Société Psychanalytique de Paris

Éditorial : Denys Ribas

La psychanalyse face à la guerre

Tribune publiée par le Huffington Post le 27/01/2016

Les évènements dramatiques de 2015 ont marqué la société française avec d’abord les attentats de janvier – assassinats des journalistes de Charlie Hebdo, ainsi que prise d’otage antisémite et meurtres de l’Hyper Casher, puis les tueries du 13 novembre qui ont donné une nouvelle dimension à l’horreur : celle de meurtres de masse. Ce choc, un peu comme le 11 septembre 2001 aux États-Unis, fait rupture.

Les psychanalystes doivent d’abord se mobiliser pour aider les victimes. Si les personnes directement impliquées et leurs proches immédiats sont dans un premier temps pris en charge par les services compétents d’urgence, une aide est très souvent nécessaire ultérieurement. D’autres personnes, moins directement impactées dans leur chair ou leurs liens affectifs immédiats, mais habitant près des lieux ou ayant dans leur entourage des proches de victimes voient se réactiver des traumatismes anciens, des deuils, ou se décompenser certains équilibres d’avoir été frôlés par la mort. Depuis les attentats de novembre, la Société psychanalytique de Paris offre sur son site internet un accueil bénévole pour des consultations gratuites auprès de membres volontaires ou du centre de consultation gratuit qu’elle a créé.

Mais les psychanalystes, comme tous ceux qui interrogent l’humain, se doivent de tenter de penser l’inhumain. Si la guerre est très humaine, le terrorisme nous pose de nouvelles questions. Je remarque au préalable que la question se pose de savoir si une nouvelle donne mondiale se joue ou si la nouveauté est que la France soit à son tour impliquée – ce qui s’était d’ailleurs déjà produit au xxe siècle.

Comme tous les citoyens nous pouvons nous interroger sur la part de démocratie à sacrifier pour nous défendre. Là encore les États-Unis nous montrent que ce sacrifice n’est pas forcément payant. Mais je m’interroge aussi quant au fait que le patriotisme soit la seule manière de répondre au terrorisme, même si elle est efficace pour des raisons psychiques très profondes, car il alimente les nationalismes. La fixation du débat sur la nationalité et son éventuelle déchéance l’illustre. Elle fait aussi au terrorisme le cadeau d’un repli national au détriment des liens passés avec les autres nations, alors que l’union en Europe nous a (presque) préservé des guerres depuis soixante-dix ans, et que les migrations que les guerres provoquent alimentent une montée des populismes en Europe qu’avait initiée la crise économique. Pourtant ce sont toutes les démocraties qui sont attaquées.

Remarquons aussi combien le rapport à la mort de nos sociétés modernes les fragilise face à ceux pour qui la vie ne compte pas. Progrès indéniable de la civilisation, nous n’acceptons plus que nos soldats meurent en opération, nous voulons des guerres zéro mort et bombardons du ciel (les autres morts ne nous dérangent pas) ou concevons les robots adéquats dans ce but. Mais cela ne suffit pas sur les théâtres d’opération.

Si nous voulons résister au terrorisme, il faut au contraire que nous tous acceptions que d’autres attentats auront probablement lieu, que nous-mêmes ou ceux que nous aimons peuvent y laisser la vie, mais que nous ne renoncerons pas à aimer, danser, écouter de la musique ou boire un verre à la terrasse d’un café. À vivre. Comme nous l’entendons, sans céder à la menace.

La psychanalyse face à la guerre

La psychanalyse ne s’est pas dérobée à la confrontation avec la capacité de l’Homme de destruction des autres et de lui-même. Comme Freud en 1915, nous ne pouvons que constater la fragilité des acquis culturels et du contre-investissement de nos pulsions meurtrières : « C’est précisément l’accent mis sur le commandement : Tu ne tueras point, qui nous donne la certitude que nous descendons d’une lignée infiniment longue de meurtriers qui avaient dans le sang le plaisir du meurtre, comme peut-être nous-mêmes encore[*]. » On peut penser que c’est l’expérience de la Première Guerre mondiale qui amena ensuite Freud à remettre en cause l’essence sexuelle du conflit psychique au profit d’enjeux prioritaires de vie et de mort. Les névroses de guerre montraient les effets psychiques des traumatismes, le rêve devient cauchemar et la répétition s’installe, figeant le temps. Les autres grands psychanalystes de l’époque en furent également profondément marqués : D.W. Winnicott fut chirurgien stagiaire –et seul médecin – à bord d’un destroyer et W.R. Bion commanda un régiment de chars dans le Nord de la France. Des chars très lents, cible facile des artilleurs. Une guerre plus tard, le premier travail psychanalytique de Bion porta sur des militaires retirés du front pour leur problèmes psychiques et soignés par une thérapeutique en petits groupes.

Pourquoi la guerre ?

En 1933, la Société des Nations, précurseur de l’ONU, dont la suite montra l’impuissance à préserver la paix, demanda à Albert Einstein de correspondre avec Sigmund Freud sur l’interrogation : « Pourquoi la guerre ? » La proximité temporelle avec la montée du nazisme et la Seconde Guerre mondiale est saisissante, mais le texte porte sur la question de fond du besoin des hommes de faire la guerre.

La Revue française de psychanalyse a préparé l’été 2015, avant les attentats de novembre, un numéro à paraître prochainement qui réinterroge cette question. Le 30 janvier 2016 se tiendra sur ce thème son colloque annuel.

Le terrorisme

S’il n’est pas nouveau et si son but est bien de provoquer la terreur dans les populations, ce qui est nouveau est son utilisation performante des moyens modernes de communications – Internet – qui, le paradoxe est douloureux, unifient le monde et protègent une parole libre de la censure des dictatures, en particulier par des dispositifs de cryptage – en les retournant contre les démocraties.

L’attentat suicide

Mais les psychanalystes qui connaissent les moyens psychiques d’aliénation du sujet dont use le totalitarisme restent néanmoins perplexes devant la réussite d’une propagande à distance qui obtient la radicalisation de jeunes gens qui ne sont pas forcément des exclus. Plus encore : les processus psychiques qui rendent possible un attentat suicide sans contraintes et menaces directes sur le sujet et ses proches, comme cela peut être le cas dans un pays en guerre, exigent d’être identifiés.

Le paradoxe est que l’agression dirigée contre les autres soulage habituellement celle dirigée contre soi, comme Freud le souligne dans « Pourquoi la guerre ? » ce que nos relations avec les autres illustrent quotidiennement. L’attentat suicide pervertit cette immorale « bonne santé ». La mort n’est plus un risque inhérent à l’attaque, elle est recherchée, voire en est le but. Le postulat freudien d’une pulsion de mort initialement dirigée vers le sujet lui-même, avant d’être dérivée à l’extérieur pourrait sembler ici parfaitement confirmé, mais cela ne rend pas compte de la simultanéité de la destruction de soi et du monde. La croyance religieuse ne suffit pas à rendre compte du fanatisme, malgré les promesses de l’au-delà. Je me souviens en revanche de cet homme délirant vu à l’hôpital psychiatrique qui avait tenté de s’immoler pour « sauver le monde » dans un mouvement christique. Mon sentiment est que l’acte de l’attentat suicide vise à s’immoler pour détruire le monde. Il faut donc inclure une toute-puissance folle – car les meurtriers ne semblent pas délirants dans l’action – pour rendre compte de ce qu’une abolition de la limite entre le dedans et le dehors donne à une toute-puissance narcissique aliénée totalement par un collage identitaire à un leader l’illusion de pouvoir tout détruire. De ce point de vue le fanatique n’est pas croyant, il devient Dieu, un Dieu négatif qui détruit le monde. Comme cet empereur romain qui transforma une île en presqu’île pour égaler les dieux en soumettant à son bon vouloir leur création.

Ne donnons pas aux fanatiques l’immortalité qu’ils cherchent

Si ce moi grandiose – je dirai un Moi-Idéal – cherche une gloire éternelle, n’est-il pas déraisonnable que nos médias accordent à leur nom et leur visage d’occuper l’actualité, et si leur crime est assez grand, de rentrer dans l’histoire ? N’est-ce pas cela, bien réel, qui alimentera l’illusion délirante de jeune gens sans futur et sans issue. Je sais que la démocratie interdit le secret, mais sommes-nous obligés de leur donner ce qu’ils cherchent ? Je pose la question aux médias.

Des psychanalystes dans la cité

Pendant longtemps, et d’autant plus que la psychanalyse était à la mode, la Société psychanalytique de Paris est restée très discrète. Ses locaux étaient au fond de la troisième cour d’un immeuble de la rue Saint-Jacques près du Panthéon. On savait peu qu’ils abritaient un centre de consultation gratuit ouvert à la population parisienne, qui permet à des personnes fragiles socialement ou psychologiquement d’avoir accès à d’authentiques psychanalyses classiques avec trois séances par semaine, à un travail psychanalytique en face à face, ou à des psychodrames psychanalytiques.

La Société psychanalytique de Paris s’ouvre sur le monde

Devant trouver de nouveaux locaux, nous avons acheté un ancien centre de sécurité sociale dans le XIIIe arrondissement de Paris et l’aménageons pour accueillir le Centre de consultation et de traitement psychanalytique gratuit, notre Institut de formation, et la Bibliothèque Sigmund Freud qui accueille tous les chercheurs. On sait peu également que grâce à un partenariat avec la Bibliothèque nationale de France qui a numérisé la Revue française de psychanalyse sur Gallica, et à partir de 2001 le site CAIRN, le public a gratuitement accès à tous les numéros depuis 1927 en texte intégral – à part les cinq dernières années où les articles sont payants –, en faisant une recherche sur son site.

Ouverture que l’on peut soutenir…

Aménager un immeuble et le rendre accessible aux handicapés a un coût important. Le public peut soutenir cette action par un don.

par Denys Ribas

Président

[*]Actuelles sur la guerre et la mort, p.150-151.

http://www.huffingtonpost.fr/denys-ribas/la-psychanalyse-face-a-la-guerre_b_9075924.html

 

 Archives des éditoriaux :

D. Ribas : 24 novembre 2015

D.Ribas: 19 juillet 2015

B.Chervet