SAMEDI 6 OCTOBRE et DIMANCHE 7 OCTOBRE 2018
« ALEXITHYMIE, PENSEE OPERATOIRE ET L’ECONOMIE DE L’AFFECT
Le colloque aura lieu à l’Hôtel Royal Lucien Barrière – Rue de la République de Colombie – 14804 Deauville – Tél. 02 31 98 66 33.
Il commencera SAMEDI matin
De 10h30 à 11h : Café/Thé d’accueil dans la Galerie de la piscine
Conférences et discussions de 11h à 13h30
Pause pour le déjeuner
Reprise à 16h30 jusqu’à 19h30
DIMANCHE
Petit-déjeuner sous forme de buffet au restaurant « Le royal côté » à partir de 7h
ou petit-déjeuner continental servi dans la chambre
9h : Reprise du Colloque – 10h30 à 11h : Pause-café – 11h à 12h30 : Discussion générale
Important : Pour les personnes reprenant le train le dimanche et ayant réservé leur retour par l’intermédiaire de la SPP, départ fixé à 12h40 précises de l’hôtel Royal Lucien Barrière – Rendez-vous à 12h30 dans le Hall de l’hôtel
CONFERENCIERS
Robert Asséo, Catherine Ducarre, Nicole Llopis Salvan
ARGUMENT
Paul Denis
L’article princeps de Pierre Marty et Michel de M’Uzan introduisant « la pensée opératoire » (1963) a été suivi trois à quatre ans après environ, de l’apparition d’une autre nouveauté terminologique, « l’alexithymie », sous la plume de Peter E. Sifneos (1967, 1972, 1973). Comme les deux européens, celui-ci décrivait, cliniquement, des modalités du fonctionnement psychique de patients porteurs de maladies réputées « psychosomatiques ». De façon contrastée, l’article de Sifneos est essentiellement centré sur le rapport de ces patients à leurs émotions — à l’impossibilité de trouver des mots pour en parler, d’où le terme choisi — alors que les auteurs de « la pensée opératoire » mettent en évidence la carence de la vie fantasmatique chez ces sujets, au point que le terme « affect » ne figure pas dans leur article. La question de l’affect — implicitement présente cependant — n’y est posée que de façon indirecte. Ces deux approches sont en fait complémentaires et Joyce McDougall a pu ainsi parler d’un patient comme étant « alexithymique quant à ses affects et opératoire quant à sa pensée » (McDougall, 1992).
Aussi bien pour l’alexithymie que pour la pensée opératoire — même si les descriptions princeps portaient sur des patients présentant des troubles « psychosomatiques » — la corrélation entre ces modes de fonctionnement et les phénomènes de somatisation n’est pas univoque. Marty et de M’Uzan par exemple écrivent, dès leur premier article, que « la pensée opératoire peut donc se retrouver dans des tableaux cliniques assez variés » et un auteur comme Stuart Shipko qui a repris la question de l’alexithymie et de la somatisation écrit « qu’il n’a pas été possible d’établir un lien spécifique entre alexithymie et somatisation » (Shipko, 1982). Les questions que posent l’alexithymie et la pensée opératoire dépassent donc le champ particulier de la pathologie psychosomatique et renvoient à des modalités de traitement des affects et des émotions ; elles concernent les rapports entre psyché et soma, y compris s’il n’y a pas — ou pas encore — de somatisation au sens de la pathologie psychosomatique, ou, si l’on veut, elles interrogent l’homéostasie du fonctionnement psychosomatique. Dans la pratique de la cure, qu’il s’agisse des entretiens préliminaires ou du déroulement des séances, comment comprendre et aborder ces patients qui se présentent comme « alexithymiques » ou « opératoires », momentanément ou de façon durable, bien qu’apparemment physiquement bien portants ?
Ces modalités de fonctionnement, en particulier lorsqu’elles sont indépendantes d’une somatisation, nous invitent à nous pencher sur la saisie des affects — et sur leur économie — au cours des différents temps d’une psychanalyse. Tout affect, de la joie à l’angoisse, comporte une expression somatique plus ou moins marquée. En effet, quoi de plus psychosomatique que les larmes ? Et que « l’érythème pudique » ? Et que la gorge serrée qui accompagne la montée d’une angoisse ? Ou encore un tremblement, une pâleur qui peut échapper au sujet lui-même, une accélération du rythme cardiaque, une discrète sudation, une fugace impression de vertige… ?
Freud l’a indiqué dès le début : « Les affects au sens restreint du terme se caractérisent par un rapport tout à fait particulier aux processus corporels ; mais, en toute rigueur, tous les états psychiques, y compris ceux que nous avons l’habitude de considérer comme des “processus de pensée” sont dans une certaine mesure “affectifs“…» (Freud, 1890a, p. 7).
À l’inverse, peut-on qualifier d’affect tout éprouvé corporel ou toute émotion ? Que dire, par exemple, d’un état de terreur qui s’accompagne du déclenchement d’une diarrhée ? Peut-on considérer la douleur comme un affect ? Certaines émotions ou éprouvés corporels semblent n’avoir pas la qualité d’« affect » dans la mesure où ils ne paraissent plus reliés à une représentation ou à un jeu de représentations. Si l’on suit la formulation de Freud selon laquelle « d’une façon générale, l’affect n’apparait que s’il se lie à une nouvelle représentation dans le système conscient, laquelle détermine son caractère qualitatif » (Freud, 1915 e), l’absence de lien entre un éprouvé corporel à une représentation exclut celui-ci du registre de l’affect.
De ce point de vue les « angoisses sans nom », les vécus de dépersonnalisation, la « crainte de l’effondrement », l’effroi, les vécus traumatiques n’entreraient pas dans le champ des affects. Pourtant des affects, liés à des représentations, ne peuvent-ils pas faire partie d’un tableau émotionnel plus large, plus intense qui les dépasse et les déborde ? Distinguer, parmi les « émotions » en général, celles qui peuvent être qualifiées comme affects, du fait de leur lien à une ou des représentations, semble utile à la compréhension psychodynamique des patients.
Pour Freud, affect et représentation ont partie liée ; c’est la charge d’excitation que véhicule la représentation qui donne sa force à l’affect. Si l’on suit ici encore Freud cité plus haut – « tous les processus de pensée sont dans une certaine mesure “affectifs” »-, il faut considérer l’intensité de cet « affectif » et sa valeur hédonique. Pour Freud « les affects (…) correspondent à des processus de décharge dont les manifestations dernières sont perçues comme sensations ». Il y a ainsi une forme de plaisir dû à ces processus mesurés de « décharge », sortes de petites notes de « satisfaction », même si celle-ci est très limitée ; les mouvements des représentations qui conduisent chacune de leur charge énergétique, chacun de leur « quantum » d’affect, dans cette sorte de « processus de décharge », produit en sourdine un flux de minimes satisfactions qui concourent au « plaisir du fonctionnement mental » . Il serait donc légitime de parler d’un plaisir de l’affect . À l’inverse, la pensée opératoire telle qu’elle a été décrite par Marty et de M’Uzan est une pensée sans plaisir du fait de sa répudiation de l’affect.
Quels sont donc le destin et l’économie des affects, dans le déroulement de la cure en particulier ? La direction indiquée par Freud, vers un plaisir par très petites quantités est apparemment leur sort le plus favorable ; on pourrait rapprocher celui-ci du plaisir trouvé à la tendresse, où l’inhibition de but s’accompagne d’une dissipation heureuse de l’excitation. En revanche, l’arrêt de l’expression d’un affect entrainerait quant à lui un déplaisir, et de façon connexe la montée du niveau de l’excitation libre, à moins que celle-ci ne se lie à d’autres représentations et ne trouve ainsi une voie de substitution à son expression, d’où naitra un certain plaisir.
Parmi les représentations, il faut avoir présent à l’esprit que toutes ne sont pas des images au sens visuel, les mots sont des représentations sonores, les phrases musicales le sont autant — et combien porteuses d’affect ! Et il est aussi des représentations motrices, faites de gestes, et d’autres tactiles, souvenirs de contacts significatifs, de caresses précieuses… toutes porteuses de leur quantum d’affect. Et les représentations gustatives ? De quelle eucharistie une petite madeleine trempée dans du tilleul n’est-elle pas capable ? Et il n’est pas de représentation isolée : le grain de l’une sollicite toute la grappe. Comme nous l’avons évoqué plus haut, le plaisir du fonctionnement mental, celui du jeu des représentations les unes par rapport aux autres n’est plaisir que du fait des charges affectives qu’elles font circuler, et de cette capacité de décharge ébauchée, porteuse de plaisir, que possède l’affect. Une sorte de flux d’un plaisir discret irrigue ainsi le corps entier, contre-partie corporelle du plaisir au fonctionnement psychique. Peut-on concevoir une fonction « trophique » de la vie affective, dont la suspension faciliterait ou induirait la somatisation ? Le dysfonctionnement de ce système, ou sa rupture, prive le psychisme de son moyen le plus élaboré, le système représentationnel est comme vidé de sa valeur fonctionnelle et le montant d’excitation libre s’accroit d’autant . La surcharge d’excitation impose le recours à des modes de traitement globaux, ceux de la répression, lesquels remplacent la distillation élective par des modalités de dissipation qui peuvent être massifs.
Alexithymie et pensée opératoire seraient deux modes de réponse du psychisme à une désunion du fonctionnement affectif. L’incapacité à nommer les affects est un phénomène clinique dont on peut se demander s’il ne correspond pas à différentes situations psychiques. On pourrait évoquer, sur le modèle de la psychophobie au sens de Jean-Luc Donnet, une phobie de l’affect. Seront évités non seulement toute image mais tout mot, susceptibles de porter une charge qui déclencherait un affect, anticipé comme envahissant, débordant. On ne parle pas de corde dans la maison d’un pendu. L’alexithymie serait alors faite non d’une incapacité mais d’un évitement plus ou moins énergique. Lorsqu’il s’agit apparemment d’une inaptitude, celle de ces improbables sujets qui « semblent se conduire comme des aveugles-nés de l’inconscient », elle serait liée à une radicalisation de ce système d’évitement, les représentations de mots risquant d’appeler à elles des représentations dont la trop grande charge d’excitation désorganiserait le moi, ou seraient capables de susciter des images disposant d’un potentiel traumatique redouté. La phobie des affects pourrait être ainsi mise en rapport avec une « crainte de l’effondrement » au sens de Winnicott. Pourrait-on parler dans d’autres cas d’un processus de « désaffectivation », sorte de diminution excessive de la charge libidinale des représentations qui ne seraient plus que des images grises ? La question renvoie à la notion de refoulement et à celle de répression. C’est théoriquement la représentation qui est refoulée, il ne reste plus alors de la charge affective « qu’une possibilité d’amorce » dit Freud ; le reste de la charge affective peut établir « une connexion avec une représentation autre, qui convient mais n’est pas inconciliable » (Freud, 1894a) — sort qui peut être heureux —, mais bien souvent peut venir surcharger le psychisme d’une énergie non liée qui se manifeste sous forme d’angoisse. Celle-ci sera plus ou moins intense allant de l’angoisse de castration à la dépersonnalisation. C’est à la répression qu’il faut alors faire appel. Celle-ci utilise souvent des investissements moteurs — les procédés auto-calmants de Smadja et Szwec par exemple — corporels, sensoriels : boulimie, restriction alimentaire, surstimulations diverses, scarifications, brûlures, usage de toxiques… Mais elle utilise aussi les registres relationnels et comportementaux, l’externalisation du conflit et la pathologie du caractère qui va avec, l’hyperactivité…
Ces moyens de fortune que l’on rattache à la répression pourraient-ils maintenir pendant un temps un équilibre psychosomatique dont la rupture ouvrirait la voie à la somatisation ?
La pensée opératoire ne serait-elle pas une forme de répression, ou de désaffectivation ? Une façon de défaire le rapport affect représentation, celle-ci serait réduite à son contour tandis que sa charge affective serait ramenée au minimum par un surinvestissement/contre-investissement du factuel ? Peut-on penser que ce fonctionnement opératoire mis en place pour lutter contre une désorganisation pourrait avoir un certain succès, au moins pendant un temps ? L’apparition d’une somatisation pourrait-elle alors être envisagée comme le débordement du fragile équilibre économique assuré par le recours à la pensée opératoire ? Les psychosomaticiens de l’École de Paris nous ont mis en garde contre ce qui risquerait de soulever un orage émotionnel chez les patients porteurs de somatoses, mais nous ont parallèlement montré la nécessité de « ranimer le préconscient », c’est-à-dire de soutenir un retour fonctionnel du couple affect représentation. Ces préceptes ne sont-ils pas applicables aux patients alexithymiques et opératoires « ordinaires » qui ne présentent pas de pathologie somatique patente ?
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES :
Freud S. (1890a), Traitement psychique (traitement d’âme), Résultats, idées, problèmes, t. 1, Puf, 1984.
Freud S. (1894a), Les psychonévroses de défense, Névrose, psychose et perversion, Puf, Paris, Puf, 1973.
Freud S. (1915 e), L’inconscient, Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968.
McDougall J. (1992). Corps et langage. Du langage du soma aux paroles de l’esprit, Revue française de psychosomatique 1992, 2.
Marty P. et De M’Uzan M., La « pensée opératoire », Revue française de psychanalyse, 1963, Numéro spécial Congrès, p. 345-356.
Shipko S., « Alexithymia and somatization », Psychother. Psychosom. 37, 193-201, (1982).
Sifneos, P.E. : Clinical observations on some patients suffering from a variety of psychosomatic diseases ; (Acta Med. Psychosom.) in Antonelli, Proc. 7th Eur. Conf ; Psychosom. Res., Rome 1967, pp. 1-10
Sifneos, P. E. (1972): Short-Term Psychotherapy and Emotional Crisis. Cambridge: Harvard Univ. Press;
Sifneos, P.E. (1973) The prevalence of ‘alexithymic’ characteristics in psychosomatic patients. In Psychotherapy and Psychosomatics, 22, pp. 255-262.