Entretien réalisé le 1er mai 2007 par Dominique Baudesson autour de ses dernières publications .
Dominique Baudesson : Vous êtes l’auteur de deux livres récents : « Les voies nouvelles de la thérapeutique psychanalytique. Le dedans et le dehors.» et « Pourquoi les pulsions de destruction ou de mort ? »
Pour le premier, vous avez choisi le titre d’un article de Freud de 1918. Ainsi, vous soulignez que Freud avait anticipé les mouvements à venir de la psychanalyse.
Dès cette époque, il envisageait la nécessité d’élargir le champ clinique et, en conséquence, d’introduire des variations cliniques à la technique psychanalytique.
Vous faites une analyse très éclairante de l’évolution de la pensée de Freud, notamment des conséquences de l’introduction de la pulsion de mort en 1920 au sein de la métapsychologie freudienne et de ses implications sur la pensée clinique.
Vous notez qu’il devait en avoir eu l’intuition dès le début de son œuvre puisque, en 1895, dans l’«Esquisse », il considérait que le processus de décharge constituait la fonction primaire du système neuronique et il introduisait le principe d’inertie.
C’est en premier lieu à partir de l’analyse de la clinique des fonctionnements non-névrotiques que vous mettez en évidence l’importance du rôle de la pulsion de mort. Vous en montrez aussi les aspects positifs, dans la mesure où les phénomènes d’intrication et de désintrication de cette pulsion avec la pulsion de vie sont responsables du développement de l’être humain et de sa complexification.
Vous avez réfléchi aux mécanismes en jeu à l’orée de la vie psychique et de la subjectivation et aux conséquences de leurs défaillances sur la structure psychique « en germe » que met en évidence la clinique des cas-limites. Ainsi vous avez élaboré de nombreux concepts-clés, notamment celui de double-limite et souligné le rôle du couple pulsion-objet.
Est-ce à partir de là que prend origine le sous-titre de votre livre, « Les Voies nouvelles . . . » : le dedans et le dehors ?
Une partie de cet ouvrage est consacrée à clinique. Vous avez invité de nombreux analystes à s’exprimer, à parler de leur clinique, clinique de cas difficiles, et des réflexions méta-psychologiques auxquelles celle-ci les a conduits.
Ne s’agissait-il pas, par ce livre, de montrer l’apport et les potentialités encore inexploitées de la psychanalyse à l’égard des pathologies les plus complexes ?
André Green : Ce livre est un peu hors norme par son volume qui n’est pas ordinaire ce qui, d’ailleurs je le réalise après-coup, est peut-être un handicap ; on recule peut-être devant le projet d’en prendre connaissance en prenant conscience de la lourdeur de la tâche.
Je n’ai pas pu faire autrement.
On sait que, depuis bien des années, j’ai pris position sur la question des voies nouvelles et j’ai pensé qu’il était nécessaire que je m’explique personnellement sur les raisons de ce livre. C’est ce que j’ai fait au cours d’une introduction qui est inhabituellement longue.
Il y a un moment que ce livre est terminé; évidemment cela m’a fait très plaisir de le voir paraître. J’ai été remarquablement aidé dans cette tâche par Françoise Coblence à qui je tiens à rendre hommage ici.
Qu’y a-t-il dans cette introduction ?
Il y a deux conférences.
C’est là que votre articulation peut être justifiée puisque l’une des deux conférences concerne directement la pulsion de mort.
On peut dire que la pulsion de mort est dans l’air dans le livre sur « Les voies nouvelles . . . ».
De quoi s’agit-il ?
Si tout le monde en parle, j’ai eu l’impression que peu de gens savent de quoi ils parlent, que très peu d’analystes ont pris la mesure du fameux tournant de 1920 et des enjeux qu’il recouvrait.
Vous parlez de 1920 ; en fait tout commence dès 1914 avec le fameux article « /Remémoration, répétition, perlaboration». C’est intéressant dans la mesure où Freud, au moment où il écrit cet article, ne perçoit pas lui-même l’importance des enjeux de ce qu’il vient de découvrir.
Pour lui, il vient de découvrir une nouvelle résistance qui n’a pas été décrite avant lui.
À la fin de l’article, il a un ton optimiste, il dit qu’il faut prendre le temps, laisser le temps au patient de bien connaître cette résistance, de l’élaborer et de la dépasser . Il croit encore que la compulsion de répétition est dépassable.
Puis, il reste muet six ans sur la question. Cela me paraît très important parce que cela nous oblige à nous rendre compte que Freud réfléchit longtemps avant de parler de la pulsion de mort. Au cours de ces six années, progressivement, se forme en lui une conviction nouvelle. Comment comprendre cela ?
Ce que j’essaye de montrer, c’est que le point de départ se situe au moment où Freud se rend compte que la répétition est indépendante du principe de plaisir. La répétition est bien connue des psychanalystes, mais si on répète un plaisir qu’on a pu vivre, assumer et rechercher, au-delà de son refoulement, on répète aussi des expériences de déplaisir.
Ceci le conduit à une réflexion. Si on répète aussi bien le plaisant que le déplaisant, que devient la pulsion ? Il arrive à l’idée que le but de la pulsion est de rétablir un état antérieur, plaisant ou déplaisant. Et, il arrive à la conclusion que le rétablissement de l’état antérieur . . . , antérieur . . . , antérieur à l’antérieur . . . , finit par conduire à un état de non-vie qui précède la vie. C’est là qu’il introduit la pulsion de mort avec une idée révolutionnaire, dont on ne mesure pas tout de suite les conséquences et qui peut-être explique la réticence dont le concept a fait l’objet, à savoir que la première pulsion est la pulsion de mort. Et, là j’ai à faire face à des contradicteurs qui posent la question : comment la mort peut-elle précéder la vie qui n’existe pas ? Or, tel n’est pas le raisonnement de Freud. Il conçoit les premiers investissements comme étant non-pulsionnels, ce sont des investissements, c’est-à-dire que ce sont déjà des formes d’organisation qui vont chercher à se maintenir et c’est là que la pulsion de mort va intervenir, car la pulsion de mort veut le calme alors que toute organisation de vie suppose qu’on supporte une certaine tension liée au fait que quelque chose s’organise pour se maintenir au lieu d’être évacué. Il y a, à mon avis, deux pages sur lesquelles je ne suis pas sûr d’avoir insisté autant qu’elles le méritent dans ce livre, mais je le fais dans le livre suivant « Pourquoi les pulsions de destruction ou les pulsions de mort ? » En deux pages, Freud donne une description éblouissante des premières formes d’investissement et de la tentative de l’organisme de se débarrasser de cette organisation qui témoigne de la complexité. Plus c’est complexe, plus c’est fragile. Il dit que c’est le narcissisme qui va vouloir s’accrocher pour maintenir ses premiers investissements. Autrement dit, il reste fidèle à son idée selon laquelle le narcissisme est la première forme d’investissement responsable d’un début d’organisation qui résiste à la poussée de la pulsion de mort.
Là, il imagine un conflit entre la destructivité et le narcissisme qui me semble aller très bien avec les théories psychosomatiques modernes; je parle de celles de l’École de Psychosomatique de Paris. L’agressivité entre en jeu véritablement lorsque le narcissisme est remplacé par la libido d’objet.
Dès qu’il y a une organisation de libido objectale, on voit se manifester l’agressivité, ce, à chacun des stades libidinaux ; par exemple, au stade oral, consommer l’objet, c’est le détruire. Freud ne parle pas du stade anal, on se demande pourquoi dans la mesure où cela viendrait très fortement à l’appui de sa thèse puisque, déjà, il avait décrit la régression sadique-anale dans un certain nombre d’états, notamment chez l’obsessionnel. Il passe à la phase phallique où l’investissement est un investissement qui perce, transgresse, qui, d’une certaine façon, détruit et assure aussi une fonction de plaisir; au stade génital, c’est encore la même chose.
Pourquoi est-ce que j’insiste sur tout cela ?
Parce que, si on prend vraiment au sérieux ce tournant de 1920, on se rend compte que pour Freud la clinique finit par n’être plus pensable sans prendre en considération l’existence d’une pulsion de mort. Certes, il avait commencé par dire qu’il y croyait, mais que nul n’était obligé de le suivre dans ces spéculations. Il n’en est plus de même en 1930, lorsqu’il reprend le sujet avec « Le malaise dans la culture » ; il se demande même comment il se peut que certains puissent encore hésiter bien qu’il reconnaisse avoir lui-même été longtemps dubitatif.
En 1930, la question qu’il se pose est de savoir pourquoi il a hésité si longtemps.
La réponse vient du fait qu’il y a changement de champ.
Freud saute par-dessus les frontières de la clinique, donc de la pathologie, et c’est par l’observation des phénomènes sociaux qu’il est amené à affirmer ses positions de manière beaucoup plus tranchée. Effectivement, «Le malaise. . . .» date d’il y a 75 ans, mais ce texte est encore d’actualité pour nous ; on ne peut dire que la situation se soit arrangée depuis 1930 du point de vue des phénomènes sociaux. On en a vu de vertes et de pas mûres avant et après la mort de Freud. Parmi le nombre d’expériences accumulées depuis sa mort, citons les destructions massives par l’arme atomique, les camps d’extermination, et bien d’autres génocides. Je n’insiste pas.
En vous parlant, cela me fait penser à mai 68 où l’œuvre de Freud fut, elle aussi, discutée /; certains ont dit que la seule chose qui tienne dans son œuvre est « Le malaise . . . » Ce fut évidemment une note un peu dissonante par rapport à ce qui s’est passé à l’époque avec le mythe de la libération sexuelle, le « reichisme » et autres illusions.
Lorsqu’il se passe un tel changement dans la théorie freudienne, plusieurs attitudes sont possibles.
On peut dire que Freud est sénile. On ne veut pas en entendre parler. Et, cela explique que bien des écoles de pensée qui se sont succédées ne se sont pas emparé du thème de la pulsion de mort, alors qu’elles ont traité de sujets qui la concernent très directement, cela, chacun à sa manière, chacun dans son cadre de pensée, chacun avec ses théorèmes et ses postulats. L’attitude qui consiste à rejeter Freud repose sur des arguments que je trouve personnellement discutables. Ce n’est pas que je sois un freudien qui se sent obligé de suivre Freud à la lettre. Je ne le pense pas. Quand on va se référer à l’œuvre de Winnicott et celle de Bion, on ne peut plus être considéré comme un freudien orthodoxe ; certains amis me l’ont fait observer récemment.
Une autre attitude, qui correspond à celle adoptée par certains amis, consiste à repenser la métapsychologie et la clinique ; les Botella ont fait cela, bien d’ailleurs, et c’est une attitude que je trouve respectable à condition qu’elle remplisse son programme, c’est-à-dire qu’elle s’oblige à prendre en considération des champs nouveaux qui se sont adjoints.
Pensez que la psychocriminologie de Balier n’existait pas il y a dix ans.
Que faisait-on ? On faisait silence autour, on ne considérait pas que c’était du domaine de l’analyse.
On peut dater la naissance de la psychosomatique autour des années 50. La psychosomatique, les travaux de Marty, ne connaissaient pas la diffusion qu’ils ont aujourd’hui grâce à l’École de Psychosomatique de Paris et à ses continuateurs. On considérait simplement que quelques individus s’intéressaient à cette catégorie de patients.
Les analystes se repliaient sur le couple névrose-psychose, comme si ce couple pouvait tout résumer. J’ai encore une idée là-dessus. Freud, en commençant, avait surtout en tête le couple perversion-névrose. C’est à partir de 1924, c’est-à-dire après l’introduction de la deuxième topique, que la psychose prend de plus en plus de place dans la dernière partie de son œuvre et il s’y intéresse d’une façon d’autant plus remarquable qu’il prend les problèmes de biais. Par exemple, la définition du rêve change, le rêve est une psychose bénigne. Le rêve, réalisation de désir etc. . . . non ! une psychose bénigne.
D’autre part, il ne s’intéresse pas à la psychose frontalement, il va retrouver le délire dans « Constructions en analyse . . . », à propos de cas qui ne donnent pas lieu à des souvenirs verbalisables, mais où c’est l’hallucination qui parle. Et il va décrire un mécanisme de défense nouveau, le clivage, dont on peut dire qu’il est beaucoup plus cohérent quand on le considère comme défense par rapport à des états psychotiques que comme un mécanisme de défense communément rencontré dans les névroses.
On voit qu’une lecture de Freud entre les lignes est indispensable pour comprendre de quoi on parle et pour comprendre que, contrairement à un mensonge répandu par les adversaires de la psychanalyse, à savoir que la psychanalyse est figée, ne change pas, n’a rien découvert depuis Freud, la psychanalyse change. Freud n’a cessé d’avancer, de découvrir, de mettre en question ses hypothèses, comme je viens de vous le montrer, et les analystes qui ont poursuivi n’ont cessé d’innover ; cela ne veut pas dire qu’ils aient eu raison ou tort, mais que la psychanalyse est en marche. Il y a une chose à retenir, elle peut faire des erreurs dans sa marche, elle peut faire des découvertes importantes, mais on ne peut dire que la psychanalyse est immobile et figée. C’est totalement faux !
Cela nous ramène au titre.
Vous avez rappelé que c’est le titre d’un article de Freud ; c’est le titre d’un article de Freud qui n’a pas été écrit n’importe quand ; il a été écrit à l’occasion du premier rassemblement d’analystes après la première guerre mondiale. La guerre mondiale a ralenti l’activité analytique de Freud, mais elle ne l’a pas totalement arrêtée; elle lui a donné l’occasion de réfléchir. C’est à ce moment qu’il écrit cette phrase que je relève : « les diverses formes de maladies traitées par nous ne peuvent être liquidées par la même technique ». À l’époque il pense à des options qui sont éloignées de notre pensée, par exemple, le fait qu’il faille inviter les phobiques à faire face à leurs symptômes, mais l’idée est là. Plusieurs techniques doivent être mises à disposition pour venir à bout d’une maladie – Freud n’hésite pas à utiliser le terme de maladie, aujourd’hui on est plus pusillanime –, il y a donc cette idée qu’il peut y avoir des voies nouvelles. Bien sûr, je le répète, certains témoignages de la pensée de Freud ne sont pas les nôtres, notamment quand il dit que lorsqu’on connaîtra la signification inconsciente des mécanismes et des symptômes, ceux-ci disparaîtront. Ce n’est pas vrai. La psychanalyse a beau être largement répandue, cela n’empêche pas que les gens font preuve du même aveuglement, de la même scotomisation vis-à-vis de choses qui sont peut-être parlantes pour les autres, mais pas pour eux.
Au risque de paraître indéfiniment long, je vais encore dire que l’évolution de ces cinquante dernières années a amené les analystes à prendre conscience de ces problèmes. En 1954, paraît un article important de Winnicott qui porte sur la régression. Winnicott pose le problème en essayant d’expliquer qu’avec les cas difficiles il ne suffit pas de rappeler aux patients qu’il faut respecter la règle fondamentale et de leur donner d’autres injonctions de ce genre pour modifier la situation ; il envisage des formes de régression assez profondes auxquelles il pense devoir faire face d’une autre manière. À ce propos il a lancé des formules qui sont devenues célèbres, comme : « chez ces patients, l’analyste ne représente pas la mère, il est la mère », formule très frappante qui fait jouer un rôle à l’environnement.
C’est la période où les analystes commencent à s’interroger sur les variations de la technique. Quelles variations ? Quand ? Comment ? Pour combien de temps ? Un certain nombre d’auteurs internationaux, Bouvet en France, Eisler en Amérique, ont réfléchi aux conceptions du cadre ; ce n’est pas seulement une question de souplesse, c’est aussi ce que Raymond Cahn appelle le procès du cadre. C’est un problème qu’avait déjà soulevé Ferenczi. Le cadre est-il adapté à la pathologie de ces patients ? Un point important à noter est que si Freud a changé de théorie un certain nombre de fois, il n’éprouvait pas de difficulté à abandonner une idée quand il estimait que c’était souhaitable, il n’a jamais proposé de modifications du cadre. Il a toujours considéré que le cadre classique était le bon et qu’il fallait poursuivre l’expérience dans ces conditions. D’autres ont fini par poser la question. Après de longues périodes de travaux sur le respect du cadre, a émergé la contestation psychanalytique, venue de la plume des analystes eux-mêmes. Un face à face, à raison par exemple de deux fois par semaine, ne donnait-il pas d’aussi bons, sinon de meilleurs résultats, qu’un cadre classique ? Je pense qu’il est juste de citer le nom de Brusset qui a beaucoup œuvré pour la défense de cette position, mais, à partir de là, une nouvelle question se pose : celle des indications de la psychanalyse.
Il y a longtemps que j’ai dit que la psychanalyse reposait sur un malentendu. Freud avait inventé cette technique, mais il avait laissé sous-entendre qu’à moins de souffrir d’une psychose avérée n’importe qui pouvait faire une psychanalyse ; il suffisait qu’un patient accepte de venir s’allonger sur le divan d’un psychanalyste un certain nombre de fois par semaine pendant un certain temps. Ce n’est pas vrai. J’ai encore eu l’occasion de le dire récemment parce que, comme l’a vu Winnicott, il peut y avoir des collusions entre patient et analyste, le patient faisant semblant de faire une analyse et l’analyste faisant semblant de considérer ce qu’il entend comme relevant de l’analyse.
À partir de là, les écoles se divisent.
Vous trouverez dans l’œuvre de Winnicott de nombreux exemples de patients qu’il voyait une ou deux fois par semaine en face à face alors qu’auparavant ceux-ci avaient été en analyse, analyse classique, durant des années, sans résultat.
Pour les kleiniens, hors de la cure point de salut, quatre à cinq fois par semaine ! De plus, ils font preuve d’une attitude assez curieuse qui ne semble pas se soucier des indications selon les divers types de patients (certains pouvant être davantage susceptibles de profiter de l’analyse que d’autres) et qui consiste à donner les mêmes interprétations à tout le monde. Cette technique séduit plus ou moins. Dans tous les pays où l’analyse est pratiquée, existe une aile kleinienne, à l’exception de la France. En France, l’analyse kleinienne n’a guère eu de succès /; ce n’est pourtant pas faute de s’être exposée aux vues de kleiniens. Les kleiniens ont été invités et écoutés, ils ont assuré des supervisons, mais d’analystes kleiniens en France, à ma connaissance, il n’y en a eu que deux dont l’un a quitté la société pour des raisons qui n’ont rien à voir avec le kleinisme.
Donc, on voit qu’il y a des sensibilités et des manières différentes de comprendre l’analyse selon les pays.
Quand vous confrontez des analystes de différents pays, par exemple lors de rencontres franco-britanniques, vous vous rendez compte que ce qui a de l’importance pour certains peut en avoir moins pour d’autres. Vous vous rendez compte aussi que les analystes finissent par être intéressés par des points de vue différents, par exemple, cette année, un nombre important de candidats de la société britannique sont venus recueillir l’avis d’analystes français sur leur manière de travailler; cela montre qu’ils réfléchissent et qu’ils ont envie d’entendre autre chose que ce qu’ils ont l’habitude d’entendre.
La question qui va se poser de façon lancinante est de savoir s’il y a des moyens de prédictibilité de l’analysabilité. Peut-on savoir avant de commencer l’analyse comment va se comporter un patient vis-à-vis de l’analyse ? Je ne peux rien vous dire là-dessus, si ce n’est que la question fait l’objet d’enquêtes par le Centre de Consultations et de Traitements Psychanalytiques Jean Favreau. En effet, cela devient une situation préoccupante à deux titres.
Dans un certain nombre de cas, les résultats de l’analyse ne sont pas bons et, je ne vais pas faire comme ces analystes qui disent au patient pour le congédier : vous êtes guéri, mais vous ne le savez pas. Je n’aime pas beaucoup cette manière de faire.
L’autre perspective qui va dans le même sens consiste à définir ce qui fait qu’un processus psychanalytique s’installe et marche. C’est-à-dire quelle est la réceptivité des patients aux interprétations ? Quelle est la capacité de mobilisation de leur structure psychique en vue d’un changement ? C’est poser la question : pourquoi l’analyse ne marche pas ? Cette question devient de plus en plus préoccupante.
En tout cas, il y a une augmentation de la population analytique qui fait que les névrosés n’y sont plus majoritaires. De plus, différentes catégories socioprofessionnelles, par exemple des infirmiers psychiatriques, des éducateurs, pensent, à un titre ou à un autre, qu’il est dans leur intérêt de faire une analyse pour mieux faire leur travail. Cela ne suffit pas. Il faut encore avoir une forme d’esprit susceptible d’assimiler ce que représentent plusieurs années d’analyse, c’est difficile à prévoir, et la palette des états peut être assez variable pour dérouter certains analystes.
En 1997, l’Association Psychanalytique Internationale a lancé une enquête mondiale ; on a interrogé toutes les sociétés européennes, nord-américaines, sud-américaines. Elles ont répondu dans une proportion très honorable, c’est-à-dire que des résultats significatifs ont été obtenus.
Que montrent ces résultats ? Il y a partout un énorme désenchantement vis-à-vis de la psychanalyse.
Une déperdition de patients et de candidats et un questionnement : que faut-il faire ? Les résultats de cette enquête dont le rapporteur est Paul Israël sont publiés dans la Newsletter. Le seul pays qui n’ait pas répondu en Europe est l’Angleterre, mais il diffusera ses résultats plus tard.
Il est préoccupant de voir que beaucoup d’analystes ne croient plus beaucoup à la psychanalyse. Ils sont sceptiques sur les vertus thérapeutiques de l’analyse. Aux Etats-Unis où la fuite des patients est considérable, ce qui est une conséquence des attaques de la psychanalyse par les neurosciences, les sciences cognitives, les thérapies cognitivo-comportementales, l’analyse est dénaturée.
Les Américains disent que n’existe aucune différence sensible entre psychothérapie et psychanalyse ; la seule différence serait que, dans un cas, un patient accepte de venir trois à cinq fois par semaine. En Europe, de tels propos paraissent fous, mais le gibier analytique devenant rare, on passe des compromis. Aux Etats-Unis, on discute que le patient aille ou non sur le divan, le patient dit qu’il ne veut pas, on lui demande pourquoi, il dit qu’il a une certaine appréhension. Laquelle ? On essaie de l’analyser hors analyse. Ce comportement est un comportement de résistance majeure à l’analyse.
Quels sont les patients qui restent en analyse ?
Il y en a deux sortes.
Le patient jeune, intelligent, doué, que ça intéresse, et le patient trop malade pour s’en aller. Je trouve très intéressant que ce soit précisément les gens qui sont considérés comme les plus malades et qui en ont le plus besoin qui voient, dans l’analyse, la possibilité d’un réel apport quant à leur pathologie, alors qu’ils ont épuisé les charmes de la pharmacologie ou d’autres traitements qui se sont révélés impuissants.
Se pose la question des psychothérapies. Les analystes des divers pays optent vers des orientations différentes.
D’une manière générale, les sociétés de psychanalyse et les instituts de formation qui en dépendent ne veulent pas entendre parler d’une formation à la psychothérapie qu’on donnerait aux analystes. Ils pensent que ceux-ci en savent assez avec l’analyse et qu’ils peuvent travailler comme cela. Ce qui à mon avis est une erreur considérable. S’ouvre une autre voie : si on formait des psychothérapeutes qui ne soient pas des psychanalystes ? L’expérience a été tentée dans un certain nombre de pays et a abouti à des catastrophes. L’idée naïve était que, si l’on formait quelqu’un à la psychothérapie, cela ouvrirait l’opportunité de former un analyste de plus. Or, ce n’est pas ce qui s’est passé. En fait, ces gens se sont contentés d’exercer la psychothérapie avec cette première formation, en disant qu’ils n’ont pas besoin d’une formation psychanalytique, puisqu’ils ont déjà une formation.
Ce que j’ai dit des patients, on peut le dire des analystes aussi. N’importe qui ne peut pas être analyste, comme n’importe qui ne peut pas être analysé. Lorsque j’exprime cette idée, je ne dis pas que c’est un don qui est acquis avec la grâce, je dis, et tous les contrôleurs vous le diront, qu’il y a un certain nombre de contrôlés qui ne comprennent rien. Certains finiront bien par comprendre quelque chose un jour, d’autres ne comprendront jamais rien quel que soit le temps qu’on y passe. À quoi est due cette surdité analytique ? À l’importance des résistances. Bien sûr ! Vous m’attendiez là-dessus. Mais ce ne sont pas seulement les résistances qui sont en cause, c’est une attitude qui s’écarte spontanément de l’auto-interrogation. Pourquoi est-ce que je pense cela ? Pourquoi est-ce que je sens cela ? Pourquoi suis-je amené à faire, à dire ceci ou cela ? Ce sont des qualités essentielles pour un analyste, et pourtant il y a des gens qui ne se posent pas la question ou y échappent par des rationalisations. Je vois une troisième raison dont j’ai pris conscience récemment. Je pense qu’une partie de la crise vient du fait que les analystes ne savent pas ce qu’ils font lorsqu’ils sont avec un patient en analyse, en d’autres termes, je veux dire qu’ils n’ont pas compris les principes de l’action analytique. Alors, auprès d’un patient qui a subi beaucoup de traumas, on fait de la réparation. Pour un autre, on facilite les choses ; j’ai connu des analystes qui ont fourni à leurs analysants l’adresse de leur coiffeur, de leur avocat, de leur plombier, ce, à l’infini, il suffisait de demander. Tout cela, à mon avis, repose sur cette méconnaissance dont je vous parle.
Il faut que je vous dise la façon dont je conçois l’activité de l’analyste.
Un analyste est là pour :
1) écouter
2) avoir suffisamment de recul à propos de ce qu’il écoute pour entendre autre chose que ce qui est dit
3) intervenir plus ou moins rarement, plus ou moins fréquemment, et de telle façon qu’il propose au patient un autre sens que celui que le patient a voulu communiquer, en tenant compte du transfert.
Bien entendu, cela peut renvoyer à des résistances. À ce moment, on fait appel à la vertu de la patience et surtout au fait que l’analyste ne réponde pas à la sollicitation présente, verbalisée, exprimée comme telle du patient. Tout cela doit s’entourer d’un climat de neutralité bienveillante.
Neutralité bienveillante est un oxymoron, il y a une contradiction entre les termes. En effet, comment peut-on être neutre et en même temps bienveillant ? Si on est bienveillant, on n’est pas neutre ; si on est neutre, on n’est pas bienveillant. Là est le paradoxe que doit assumer l’analyste. D’abord, on a fait remarquer à juste titre que la neutralité est une neutralité à l’égard du matériel, c’est-à-dire que quand un patient est amené à parler beaucoup, à donner de nombreuses informations, dans un premier temps, rien n’est à privilégier. Tout est à entendre jusqu’au moment où cela s’organise dans votre esprit et où vous êtes capable de dégager un sens autre, que vous communiquez ou que vous ne communiquez pas, parce que ce n’est pas le moment, c’est trop tôt, il y a d’autres choses plus importantes en jeu, etc.
Ce n’est pas trop le cas en France, mais j’ai souvent eu cette impression que c’est une attitude assez rarement comprise. Lors de l’exposition de matériel de collègues étrangers, souvent, je me disais : mais pourquoi est-ce qu’ils disent cela ? Pourquoi ne disent-ils pas cela ? C’est cela que le patient a besoin d’entendre.
Dieu merci j’ai la chance d’avoir des contrôlés qui, la plupart du temps, ont compris cela, mais il m’est arrivé d’en avoir qui ne comprennent pas, pas très fréquemment, parce que sinon, je crois, j’aurais changé de métier. Alors, la question est celle du tact. Il ne faut pas renvoyer le candidat de façon blessante, mais lui expliquer qu’il aurait peut-être intérêt à poursuivre son analyse avant de s’occuper des autres.
Nous parlons de ce que nous pourrions appeler le cas moyen des patients ; mais il y a aussi des patients, c’est le thème d’une partie du livre, qui représentent les situations extrêmes ; ce sont des patients qui sont très près de la psychose, sinon dedans, et je dois rappeler que Freud avait recommandé, à la fin de sa vie, de s’occuper de ces cas. Évidemment, ce sont des patients qui demandent un talent particulier, une certaine finesse, une endurance et une véritable intelligence de ce qu’est l’analyse.
Dans « Les Voies nouvelles . . . », il y a un très beau cas présenté par Gregorio Kohon; on ne peut qu’admirer le travail qu’il a fait. À un certain moment, le patient lui dit : je voudrais que vous soyez mon père et Kohon a le courage de lui dire : je n’ai aucune envie d’être votre père. Ce n’est pas cela qui choque, ce qui choque, c’est lorsque l’on ne donne rien en échange. Si un patient vous dit cela et que vous ne lui donnez rien en échange, il a des raisons d’aller plus mal, mais si vous mettez une limite à votre action . . . . C’est ce que dit Bion : il ne faut jamais qu’un patient perde le sentiment d’atmosphère de travail dans une séance.
On n’est pas là pour que les patients viennent pleurer sur votre épaule, pour les cajoler, les câliner, les embrasser, comme avait fini par le faire Ferenczi. Mais on n’est pas là non plus pour installer une atmosphère de rigidité qui n’a plus rien à voir avec la neutralité bienveillante. C’est précisément pour cela qu’il est difficile d’être analyste parce qu’on navigue entre écueils et ornières.
Ceci dit, étant donné les problèmes de la psychanalyse dans le monde, j’ai demandé à un certain nombre d’auteurs que je connais tous personnellement de donner leur avis et l’on voit que les avis peuvent beaucoup diverger. Et pourquoi pas ? L’essentiel est que cela donne à penser. Il s’agit là de la dernière partie de ce livre.
Je n’ai pas encore parlé de la première partie du livre; des analystes présentent une palette de cas cliniques qui ont été exposés, auparavant, au cours de séances de travail au sein d’un groupe que je dirige. Cela donne une idée de la diversité des situations qui peuvent être rencontrées, diversité qu’il est impossible d’unifier sous un label unique. Cela n’existe pas. De plus, chacun réagit avec sa sensibilité analytique propre et selon les particularités du patient ou de la patiente. L’ensemble des cas est discuté par trois collègues qui n’appartiennent pas à ce groupe de travail.
Je pense que c’est un beau livre ; c’est un livre qui fait état des problèmes des analystes actuellement, qui fait état de la diversité des situations et des modes de réponses qui peuvent être données par des analystes de formation et de tradition différentes. En principe, celui qui a lu ce livre et qui l’a bien lu ne devrait plus avoir l’impression de se trouver démuni et, même s’il n’est peut-être pas encore à même de résoudre tous les problèmes auxquels il peut être confronté, au moins aura-t-il une idée de ce qu’est l’analyse aujourd’hui et des « Voies nouvelles de la thérapeutique psychanalytique. »
DB : Pourriez-vous parler davantage des auteurs que vous avez invités à s’exprimer dans ce livre si important, pas tant par son ampleur, mais par la qualité des réflexions métapsychologiques qui y sont développées ?
AG : Parmi tous ces auteurs, il y en a auxquels je suis lié, parce qu’ils ont fait « une tranche » ou un contrôle avec moi. Ce sont des gens que personnellement j’estime, même si ces auteurs n’ont pas toujours le succès qu’ils méritent et que les éditeurs ne se précipitent pas sur leurs manuscrits pour les publier. Mais, moi, je leur fais confiance.
Il y en a qui sont des amis, d’autres que je connais depuis des années parce que j’ai eu un passé international et que j’ai rencontré beaucoup de monde, j’ai écouté beaucoup de gens, ce qu’ils ont dit m’a paru intéressant et je les ai invités à venir s’exprimer.
Si Chritopher Bollas est un ami, je ne suis pas lié de la même manière à tous les autres auteurs. Et d’un autre côté tous les gens que j’estime n’y sont pas, sans cela ce livre serait plutôt une encyclopédie en douze volumes !
DB : Vous avez beaucoup réfléchi sur les processus métapsychologiques en jeu aux origines de l’appareil psychique. Vous avez invité un certain nombre d’auteurs qui, eux aussi, se sont particulièrement penchés sur cette question.
AG : Cette question tombe bien. Avec Jean-Claude Rolland, nous avons fait le projet pour l’année prochaine d’un séminaire qui se tiendra deux jours par an, un jour l’hiver, un jour au printemps, parce que, justement, Jean-Claude me disait : votre approche métapsychologique est tout à fait précieuse ; il dit qu’il ne travaille pas de la même façon que moi.
Je crois lui avoir répondu que je ne m’en étais pas aperçu.
Mais, il est vrai que c’est une tendance assez naturelle chez moi.
Certains veulent bien me reconnaître un talent de théoricien. En effet, je ne peux jamais m’arrêter à l’analyse clinique d’un cas. J’essaie de l’éplucher d’aussi près que je peux. Dans les séminaires du vendredi, je ne pense pas m’évader dans la théorie. Mais une fois que mon opinion est arrêtée, je me demande ce que cela veut dire ? Où se situe cette personne ? Dans quelle région de l’esprit ? Et comment cela fonctionne dans cette région de l’esprit ? Alors, si les gens veulent appeler cela métapsychologie, je n’y vois pas d’inconvénient. C’est ma façon de voir les choses, il en a toujours été ainsi, parce que, finalement, ce qui devrait importer, c’est qu’un analyste est placé au milieu d’une plaque tournante qui renvoie à des directions théoriques différentes. Autrement dit, pourquoi existe-t-il des ego-psychologistes, des bioniens, des winnicottiens, des lacaniens etc. Les gens fonctionnent différemment, et autant savoir comment ils fonctionnent au lieu de leur jeter l’anathème. C’est une position que j’ai toujours eue dans la vie, reconnaître l’importance d’une œuvre comme celle de Winnicott ou celle de Bion sans devenir moi-même winnicottien ou bionien. C’est-à-dire que, de leurs œuvres, j’ai absorbé ce qui m’a convenu et disons que j’en tiens compte. Je me dis oui ceci est juste, mais ce n’est pas tout à fait comme cela que je pense, aussi vais-je mettre mon grain de sel. Cela n’a rien à voir avec l’éclectisme. Ce que je vais dire ressemble à une profession de foi et pourquoi pas ! Pour moi, le repère reste toujours la clinique. La clinique, c’est la vie. Personne n’a inventé l’hystérie, l’hystérie s’est inventée toute seule, de même que la névrose obsessionnelle ou le narcissisme. La clinique reste mon guide, mais j’espère toujours aller au-delà de la clinique. J’essaie de savoir pourquoi la clinique prend ce tour.
DB : Au fil des ans, à partir de votre expérience clinique, vous avez élaboré un nombre important de concepts métapsychologiques qui concernent notamment les processus qui président à l’avènement de la vie psychique d’un sujet ou bien l’entravent.
AG : Vous avez raison.
J’estime que l’on ne fait pas assez appel au concept de sujet. C’est Lacan qui a attiré l’attention sur ce concept. Et il l’a fait tout naturellement, parce qu’il était un esprit philosophique et savait ce qu’est un sujet au point de vue philosophique. Quand il est arrivé dans le milieu de l’analyse, il s’est rendu compte que beaucoup de descriptions impliquaient la notion de sujet sans que celle-ci soit mise en avant explicitement. Il l’a dit, il a combattu en faveur de la reconnaissance de ce concept, et il m’a convaincu. Il est vrai que je me sers beaucoup de la notion de sujet et je constate qu’on s’en passe allègrement à l’étranger.
Je vais essayer de dire pourquoi cette notion est importante.
Nous ne sommes pas seulement un paquet de pulsions et de défenses.
Pour moi, la notion de subjectivité s’ancre dans le concept de pulsion.
Je crois même avoir dit que la pulsion est la matrice du sujet.
Qui dit pulsion dit : je veux ceci, je ne veux pas de cela, je voudrais ceci. JE. Je dans une conception qui fait abstraction du Je. C’est toute la subtilité de la psychanalyse.
On parle du Moi, du Je, mais le Moi n’est pas le Je, et le Moi n’est pas concevable sans la pulsion.
Donc, cette idée de subjectivité me semble très intéressante.
Quand on pense à votre question, quand vous avez à faire à un patient, vous vous posez toujours une question : Qui parle ? Et, vous répondez : le Sujet de l’inconscient. Vous répondez de telle manière que vous êtes obligé d’admettre que ce QUI parle n’est pas là, ce n’est pas la première personne du singulier dans la déclinaison des verbes, mais c’est quelqu’un qui ne sait pas qu’il est quelqu’un qui parle parce que, pour lui, celui qui parle est celui qui dit Je; alors que pour l’analyste qui écoute, celui qui dit je n’est pas celui qui parle.
DB : L’ensemble concepts, l’ensemble des processus, qui permettent l’avènement du sujet mettent en jeu la notion de limites.
AG : Vous dîtes l’ensemble des concepts, mais je n’ai pas de programme.
C’est au fur et à mesure du temps que les choses apparaissent,
Et, je ne vais pas faire le catalogue des concepts auxquels j’ai pu penser, j’en serais incapable.
Pour vous répondre assez allègrement, la clinique m’apprend des choses que personne d’autre ne peut apprendre ; ainsi, quand j’ai affaire à un névrosé, j’entends : je veux faire cela, mais je ne comprends pas pourquoi je n’arrive pas à le faire.
Si j’écoute un psychotique, ce n’est pas ce que j’entends. J’entends : moi ? vouloir faire cela ? Vous n’y pensez pas.. Vous avez perdu votre bon sens !
Quand j’écoute un déprimé, j’entends : moi ? avoir envie de faire cela ? mais à quoi bon ! Etc.
On voit que cette notion de subjectivité est une sorte de lieu vide qui est rempli différemment par les diverses catégories psychopathologiques. Elle fait aussi réfléchir sur les rapports entre ces catégories. Pourquoi l’un dit-il : je voudrais bien, mais je n’y arrive pas, l’autre : moi ? vouloir ? mais vous avez complètement perdu votre bon sens, et le déprimé : à quoi bon !
Je suis en train de travailler en vue du prochain congrès et je lisais des textes sur les diverses approches du langage ; ce sont des sujets que les gens ignorent. Il y a actuellement une aile marchante d’inspiration biologique qui voudrait s’annexer le langage. Mais, pour un certain nombre de linguistes et sémioticiens que j’estime, la spécificité des langues est qu’elles impliquent un mode d’interprétation du monde qu’elles projettent sur le monde qui est le monde qui nous appartient à tous.
Ainsi, aucune réponse ne viendra étancher ma soif de comprendre pourquoi un névrosé dit une chose, le psychotique la dit autrement et ce n’est pas parce que j’ai une position de fidélité à la nosographie que je suis héréditariste ou que je pense trouver des explications en me référant à des structures ethniques. C’est beaucoup plus compliqué.
Ces approches s’interrogent mutuellement et elles interrogent le monde dans lequel nous vivons. Cela intéresse les autres, ça intéresse les autres en moi, ça m’interroge d’une façon ou d’une autre.
DB : Vous parliez de la subjectivité, lieu vide empli différemment. N’est-ce que par la façon dont il est empli qu’il est défini, ou bien aussi par les limites du lieu ?
AG : Lorsque vous le définissez d’une façon ou d’une autre, vous parlez de la façon dont il est rempli.
DB : En fait, j’aimerais que vous parliez davantage du sous-titre de votre livre. Le dedans et le dehors.
AG : Cela exige en effet une clarification, le dedans et le dehors. Lorsque Freud a inventé la psychanalyse, il a été clair pour lui qu’il allait faire l’analyse du monde interne.
Et il a écrit des phrases non-ambiguës, à ce sujet.
Au fur et à mesure que la psychanalyse a avancé, en particulier avec l’œuvre Winnicott, et avant lui avec Ferenczi, on est arrivé à mettre en relation le monde interne du sujet avec un certain nombre de données tirées de la relation de l’enfant à sa mère ou de sa relation avec l’environnement en général. À partir de ce moment-là, le dehors cessait d’être dehors, le dehors avait sa représentation dans le dedans, donc la psychanalyse ne pouvait plus être une discipline du dedans, mais devenait une discipline du dedans et du dehors. C’est très compliqué parce que ce que je viens de dire est un peu condensé.
Il y a donc un dehors et nous ne nous occupons pas de ce dehors, mais de la façon dont ce dehors a été intériorisé. Ce dehors est une partie du dedans, et on en revient au-dedans sous une forme plus élargie qui inclut la façon dont le dehors a été assimilé par le dedans.
DB : Assimilé ou pas assimilé ?
AG : Il y a des dehors assimilables et il y a des dehors inassimilables. Il est difficile de se prononcer sur la limite parce qu’il y a des situations absolument abominables qui sont assimilées par certaines personnes et il y a des situations qui ne sont absolument pas assimilables par d’autres. C’est exactement la position de Freud à propos du trauma. À la fin de sa vie, il s’interroge et dit que ce qui est trauma pour l’un ne l’est pas pour l’autre, il y a des gens qui digèrent très bien et d’autres pas du tout. Il reste du trauma ce que les gens n’arrivent pas à digérer.
Il n’y a pas d’objectivation possible du trauma.
DB : Capacité à assimiler ?
AG : Je ne vais pas parler des différences constitutionnelles parce que je n’en sais rien.
Mais, ma réponse sera : cela dépend de ce qui se passe par ailleurs, de la qualité de la réponse maternelle qui aura permis à un enfant à apprendre à supporter les vicissitudes de la vie, les frustrations. Tout cela revient à la position de Bion qui dit : évacuer la frustration ou l’élaborer.
Quelqu’un à qui on a rendu la tâche possible, lorsque survient un trauma, est en position pour en faire quelque chose alors que pour quelqu’un d’autre ça ne passe pas. Ce sont les patients qui le disent.
DB : D’où l’importance de qualité de la structuration de l’appareil psychique, dès le départ, liée à la qualité de l’interaction avec l’environnement ?
AG : Oui, mais j’aurais à objecter à votre définition, quand vous dîtes structuration de l’appareil psychique, qu’il n’y a pas pour moi de structuration d’un sujet en dehors d’une relation entre deux appareils psychiques.
DB : Vous et de nombreux auteurs que vous avez invités à s’exprimer parlent de « fonds » psychique, « fonds » de contenance constitué par l’hallucination négative de l’objet primaire, parmi lesquels Geneviève Haag, Sarah et César Botella, Anne Denis, .. . .
AG : Catherine Parat aussi parle de fonds psychique.
De quoi s’agit-il ? De quelque chose qui constitue comme le dépôt, le socle, la base . . .
Or, ce socle, cette base, ne sont pas dus au sujet tout seul.
Winnicott le dit très clairement ; j’ai cité de nombreuses fois cette phrase selon laquelle, dès le début, existe une couche psychique commune à la mère et à l’enfant. Il a ajouté que cela avait l’air fou, mais il fallait le dire. Pour employer des comparaisons qui ne sont jamais que des comparaisons, le placenta est à la mère et à l’enfant, aux deux, et c’est par son intermédiaire que peuvent se produire les échanges entre la mère et le fœtus. Si je suis de plus en plus convaincu de quelque chose, c’est de l’importance du concept d’échange.
Quand vous lisez des auteurs que je respecte et que j’apprécie, Ameisen par exemple, vous vous rendez compte que la vie, c’est l’échange. Quand on donne l’ordre à une cellule de mourir, elle commence tout d’abord par couper tout contact avec son environnement. Ensuite, une fois qu’elle n’a plus d’échange, elle implose.
Je pense que ce qui nous manque est une théorie consistante de l’échange, parce que la notion d’échange est trop souvent conçue comme relevant de l’intersubjectivité. Vous avez parlé du fonds psychique, de la structuration première de l’appareil psychique. . . . à quoi je vous ai répondu oui, mais voyons avec Winnicott.
L’échange ne peut être ni un échange d’idées, ni un échange de sentiments, c’est quelque chose de beaucoup plus étroit, de beaucoup plus intriqué. Quand Freud parle des pulsions de vie et des pulsions de mort, on est dans un échange dont on ne sait pas ce qui va résulter parce qu’on ne sait pas si c’est la destructivité qui va l’emporter ou, au contraire, le désir de vivre.
La question de l’échange est aussi la question du transfert. Le transfert dit bien ce que ça veut dire, à savoir, relève du transfert tout ce qui est de l’ordre de la transmission, du passage d’un corps à un autre et vice-versa.
DB : Serait-ce ce dont par exemple parle Geneviève Haag lorsqu’elle parle des boucles de rythmicité relationnelles ?
AG : J’éprouve pour Geneviève Haag une immense admiration et je comprends que nos façons de concevoir se rejoignent.
La façon d’appréhender la relation mère-enfant peut être un piège parce qu’on peut se limiter à l’impression que la mère est au-dehors, qu’elle donne à l’enfant qui prend. Or, ce n’est pas du tout comme cela que cela se passe ; c’est ainsi que Geneviève fait intervenir l’idée de boucles de rétroaction. Elle décrit un circuit qui va chercher chez l’autre ce dont il a besoin pour revenir vers le sujet en train d’advenir.
Cela ne me surprend pas que nous soyons du même avis.
Et, dans le même ordre d’idées, pensez à quelque chose de fondamental comme le transfert.
Le patient vous dit quelque chose, vous lui répondez, mais ce que vous lui répondez, vous ne pourriez le lui dire, sans ce qu’il vous a dit au préalable.
DB : Finalement, selon vous, la clinique contemporaine est-elle différente de celle rencontrée il y a quelques années ?
AG : C’est une question à laquelle il est très difficile de répondre. Par exemple, que penserait-on aujourd’hui de l’Homme aux Loups ? D’ailleurs les psychanalystes qui ont pris la relève de Freud auprès de ce dernier n’ont pas repéré ce dont il s’agissait.
Jean-Luc Donnet et le CCTP Jean Favreau font des études à partir des demandes reçues par le Centre. Celles-ci reflètent l’impact des modifications socio-culturelles et politiques sur la demande des patients.
Mais aussi, le champ de la clinique s’est élargi ; Freud pensait à la fin de sa vie qu’il serait indispensable qu’il en soit ainsi.
DB : Accepteriez-vous de parler davantage de votre dernier livre : « Pourquoi les pulsions de destruction ou de mort ? »
AG : J’avais déjà abordé le sujet de la pulsion de mort au cours du livre précédent, mais si vous voulez quelques renseignements sur le second, je vous dirai qu’il est dû à un pur hasard, ce qui n’est évidemment pas vrai, mais je vous le dis quand même.
Quand Roger-Pol Droit a voulu inaugurer une collection, CYCLO aux Éditions Panama, il a pensé à moi, sans me donner de titre, et il m’a demandé : De quoi avez vous envie de parler ?, je lui ai répondu : de la pulsion de mort.
Il a accepté et c’est un hasard, dans la mesure où s’il ne me l’avait pas demandé, aurais-je écrit ce livre ? Et, ce n’est évidemment pas un hasard puisque c’est moi qui ai proposé le titre.
Vous me faites penser à un souvenir personnel et je n’avais fait encore fait ce rapprochement
Ma mère jouait du piano et que de fois l’ai-je entendu dire, quand elle avait un air dans la tête et ne pouvait dormir, qu’il fallait qu’elle se lève et le joue pour en être délivrée.
Je pense que c’est un peu ce que j’ai fait.
DB : Alors, quel sera votre prochain livre ?
AG : S’il doit y avoir un prochain livre, ce sera, peut-être : « Que fait-on quand on est psychanalyste ? » Pourquoi ? Comment ?
Notamment, pour éviter les égarements que l’on peut constater.
DB : Et, ne voudriez-vous pas dire quelques mots sur l’iconographie de ce livre ?
AG : J’ai choisi un bon nombre de représentations parmi celles qui sont présentées ; toutes celles qui apparaissent n’ont pas été choisies par moi, dans la mesure où il y a eu quelques malentendus, mais comme, malgré cela, les reproductions étaient excellentes, cela m’a convenu.
Ce qu’il faut dire est que fort peu de gens ont réfléchi sur les représentations de la pulsion de mort dans l’art.
DB : J’étais venue vous demander de parler de vos deux derniers livres dont les thèmes portent sur l’analyse des cas les plus difficiles et la pulsion de mort. D’une façon apparemment paradoxale, plus notre entretien avançait, plus vous avez parlé de la vie, du sujet, de l’échange et du transfert :
Je vous cite : « Mon repère reste toujours la clinique. . . la clinique c’est la vie. »
« La vie, c’est l’échange ». Vous continuiez ainsi : « la question de l’échange est aussi celle du transfert » . . . du transfert, de la transmission, et vous prévenez que le thème de votre prochain livre sera : Qu’est-ce qu’être psychanalyste ? Qu’est la psychanalyse ?, donc portera sur la transmission de l’expérience de ce qu’est être psychanalyste, donc sur la vie.