Psychanalyse à distance : skype ou téléphone ?
Nous proposons une réflexion sur les problèmes posés à la pratique psychanalytique par la crise socio-sanitaire actuelle. Si l’impératif de sécurité et l’urgence des soins, face au coronavirus, l’emportent sur les considérations de clinique psychanalytique nous pouvons néanmoins maintenir vivant notre lien à nos patients. Delphine Miermont Schilton avance quelques propositions théorico-cliniques que François Richard prolonge par des hypothèses complémentaires.
1/ Skype une affaire d’habitude ? (par D. Miermont Schilton)
Nombreux sont les analystes qui en ces temps de confinement proposent à leurs patients des séances par Skype ou téléphone, nécessité faisant loi, et ce même si a priori ils n’étaient pas favorables à cette modalité.
Ces circonstances particulières m’incitent à partager avec vous la relativement ancienne expérience que j’en ai (plus de 10 ans) et les réflexions qui en ont découlées. Plusieurs de mes patients se sont expatriés au cours de leur psychothérapie ; d’autres de passage à Paris mais vivant à l’étranger ont désiré vouloir poursuivre le travail commencé lors d’entretiens préliminaires, etc. Dans tous ces cas il s’agit initialement d’une indication de cadre psychothérapique en face à face de 1 à 3 séances par semaine. Pour les patients en analyse, et dans mon expérience, le téléphone reste à mon avis un équivalent illusoire tributaire d’un désir de rester au plus près de la situation originaire et skype là aussi peut avoir ses avantages. Jamais la seule voix du patient n’occupe le site de la séance et ce que nous écoutons est jusqu’à preuve du contraire la voix d’une personne en chair et en os. Le téléphone du reste amène l’analyste à parler beaucoup plus comme pour compenser la perte perceptive de la sensorialité de la présence, et cela peut s’avérer gênant pour les patients. Une image maintenue pas forcément celle de l’analyste, peut de ce point de vue se rapprocher plus du cadre classique.
Je commencerai par quelques remarques d’ordre générale puis je tenterai à travers une définition de ce qui fait analyse de plaider pour la pratique par skype et d’en conjurer les éléments transgressifs puis je m’attarderai sur les écueils de la psychothérapies par skype, afin de préciser la formulation du cadre.
Suspendre or not suspendre
Dans les circonstances actuelles de pandémie mondiale la question du maintien ou pas des séances se pose à tout un chacun là où il se trouve dans son parcours professionnel et social et bien entendu dans son contre-transfert. Certains sans doute se demanderont si il ne faut pas tout simplement suspendre les séances et s’interrogeront finement sur ce qui peut nous pousser dans notre contre-transfert à vouloir les maintenir. Suspendre les séances implicitement signifie : il ne faudrait rien perdre de notre situation de référence, ce qui suppose aussi de pouvoir supporter la perte de revenus plusieurs semaines…
Les tenants de la pureté analytique ne trouveront pas à se satisfaire de ce qui va suivre. La nécessité de travailler pour vivre nous rend inégaux devant notre abord de la pratique.
Rappelons tout de même des éléments de bon sens. Il nous arrive de suspendre les séances : nous accouchons ou sommes malades, etc. Il s’agit de notre vie privée. La question de savoir si la pandémie est affaire de vie privée mérite d’être posée sauf pour les collègues qui ont contracté la maladie. Ce qui pose la question des analystes malades qui n’en informent pas leurs patients puisqu’ils peuvent recevoir leur patient par skype. A l’inverse nous connaissons le cas des collègues qui dans un pays en guerre ont maintenu une pratique de l’analyse. Le message est alors clair et restaure au fond une symétrie qui peut sembler insupportable à certains analystes. Je me souviens ainsi d’un psychanalyste expliquant qu’il était fort important que le fauteuil du patient soit différent de celui de l’analyse pour maintenir une dissymétrie…
Notre choix de poursuivre ou pas les séances serait-il une affaire privée ?
En maintenant les séances et en proposant des séances par skype et /ou par téléphone la question de ce que l’on perd est évidemment à poser. En ne cherchant pas de solutions pour maintenir les séances ne dénie-t-on pas que nous sommes logés à même enseigne que nos patients, que nous appartenons au même monde que nous vivons les mêmes choses. Si un analyste a besoin de gagner sa vie les questions soulevées ici le concernent au premier chef. Nous y perdons, ou croyons le perdre, tout ce qui à rapport au sensoriel : la présence du patient, son odeur, l’air qu’il déplace dans la pièce la mise en relation de toutes ces synesthésies. Monsieur S ne me fera plus vivre ni supporter son odeur forte et désagréable pour moi au soulagement des premiers temps va succéder une autre forme d’écoute, Monsieur M qui s’attarde toujours sur le pas de la porte se verra raccrocher je ne le regarderai plus enfiler son manteau ses gants dévisager mon mobilier effleurer mon bureau je vais être sollicitée ailleurs.
Bien évidemment les règles fondatrices de l’analyse sont maintenues : libre association, non omission, constante horaire et de durée.
Que le patient et l’analyste soient tous les deux vivants et participent du même monde et de ses angoisses est sans doute un prérequis pour que l’analyse, on sait combien les différences culturelles trop marquées peuvent être des obstacles insurmontables à la construction d’un espace analytique.
Ecueils de la situation par skype
C’est en travaillant les situations où j’ai été mise en difficulté que j’ai pu penser le cadre skype et réussir à le formuler de façon satisfaisante aux patients. C’est aussi grâce à ces expériences que j’ai pu banaliser ce cadre et l’intégrer pour ensuite travailler avec comme j’en donnerai un bref exemple clinique.
Pour commencer je souhaite extraire de mon article publié dans la RFP 2019- 2- Identités une vignette qui peut condenser toutes les critiques à adresser à ce protocole-cadre qu’est skype. Il s’agit du cas d’une patiente de psychothérapie qui se voit enfin nommée au poste important qu’elle aspirait dans un lointain pays asiatique. A la suite de cette séance j’ai pu penser, outre les aspects proprement transféro-contre transférentiel l’élément du cadre.
« La nomination en province tombe rapidement et la question du cadre se pose de nouveau. Je lui propose Skype, d’autant que dans sa ville nous n’avons pas de correspondants. Vais-je devenir l’analyste dans la boîte comme les parents à la télévision ? Ce choix est discutable car refuse la castration, mais il s’avérera bénéfique et permettra, lors d’une crise, de mettre à jour un fantasme ubiquitaire central et organisateur de la vie psychique de Diane. Je conçois le passage sur Skype comme un aménagement du cadre psychothérapique classique. Nous nous verrons sur Skype à un horaire fixe, je me connecte et elle sonne à la porte de Skype comme à celle de mon cabinet, le paiement se fait en fin de mois. A l’occasion d’une séance en juillet (à deux séances de la suspension estivale), je découvre, lorsque commence la connexion, un cadre visuel inhabituel. Diane est dans un bar en Asie, où il est minuit. Je sens en moi d’abord un étonnement et un agacement. Dans le cadre classique, cette séance aurait été manquée ; quand on est en Asie on n’est pas en France, lui fais-je remarquer. A son tour de s’étonner, avec bon sens, n’est-ce pas là le principe même de Skype, objecte-t-elle ? Quand elle est en province, elle n’est pas à Paris, et c’est précisément pour cette raison que nous avons mis en place ce cadre afin qu’elle puisse être avec moi même quand elle n’y est pas :
– « Comme avec vos parents quand ils étaient dans la boîte ? La distance était abolie ? La séparation inexistante, ils ne pouvaient pas vous manquer ? »
– « Bah oui, exactement », opinera-t-elle.
J’avais reconnu le sexuel œdipien interdit en refusant d’être l’objet de l’homosexualité secondaire en sa compagnie dans un bar puisque, dans un effet direct du contre-transfert mais qui aura dans l’actualité du transfert une vertu interprétative voire mutative, je m’entends lui dire :
– « On abolit la distance mais pas le temps, à minuit je ne travaille pas ! »
– « Mais il est 16 heures pour vous », remarque-t-elle.
– « Et me voilà à vos côtés en pleine nuit alors ? »
Je sens bien que je discute avec elle, le terrain analytique est perdu cette fois-ci et pourtant on y est en plein. Avec la complaisance du cadre, elle a procédé à un agir en délaissant le terrain de l’associativité fantasmatique, de la symbolisation et, par conséquent, de la subjectivation. Diane a emmené de fait sa psychanalyste avec elle dans un bar la nuit, c’est fait. La valeur interprétative de la parole analytique est annulée et réduite à une parole performative. J’ai donc, en fin de séance, indiqué que nous suspendrions les séances jusqu’à la reprise de septembre.
À la lumière de cet événement, plusieurs réflexions se sont imposées à moi. La première concerne l’aménagement par Skype du cadre de la psychothérapie. Si Skype abolit les distances, il est important de pouvoir laisser au patient la possibilité de manquer ses séances, sinon le cadre devient lacanien au sens où le patient ne peut ni manquer sa séance ni se faire attendre1. Ceci passe aussi par la formulation d’un temps privé et d’un temps collectif-professionnel. Que Diane ne travaille pas dans ma ville est une chose, mais nous devons pour autant avoir des référents communs, dont le temps social. Les heures ouvrables doivent coïncider au minimum. Si peu d’analystes recevraient en Skype des patients à trois heures du matin, la réciproque doit être vraie. Ce faisant, je tentais de formuler à Diane que nous pouvions nous séparer l’une de l’autre, étant deux personnes distinctes. A partir du moment où j’ai pu lui montrer que le cadre était aussi ce lieu où l’on pouvait ne pas se rencontrer, une évolution remarquable s’est produite : La différenciation ainsi formulée a permis à un processus de séparabilité de s’enclencher avec l’objet « homo » que je représentais pour elle, au sens d’objet semblable.
Formuler un cadre
Lorsque je formule le cadre à mes patients je ne manque pas de leur dire les choses suivantes : ils sonnent à la porte de skype comme à celle de mon cabinet ce n’est jamais l’analyste qui les joint, les séances ont lieu de leur côté (comme du mien) toujours au même endroit dans un lieu neutre pour eux , ils peuvent « flouter » le fond derrière eux, pour ma part je suis à mon cabinet assise sur mon fauteuil d’analyste, l’ordinateur posé sur table devant moi ou sur le fauteuil du patient, surélevé.
Si d’aventure ils ne peuvent se rendre sur ce lieu de leur séance quelle que soit la raison, la séance n’a pas lieu : elle est manquée. Cette exigence est la même pour l’analyste cela va de soi.
Le paiement s’opère par chèque ou par virement ou par des applications qui permettent les transferts d’argent sans le tiers bancaire. La suite est connue.
Ensuite on fait notre travail. Ainsi à un patient habitué de skype qui se débrouille le 3e jour du confinement pour me joindre par téléphone, patient phobique au demeurant avec des défenses obsessionnelles très serrées, j’interprète qu’il avait éprouvé le besoin de se distancer de moi en utilisant le téléphone, inquiet qu’il était de cette proximité sociale qu’instaurait le covid. Ce commun le mettait en contact avec ma personne, faisait de moi une personne.
Si on est analyste on le demeure skype ou pas, avec notre aptitude à interpréter les éléments de la situation analytique et à les rapporter au transfert et au contre-tranfert. Cette qualité se restaure assez rapidement dès les premiers moments de sidération passés.
2/ Pouvoirs de la voix (par F. Richard)
Dans le contexte actuel, la plupart des psychanalystes et des patients préfèrent suspendre, le temps qu’il faudra, leurs rendez-vous habituels, et recourir à des expédients – skype et/ou téléphone. Les deux protagonistes de la situation analytique ne se rencontrent plus. La proximité entre le Nebenmensch freudien et l’enfant disparaît, même s’il y a communication (par skype ou téléphone). Il ne s’agit pas seulement de privation de tel ou tel aspect de la perception sensorielle (vue, odorat, etc.). Deux sujets ne sont plus dans leur humaine communauté d’être ensemble dans un même lieu, dont rien ne peut prétendre être l’équivalent, parce que cette communauté est anthropologique : coprésence du petit enfant et de ses parents, coprésence des amants et, plus particulièrement, des parents dans la scène primitive.
Le « fantasme ubiquitaire » de la patiente dont parle Delphine Miermont Schilton constitue un exemple remarquable. Expatriée pour des raisons professionnelles dans une grande ville asiatique, elle continue sa psychothérapie par skype malgré le décalage horaire, jusqu’à cette conjecture troublante où l’analyste voit sur l’écran de son ordinateur sa patiente lui parler alors qu’elle se trouve dans un bar à minuit ! Ce qui serait resté dans le travail analytique ordinaire un fantasme intrapsychique transférentiel et/ou contre-transférentiel (non-dit ou explicité) élaborable apparaît ici sous la forme d’une image seconde générée par la technique, pas exactement la perception dans une situation vécue. La psychanalyste n’est bien sûr pas dans ce bar à minuit. Agacée, elle interprète : nous voilà toutes les deux dans un bar à minuit. C’est là plus l’interprétation d’un souhait de la patiente que celle d’un fait. Notre collègue s’interroge alors : « notre choix de poursuivre ou pas les séances serait-il une affaire privée ? ». Cette formulation éclaire singulièrement la problématique du travail psychanalytique dans le contexte de crise socio-sanitaire résultant de la pandémie Covid-19. Ce choc traumatique induirait-il un déséquilibre où le désir d’être, ou de rester, analyste – cette « précession du contre-transfert » dont parlait Michel Neyraut – l’emporterait sur la « neutralité » de la fonction ? Comment se fait-il en effet que nous adoptions ces nouvelles modalités (skype, téléphone) sans vraiment envisager la possibilité d’interrompre les traitements en cours pour les reprendre ultérieurement dans des conditions normales, et le risque que cette pratique modifiée endommage la qualité proprement analytique des cures ? Cela va au-delà de la nécessité de gagner sa vie : une plus subtile dépendance « économique » se fait jour envers un « objet » particulier, la pratique analytique elle-même, qu’il ne faudrait pas perdre, à défaut de quoi l’analyste se trouverait en état d’Hilflösigkeit. N’y a-t-il pas quelque chose de voué à l’échec dans la tentative de maintenir coûte que coûte l’analyse dans un cadre si changé ? Bien sûr, à circonstances exceptionnelles réponses exceptionnelles – en temps de guerre ou sous occupation, ou dans un régime totalitaire, la proximité psychique et la solidarité entre citoyens sont fortes. Or dans le confinement actuel nous éprouvons plutôt un état de désocialisation. La pandémie montre la très fragile barrière entre l’animal et l’humain ainsi que notre précarité dans un monde physique où tout à coup nous nous sentons exister par hasard et sans garantie aucune. Anomie et entropie plutôt que guerre. L’ « entrelacement de ma vie avec les autres vies, de mon corps avec les choses visibles, par le recoupement de mon champ perceptif avec celui des autres, par le mélange de ma durée avec les autres durées » (Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Gallimard, 1964, p. 74), c’est cette situation anthropologique fondamentale qui est attaquée, une « situation totale » (ibid.) d’être « dans le monde, auprès des autres », où le sens du réel précède toute pensée réflexive et toute interprétation ; même si un souvenir ou un fantasme se substituent à d’autres et un affect en chasse un autre, ce qui disparaît demeure réel, quoi que refoulé. Ce présent sensible vécu devient spectral au téléphone et même par skype : les protagonistes savent bien que leur est épargnée la charge libidinale et intersubjective originale qui n’existe qu’entre deux personnes réunies ensemble dans une même pièce. Mesure-t-on suffisamment le mélange d’implication et de prise de risque, mais aussi la garantie mutuelle d’être là l’un pour l’autre, que constitue l’être-ensemble physique de deux êtres humains ?
De nombreux collègues témoignent de leur fatigue à écouter au téléphone. L’autre n’est pas « vraiment » là, il faut faire un effort d’attention compensateur pour s’obliger à bien suivre et à ne pas laisser sa pensée diffluer très, trop, loin du patient, comme si nous pouvions nous absenter vraiment de la pièce. Alors qu’en séance normale les moments dissociatifs d’inattention ramènent toujours à l’associativité comme je l’ai dit ailleurs : « l’impression […] d’être insuffisamment créatifs dans nos propres associations peut aller jusqu’à la conviction d’avoir “mal entendu“, d’avoir pris un mot pour un autre, d’avoir raté le début d’une séquence. On ne sait plus par exemple, si une patiente parle de son père ou de son mari […]. On reconnaît que l’on avait bien entendu, oui la patiente parlait de son père alors que l’on en n’était pas sûr ou que telle pensée diffluente faisait écho à un propos que le patient allait prononcer un peu après. On accepte alors d’être mené par le discours de l’autre, maladroit syntaxiquement et trébuchant dans nos énoncés comme en témoignage d’une communauté de souffrance à ce sentir mal inséré dans la langue. La pensée du psychanalyste […] utilise ses propres manques, absences, sa propre « castration », pour en faire une surface d’inscription pour les traces mnésiques de son interlocuteur.
La plasticité de la pensée du psychanalyste en séance englobe les tendances centrifuges et dissociatives de l’associativité et traite des micro-clivages qui peuvent apparaître chez un patient névrotico-normal. L’analyse du contre-transfert renforce cette capacité d’englobement » (in La pensée. Approche psychanalytique, dir. M. Emmanuelli et F. Nayrou, PUF, 2015, p. 117).
Dans l’analyse par skype ou par téléphone, c’est l’Interlocuteur, « en chair et en os », le « Vous » ou le « Tu » auquel je m’adresse, qui devient incertain, malgré un rapprochement sensoriel-sensuel bouche/oreille, parole/écoute. Raison pour laquelle il faut s’obliger à faire comme d’habitude et en particulier aussi silencieux que d’habitude lorsqu’il le faut : on entend alors mieux que d’habitude une attente dans le silence, qu’il s’agisse du silence de l’analyste ou du silence du patient. Faire comme d’habitude et tout réinventer : la conjecture imprévue bouleverse les règles du cadre mais nous pouvons sauver la situation analysante, le site analytique (J-L Donnet).
Tel patient dépeint le jardin où il se trouve et baisse la voix afin que sa femme qui passe n’entende pas ce qu’il dit. Telle patiente est dans sa cuisine où elle fume une cigarette, elle qui avait surmonté son tabagisme, les associations mènent à des jeux sexuels clandestins de l’enfance. Une autre se sent plus libre, à distance, pour évoquer des expériences vécues scabreuses, là aussi le fil analytique retrouve des traces mémorielles de l’enfance. Celui-ci décrit en détail avec des mots ce qu’il perçoit sans le verbaliser lorsqu’il se trouve allongé sur le divan : cette tâche de couleur sur un rideau c’est un ourson rieur, il venait, ému, de parler de sa mère morte – enfin celui-là, que je reçois usuellement en face à face me livre, avec des mots précis lui aussi, que lorsqu’il détourne son regard du mien invariablement il le porte sur une décoration particulière de mon bureau. J’observe de mon côté une propension à proposer des vues d’ensemble panoramiques en surplomb « paternel » (cf. M. Van Lysebeth-Ledent, Les positions masculine et féminine du contre-transfert, Revue belge de psychanalyse n°34, 1999), distinct de l’accueil plus maternel contenant que permet skype même si l’image sur écran correspond à ce que Platon considérait comme une version dégradée du vrai : phantasma, eidolon. Le simulacre est patent dans la pratique qui consiste à activer la caméra du téléphone uniquement pour le début et la fin de la séance dans la croyance que l’on restitue ainsi le protocole classique.
Skype et téléphone, l’important dans les deux cas est de ramener à de l’analysable l’irruption de phénomènes d’allure transgressive favorisée par la distorsion du cadre, mais au fond révélateurs de fonctionnements psychiques habituellement clivés. Une patiente s’installe chez elle face à la caméra skype de sorte que l’analyste puisse voir derrière elle un tableau où formes et couleurs font saisir immédiatement un sens que la cure classique n’aurait trouvé que lentement. Un patient note qu’il parle au téléphone allongé dans sa chambre sur le lit où, à d’autres moments, il fait l’amour. La situation analytique, attaquée, devient aussi sur-signifiante.
Skype ou téléphone, contre-transfert plutôt maternel ou plutôt paternel, à chacun(e) d’opter pour ce qui permet le mieux de rester analyste.
Le téléphone même avec les patients reçus en face à face, me convient mieux. La technologie de l’image me paraît générer une dimension non souhaitable un mixte de perception, de fantasme et d’hallucinatoire. En apparence nous voyons le patient et celui-ci nous voit : il s’agit je crois, très subtilement, d’une perception falsifiée où l’image en deux dimensions est lisse, sans manque – il s’agit peut-être ici d’une sensibilité personnelle. Au téléphone l’écoute de la seule parole réduit drastiquement l’ensemble sensoriel au profit d’une perception accrue du rythme, du souffle, des hésitations et trébuchements de la voix, des semi-lapsus et répétitions de mots. Notre interlocuteur se cherche au moment où il cherche l’analyste qui se tait, il s’inquiète, imagine la communication rompue, on peut le rassurer par un « mmh… oui… je vous écoute » mais aussi bien radicaliser la fermeté d’un silence assumé – viendra alors peut-être une série associative magnifique, que nous pourrons ponctuer par des interprétations brèves, puis, vers la fin de l’entretien téléphonique, reprendre en une construction d’ensemble.
Deux parasitages : avec skype il y a risque que chacun construise son personnage vu par l’autre comme s’il s’agissait d’un film (c’est une forme de séduction et de défense), avec le téléphone, la voix caresse trop l’oreille (c’est une autre forme de séduction et de défense). Mais, après tout il s’agit très classiquement dans les deux cas de trouver la bonne distance.
On reviendrait au premier paradigme freudien des névroses post-traumatiques, « actuelles » et d’angoisse. En effet dans ces pathologies l’excès de refoulement mêlé à des clivages produit un vécu de déréalisation que l’analyse à distance, mais aussi l’anxiété générée par la menace sanitaire et le confinement, peuvent accroitre, tout ceci dans un contexte socio-historique où les sujets ont du mal à distinguer le vrai du faux (fake news, complotisme) comme le réel de l’irréel (empire de la fiction et d’internet). D’où l’urgence à attester de notre présence mais aussi de notre fonction spécifique d’analystes, en persistant à interpréter en nous en tenant au minimum nécessaire de réflexion commune sur le contexte. L’analyse à distance produit un trauma, à la fois par dénutrition sensorielle et par séduction afférente à la perturbation des règles habituelles. Les conséquences sont difficiles à anticiper et ne pourront être évaluées qu’après-coup, on peut néanmoins estimer que l’analyse reste possible, l’asymétrie ne disparaît pas, la distance perturbée induit des effets utilisables – chez le psychanalyste par exemple un sens accru de la nécessité de parler depuis un lieu autre que celui de l’objet transféré, voix terrifiante d’un père ou séductrice d’une mère : parler par téléphone ou skype sollicite de bien poser sa voix et de rendre sensible au patient que c’est l’ « interprète » qui s’adresse à lui. Souvenons nous que Green disait que le cadre psychique interne de l’analyste est la condition pour que les règles pratiques du dispositif soient efficientes. En ce sens notre désir qu’il y ait analyse est indistinct d’une éthique, nous pouvons créer de la situation analysante malgré, avec, grâce à un état de fait qui ne s’y prête pas bien a priori.