« Ce que la psychanalyse a encore à nous dire » : article issu du journal La Croix
Enquête
Marginalisée par les progrès de la génétique et de la neurobiologie, concurrencée par d’autres formes de thérapie, la psychanalyse apparaît, quatre-vingts ans après la mort de Freud, fragile mais résiliente. Par-delà une mort maintes fois annoncée, elle a pénétré en profondeur la culture occidentale.
Élodie Maurot,
La psychanalyse apparaît, quatre-vingts ans après la mort de Freud, fragile mais résiliente.
Il y a quatre-vingts ans, le 23 septembre 1939, l’avis de décès de Freud était publié au Royaume-Uni, où il vivait en exil. Si l’homme ne meurt jamais qu’une fois, la mort de la psychanalyse aura, elle, été plusieurs fois annoncée. En France, depuis une quinzaine d’années, les critiques et attaques nourries à son encontre ont fortement entamé le capital intellectuel et institutionnel accumulé durant l’âge d’or de la psychanalyse, entre 1960 et 1985.
Concurrence des neurosciences et des traitements médicamenteux, mise en avant de la part relative à la génétique dans certaines pathologies, succès des thérapies courtes, cognitives et comportementales, de la méditation, de l’hypnose… La théorie comme la pratique psychanalytique ont été questionnées, voire contestées, installant le trouble sur ce qu’il est possible d’en attendre dans l’esprit du grand public.
La « révolution » freudienne
Le diagnostic d’une crise de la psychanalyse, maintes fois rabâché, est devenu un lieu commun, mais il pourrait être, pour une part, un trompe-l’œil. « La psychanalyse est en crise, c’est une évidence, mais en même temps cette crise est la preuve de sa victoire la plus éclatante », analyse, à rebrousse-poil du discours ambiant, la sociologue Eva Illouz. « On pourrait faire un parallèle avec le christianisme du XIIIe siècle, qui voit émerger un nombre considérable de dissidences parce qu’il a triomphé, poursuit-elle. De même, les différentes approches du psychisme, qui paraissent aujourd’hui irréconciliables, partagent en fait des éléments sur le plan structurel qui ont été inventés par la psychanalyse et signent son énorme succès. » Pour la sociologue, la psychanalyse a légué deux héritages fondamentaux : « D’abord, elle a médicalisé la psyché qui n’est plus approchée en termes religieux ni moraux, mais en termes de santé et de mal-fonctionnement. Ensuite, elle a réussi à promouvoir l’idée d’un perfectionnement du comportement, des pensées et des structures émotionnelles, envisagé non seulement comme possible, mais souhaitable. »
La crise de la psychanalyse masquerait ainsi la façon dont l’œuvre de Freud a imprégné en profondeur notre vision de l’homme et de la société. « L’enfant, la sexualité, la destructivité, l’œuvre d’art, la religion, la psychologie des masses, sans parler de la psychopathologie, ne sont pas les mêmes avant Freud et après lui », souligne Jacques André, psychanalyste, professeur émérite de psychopathologie à l’université Paris-Diderot.
Révolution ? Le mot, un peu usé, ne lui semble pas exagéré. « La pensée freudienne a bien révolutionné quelques-uns des fondamentaux sur lesquels repose l’expérience humaine : ce que “moi” veut dire, l’infantilisme de la sexualité, notre rapport à la temporalité et à la mort, la présence d’un inconciliable, d’un inacceptable au cœur de la vie psychique de chacun, l’empire de la honte et de la culpabilité par-delà la morale ordinaire, l’inexorable violence individuelle et collective… » Tout un chacun serait ainsi bien plus redevable à Freud et à la psychanalyse qu’il n’en est conscient.
Une négativité qui cadre mal avec l’époque
Pourquoi cet héritage demeure-t-il alors méconnu, voire contesté, au point que la psychanalyse est apparue très en difficulté face aux attaques depuis le début du siècle ? Pour les psychanalystes, une part de la réponse tient au changement d’époque. « La psychanalyse est de plus en plus intempestive au temps des questions courtes, des réponses courtes et du bonheur en 20 leçons », estime Jacques André.
Pour lui, la ligne de démarcation entre la psychanalyse et l’ensemble des psychothérapies passe par « la négativité » que l’homme moderne ne veut guère entendre. « Avec la psychanalyse, on est du côté de la violence de la chose psychique, des conflits psychiques, de la folie privée. La psychanalyse dit : angoisse, détresse, ambivalence des sentiments, blessure narcissique, refoulement, clivage… Le développement personnel dit : estime de soi, force de caractère, comment s’aimer soi-même, réaliser ses aspirations, devenir ce que l’on est, positiver et bien sûr méditer… »
Le pessimisme foncier de Freud, postulant que l’individu porte une part importante d’inconnaissable, qu’il n’est ni transparent à lui-même, ni en accord avec lui-même, heurterait notre temps avide de transparence, d’efficacité et de positivité.
Si la psychanalyse a été délaissée, c’est aussi en raison de la position dominante et de surplomb que certains psychanalystes ont eu plaisir à occuper dans le dernier quart du XXe siècle. « Il y a une grande responsabilité des psychanalystes dans les attaques qu’ils ont subies », avance Anne Maupas, psychanalyste à Paris et coauteure du livre La psychanalyse est-elle mortelle ? (PUF). « Ils se sont positionnés comme ”sachants”, alors que le psychanalyste doit rester absolument modeste. »
« La psychanalyse n’est pas une spécialité de la médecine, elle ne propose pas de protocole thérapeutique », complète Pascal-Henri Keller, professeur honoraire en psychologie clinique à l’université de Poitiers. « Ce qui compte, c’est la parole du sujet et on ne peut pas entendre deux personnes de la même manière. On ne peut donc pas faire autrement que travailler au cas par cas, même si certains psychanalystes ont pu l’oublier… »
Un dialogue entre psychanalyse et neurosciences
Plus difficile demeure la question du statut de la psychanalyse, de sa place dans le soin des troubles psychiatriques et de son rapport aux neurosciences. La psychiatrie biologique, qui affirme que tous les troubles mentaux peuvent et doivent être compris comme des maladies du cerveau, a eu pour effet de marginaliser la psychanalyse, mais des voix se sont aussi élevées contre ce réductionnisme.
Plusieurs pistes de recherche lui semblent intéressantes : « Premièrement, la plasticité synaptique, c’est-à-dire l’idée que le cerveau n’est pas un ordinateur figé une fois pour toutes et que l’expérience laisse des traces dans le réseau neuronal qui participent à la construction de la réalité intime consciente et inconsciente, laquelle peut être modifiée par d’autres expériences. Ensuite, la notion de pulsion. Enfin, l’existence d’une réalité interne inconsciente qui, de mon point de vue, détermine pour une très large part l’action du sujet. »
Un rapport à paraître en octobre
Les psychanalystes saisiront-ils la main tendue ? Certains croient à la possibilité d’un dialogue, en interne comme en externe. « Le temps est mûr pour mettre les concepts de la psychanalyse au travail et en débat, estime la psychanalyste Anne Maupas. Il en va de la vitalité de la psychanalyse. »
Signe des temps, l’adversité a déjà eu pour effet de rassembler une profession historiquement très divisée. En 2018, une trentaine de psychanalystes ont élaboré une étude sur les apports de la psychanalyse dans les champs de la santé mentale, de la jeunesse et de la culture. Soutenu par la quasi-totalité des associations psychanalytiques, ce rapport paraîtra en octobre (1). « Ce texte commun est une première. Il vise à éclairer les décideurs et le grand public sur les activités de la psychanalyse, explique Pascal-Henri Keller, corapporteur avec Patrick Landman. Nous ne cherchons pas à reprendre la main, mais à faire valoir le travail des psychanalystes, souvent mené dans la discrétion. »
(1) Ce que les psychanalystes apportent à la société, Erès.