Thierry Bokanowski
L’histoire de la Société Psychanalytique de Paris est intimement liée au développement du mouvement psychanalytique en France. On peut schématiquement distinguer quatre périodes qui ont marqué, de sa création à nos jours, son évolution.
- Une période préhistorique ;
- Une seconde période qui s’étend de la création de la SPP (1926) à la « Scission » (1953) ;
- Les quinze années qui suivent la « Scission » : de 1953 à 1968 ;
- Une quatrième période qui s’étend des lendemains de mai 1968 à nos jours.
1. La préhistoire (1918 à 1926)
Du fait que la psychanalyse n’a pas connu en France de pionniers héroïques comparables à Abraham, Ferenczi ou Jones, son introduction y fut relativement tardive et Freud a même pu parler d’une « réticence » particulière à son égard liée à l’hostilité du milieu médical français. Ce seront les milieux littéraires (P.Bourget, A.Gide et R.Rolland dans un premier temps, puis A.Breton et le mouvement surréaliste dans un second temps) qui accueilleront la psychanalyse et participeront à sa diffusion.
Si l’on doit associer aux premiers défenseurs des thèses freudiennes avant la Première Guerre Mondiale les noms de Morichau-Bauchant, de Régis et de Hesnard, la méthode psychanalytique fut en fait importée en France par des étrangers : une Polonaise, un Allemand, des Suisses, formés à Vienne et à Berlin.
C’est l’arrivée à Paris d’Eugénie Sokolnicka (élève de Freud et de Ferenczi) en 1921 qui marque les débuts du mouvement psychanalytique français. Introduite auprès du Professeur G.Heuyer (éminent psychiatre d’enfants) dans son service de l’Hôpital Sainte-Anne, elle entreprend, en 1923, les premières analyses « didactiques » de ceux qui allaient figurer parmi les fondateurs de la Société Psychanalytique de Paris (R.Laforgue, E.Pichon et R.Allendy).
En 1925, R.Loewenstein, analysé par H.Sachs et formé par l’Institut de Berlin, s’installe à Paris. Il prendra en analyse A.Borel, H.Codet et G.Parcheminey. La même année, Marie Bonaparte, Princesse de Grèce, commence son analyse avec Freud, auquel l’avait recommandée R.Laforgue. De tous les psychanalystes français de la première génération, elle fut la seule à faire une démarche personnelle auprès de Freud, dont elle devait par la suite devenir très proche.
Entre temps, C.Odier (analysé par F.Alexander et formé à Berlin) et R. de Saussure (analysé par Freud, puis par F.Alexander) viennent de Suisse et vont contribuer à former, dans les années 1930, la génération d’analystes qui suivit. Avec R.Laforgue et R.Loewenstein, ils conduiront dans ces années d’avant la guerre les analyses didactiques de ceux qui formeront la seconde génération de psychanalystes français. R.Loewenstein deviendra notamment l’analyste de J.Lacan, D.Lagache, S.Nacht, M.Cénac, J.Leuba, P.Mâle, tandis que R.Laforgue deviendra celui de F.Dolto et J.Favez-Boutonnier, entre autres. Par la suite (entre les années 1928 et 1939) les passages à Paris de O.Rank, de H.Sachs, de R.Spitz et de H.Hartmann, donneront l’occasion à certains de ces analystes nouvellement formés de faire de brèves tranches et d’approfondir ainsi leur formation. Dès cette époque, les analyses se font souvent à trois séances par semaine, en France.
2. De la fondation de la SPP à la « Scission » (1926-1953)
La Société Psychanalytique de Paris (SPP) voit le jour en novembre 1926 ; elle est fondée par M.Bonaparte, E.Sokolnicka, A.Hesnard, R.Allendy, A.Borel, R.Laforgue, R.Loewenstein, G.Parcheminey et E.Pichon. Elle a été précédée en août 1926 par la création de la « Conférence des Psychanalystes de Langue française » (qui est à l’origine du « Congrès des Psychanalystes de Langues romanes », devenu aujourd’hui le « Congrès des Psychanalystes de Langue française »). Le premier numéro de la Revue française de Psychanalyse paraît en juin 1927 ; celle-ci devient « organe de la SPP, section de la Société Internationale de Psychanalyse, publiée sous le patronage du Pr. Freud ». Grâce à la générosité de la Princesse M.Bonaparte, l’Institut de Psychanalyse, dont elle devient la Directrice, voit le jour en janvier 1934 ; situé Boulevard Saint-Germain, il abritera une importante bibliothèque. Deux ans plus tard, en avril 1936, une Polyclinique fonctionnant « sous les auspices de l’Institut » sera fondée par J.Leuba et M.Cénac.
A la veille du second conflit mondial, en 1939, seize ans après sa création, la SPP a doublé son effectif ; elle est composée de vingt quatre membres. Parallèlement à l’établissement et à la diffusion des traductions des plus importants ouvrages de Freud, ces années d’apprentissage vont permettre à ce premier noyau de psychanalystes de recenser minutieusement la terminologie psychanalytique, d’approfondir les concepts et de faire que se développe la clinique psychanalytique ainsi que la psychanalyse appliquée.
Bien plus tard, en 1953, inaugurant le nouvel Institut de Psychanalyse, E.Jones comparait le développement de la Société de Psychanalyse de Paris à celui d’une cure : « elle a été lente, mais elle semble assurée ».
Lorsque le second conflit mondial éclate, l’Institut de psychanalyse est fermé, tous les documents éparpillés. Certains psychanalystes émigrent, tels M.Bonaparte et R.Loewenstein ; les analystes suisses sont repartis à Genève, ou aux U.S.A. tels R. de Saussure qui, comme R.Loewenstein, s’installe à New York ; d’autres ont des activités de résistance, tels S.Nacht, ou militaires tels P.Schiff ; certains continuent l’exercice plus ou moins clandestin de la psychanalyse, tels J.Leuba, G.Parcheminey ou J.Lacan.
Dès la Libération (1945) la SPP se réorganise et le mouvement psychanalytique va prendre son véritable essor. Autour des quatre membres fondateurs, R.Laforgue, M.Bonaparte, G.Parcheminey et A.Hesnard qui ont survécu, se regroupent M.Cénac, Mme O.Codet, F.Dolto, J.Lacan, D.Lagache, J.Leuba, Mme B.Reverchon-Jouve et M.Schlumberger.
Par ailleurs sous l’Occupation des analyses ont pu se poursuivre et une nouvelle génération d’analystes apparaît : M.Benassy, A.Berge, M.Bouvet, R.Diatkine, J.Favez-Boutonnier, P.Mâle, S.Lebovici, F.Pasche, parmi d’autres.
A partir de ce moment, la situation de la psychanalyse change du fait qu’en cette période d’après guerre des candidats, de plus en plus nombreux, se présentent et demandent à être initiés à cette nouvelle discipline qui secoue les modes de pensée psychiatriques et psychologiques. Un Institut de formation devient alors de nouveau nécessaire, de même que l’établissement de critères et de normes concernant la formation et la transmission. Rédigée en grande partie par J.Lacan, une « Doctrine de la Commission de l’Enseignement » de la SPP est publiée en 1949. Elle réaffirme l’appartenance des psychanalystes Français à l’A.P.I.
Dès les lendemains de la Seconde Guerre mondiale certains psychanalystes s’étaient engagés comme militants au Parti Communiste. Mais à cette époque, les milieux marxistes, aussi influents sur les milieux intellectuels que purent être entre les deux guerres les milieux littéraires liés au surréalisme, vont entretenir une relation très ambivalente (faite de fascination et de répulsion) envers la psychanalyse. En cette période de « Guerre Froide » la psychanalyse, dont le renouveau d’intérêt vient en grande partie des États-Unis, est stigmatisée comme « agent corrupteur destiné à anesthésier la lutte des classes » du fait des valeurs « paternalistes », « bourgeoises » et « individualistes » qu’elle est accusée de défendre. Ainsi une violente campagne de dénigrement est-elle orchestrée par le Parti Communiste et inaugurée par la publication d’un manifeste intitulé « Autocritique – La psychanalyse, idéologie réactionnaire » qui paraît dans Nouvelle Critique (n° 7). Il est signé par des psychiatres communistes et quelques psychanalystes membres de la SPP (J. et E. Kestemberg, S.Lebovici et S.A.Shentoub). Ceux-ci ne tarderont pas à désavouer ce texte et à quitter le Parti Communiste où ils militaient depuis l’occupation.
Par ailleurs, dans ces années d’après guerre, le problème concernant la pratique de l’analyse par des non-médecins viendra au devant de la scène à l’occasion du procès intenté à Madame Clark-Williams (psychanalyste américaine travaillant au Centre Claude-Bernard) pour exercice illégal de la médecine, procès qui s’est terminé par un acquittement ayant fait jurisprudence et permettant ainsi aux psychanalystes laïques un exercice professionnel en toute légalité.
3. De la « Scission » aux événements de Mai 1968 (1953 – 1968)
A partir de la reconstitution de l’Institut de Psychanalyse (réouvert en mars 1953 et inauguré en juin 1954), un certain nombre de conflits centrés sur son mode de fonctionnement et les problèmes posés par la formation, surgissent entre trois hommes de la même génération : S.Nacht à qui il est reproché de chercher à exercer un pouvoir « hégémonique », D.Lagache qui se réclame de l’Université et J.Lacan, dont la pratique (notamment en ce qui concerne les séances à « durée variable ») suscite des inquiétudes et des conflits qui se cristallisent autour de sa personne.
L’année 1953 est occupée par l’élaboration des statuts de l’Institut et par les divergences profondes qui se créent autour des projets concernant la formation. Elles aboutissent le 16 juin 1953 à une « scission » due à la démission d’une partie du groupe des analystes formateurs autour de D.Lagache, que viendra rapidement rejoindre J.Lacan.
Ce groupe devient la « Société Française de Psychanalyse » jusqu’à la scission que cette Société connaît à son tour, en 1963, du fait de l’opposition de l’A.P.I. à la personnalité de J.Lacan.
Celui-ci et ses adeptes fondent alors l’« École Freudienne de Paris », tandis que les autres analystes qui désirent rester au sein de l’A.P.I. ne le suivent pas et fondent l’« Association Psychanalytique de France ».
A partir de 1953 / 1954, l’Institut de Psychanalyse, que S.Nacht dirigera jusqu’en 1962, prend de l’ampleur : il devient un lieu d’enseignement, de formation pratique, ainsi qu’un centre de recherches. Il devient aussi une association indépendante de la SPP, mais organiquement liée à elle. Cependant, le « pouvoir » qui était ainsi conféré aux analystes formateurs (didacticiens), regroupés dans la Commission d’Enseignement de l’Institut de Paris, fut à l’origine de nombreux conflits entre les deux associations au cours des trois décennies suivantes.
Dès cette époque un déploiement théorique fécond et très original se fait jour à la suite des travaux, entre autres, de M.Bouvet sur la « relation d’objet », de B.Grunberger sur le « narcissisme » et de F.Pasche dont l’ouvre s’inscrit dans une défense orthodoxe du freudisme. Par ailleurs, la psychanalyse de l’enfant et de l’adolescent, sous l’impulsion de R.Diatkine, de S.Lebovici, d’une part, et de P.Mâle, d’autre part, connaissent un considérable développement. A la même époque, la psychosomatique (à la suite des travaux de P.Marty, qui fonde l’École Psychosomatique de Paris avec C.David, M.Fain et M. de M’Uzan), ainsi que le champ de recherche qui se développe autour des psychoses (P.C.Racamier) sont à l’origine de très nombreuses et fructueuses avancées théorico-cliniques.
4. De 1968 à nos jours
Dès 1959, S.Nacht avait supprimé tout rapport de l’analyste didacticien sur l’évolution du candidat (principe de non intervention et de stricte neutralité de l’analyste dans le cursus du futur analyste – pas de « reporting analyst »).
Cependant la tension entre la Société et l’Institut, qui en était statutairement totalement indépendant, allait aboutir à une crise majeure autour de 1968, crise qui voit s’opposer, sur les problèmes de formation, la nouvelle génération de membres aux membres fondateurs.
Cette question concernant la formation des psychanalystes n’a cessé d’être une source de tensions et d’oppositions au sein de la SPP. Elle n’a cependant pas remis en question l’unité du groupe, qui, depuis un demi-siècle, a su maintenir ouverte une réflexion théorique sur la transmission de la psychanalyse, tout en maîtrisant les différents, parfois vifs, que suscitent ce problème.
Après de nombreuses discussions sur la formation des psychanalystes, la crise se résolut par deux réformes :
a/ – La « présélection » fut supprimée en 1967 : le postulant n’a aucune demande préalable ni démarche à faire auprès de l’Institut avant de commencer son analyse. Quand il présente sa demande de formation à l’Institut, il doit être suffisamment avancé dans sa cure. Le critère essentiel de son admission est son « insight » et sa capacité de parler de ses processus inconscients.
b/ – La distinction entre l’analyse « didactique » et l’analyse thérapeutique fut supprimée en 1969. Toutefois, jusqu’en 1997, en dehors de rares possibilités de candidature de personnes ayant entrepris une analyse avec un membre qui ne soit pas didacticien (examen de cas dits « exceptionnels »), seuls seront acceptés à l’Institut les candidats qui ont fait leur analyse avec des membres titulaires (« Training analysts »). Cette contradiction entre le principe de la suppression de l’analyse didactique et la réalité du maintien des analystes didacticiens va alimenter les conflits internes à la SPP pendant trente ans. Malgré quelques améliorations, la situation administrative restera bloquée jusqu’à la réforme proposée par A.Jeanneau (1986) qui réunit la SPP et ses Instituts (Paris, puis ultérieurement, après sa fondation, Lyon) en une seule et même association : la SPP devient la seule association responsable et inspiratrice de la transmission de la psychanalyse. Elle garantit « l’autonomie de la Commission de l’Enseignement » ; les Instituts sont statutairement définis comme organes d’enseignement et de formation de la SPP
Paradoxalement, la stagnation institutionnelle n’eut aucun effet négatif sur la créativité théorique de la SPP. Au contraire, les années soixante-dix deviennent l’« âge d’or » de la théorie psychanalytique française avec les travaux de nombreux auteurs qui – comme J.Bergeret, D.Braunschweig, J.Chasseguet-Smirgel, C.David, J.L.Donnet, M.Fain, J.Gillibert, A.Green, J.Guillaumin, E.Kestemberg, M. de M’Uzan, J.McDougall, M.Neyraut, C.Parat, C.Stein, S.Viderman, entre autres -, viennent enrichir la littérature analytique, ce qui entraîne un regain d’intérêt et une modification de l’image de la psychanalyse française hors de ses frontières.
La réunification de la SPP et de ses Instituts (Paris et Lyon) a permis à la SPP de multiplier ses ouvertures sur le public en organisant des « Colloques ouverts » – dont le premier fut tenu à l’Unesco, en 1988, sous la présidence d’André Green -, tout en cherchant à assurer son développement dans les régions.
Le problème de l’analyse didactique n’est complètement résolu que depuis 1997 : toute personne analysée par un membre de la SPP, quelle que soit sa catégorie, peut se présenter à l’un des Instituts (Paris ou Lyon).
Tout en ayant la volonté de maintenir ouverte une réflexion théorique affranchie de tout dogmatisme, la SPP a dû affronter ces dernières années les problèmes que pose sa légitimité face au « socius » (nécessité de la création d’une Commission d’Éthique, réflexion sur la pertinence ou non d’un « statut du psychanalyste », problème posé par les remboursements des Caisses d’Assurance Maladie, la question « psychothérapie / psychanalyse », etc.).
Ainsi fait-elle preuve d’une capacité d’évolution et d’une remarquable vitalité, qui donnent à ses membres le sentiment d’appartenir à un groupe demeurant dans la filiation de Freud, ouvert aux développements possibles de sa pensée et capable d’admettre l’affrontement de points de vue divergents dans la tolérance réciproque.
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Bibliographie
– Ilse et Robert Barande (1975), Histoire de la psychanalyse en France, Privat.
– Claude Girard (1989), Histoire de la formation dans la Société Psychanalytique de Paris, Revue Internationale d’Histoire de la Psychanalyse, 2, P.U.F., p.303-382.
– André Green (1988), Vue de la Société Psychanalytique de Paris : une conception de la pratique, Revue française de Psychanalyse, 52, 3, p.569-593.
– Alain de Mijolla (1982), La psychanalyse en France, Histoire de la psychanalyse T.II, Sous la Dir. de R.Jaccard, Hachette, p.9-105