans beaucoup de ces cures le langage (= le discours), le texte, sont différemment affectés comme pour ne pas être outils de partage. La mobilisation des souvenirs est impossible puisqu’il faut justement effacer la polysémie comme tout lien entre le verbe et l’objet, entre le verbe et le corps. Le corps compris ici comme le lieu primordial qu’affecte l’objet. Je voudrais insister encore sur cette notion pour moi fondamentale : le véritable premier objet de l’infans est son propre corps. Tous les autoérotismes ultérieurs sont des recherches et retrouvailles des traces de plaisir corporel primitivement imprimées par l’autre. Quand ces dernières n’existent pas nous sommes dans un rapport d’exclusion, et de l’autre et du corps. La seule chose vraie est alors l’amnésie, la lacune, l’absence. Winnicott l’avait déjà écrit il y a trente ans et tous les travaux d’André Green ne cessent de le montrer.

Le travail ne peut se faire qu’en négatif et les transferts sur l’objet et la parole ne sont perçus et déduits par le psychanalyste qu’au travers de ce que j’appelle « un contre-transfert à vif contraint à CONSTRUIRE et INVENTER ».

C’est ici que j’introduirais la notion de corps-à-corps. Pour écouter l’inaudible, pour être à l’affût de l’exclu il ne faut pas « flotter », il faut se pencher en avant, voir et créer avec des « signes de vie corporels » (M.T. Montagnier). En effet la charge pulsionnelle existe toujours, et même dans des cas drastiques d’anesthésie de l’affect ou d’hallucination négative elle se mue en une sensorialité dont il faut pouvoir se servir. Le contre-transfert est vital et doit rester vivant, il est souvent douloureux, « à vif ». Freud avait déjà noté dans  » Moïse  » que ce qui ne peut advenir par le langage revient sous forme d’hallucinatoire. Du côté du psychanalyste il y a des images, pensées parfois insolites, parfois hallucinatoires qui sont à l’œuvre dans la production de l’interprétation. Il y a aussi des empêchements à penser, des défaillances dont il nous faut apprendre à nous servir. En même temps, et du côté du patient on assiste à une « quête de perception » support, chez eux, des représentations à venir.

Ces « signes de vie corporelle » sont à guetter, mettre en mots, car dans ces cures où manque l’accès au visuel de l’infantile l’énonciation de ce qui se passe dans le « corps-à-corps » pourra peut-être en créer l’accès.

Je voudrais faire ici une parenthèse pour noter que ce que je viens de décrire n’a rien à voir avec ce que d’aucuns nomment le « préverbal ». Il s’agit plutôt d’essayer de penser comment CONSTRUIRE, et non reconstruire, dans des cas où l’hypothèse de trauma précoce, d’avant le langage, empêche le retour des souvenirs alors remplacés par l’actualisation dans le transfert. Ce qui se vit là – dans la cure – se vit pour la première fois, ou comme pour la première fois, car pour la première fois dicible à/et par l’autre (ou l’objet).

Je crois qu’il faut tenir compte ici des notions de « temps éclaté » et de « remémorations amnésiques hors champ des mémoires conscientes et inconscientes » proposées par A. Green dans son dernier livre, pour entrevoir le champ de recherche actuellement ouvert aux psychanalystes.

Pour conclure je dirai que le corps – érotique, malade, renié ou exclu – est le cœur de la cure.

Dans toute psychanalyse il y a un corps à corps ; dans le modèle classique il est métaphorique, c’est le travail de perlaboration contre les résistances. Dans le travail psychanalytique de face-à-face il est également représenté dans l’espace. A mon sens il ne s’agit pas de mieux « maîtriser » mais de mieux « recevoir ». Une métapsychologie du face à face devrait reposer sur des études fines du perceptif comme source pulsionnelle mais aussi du sensoriel comme avatar d’un affect négativé.