C’est à ce moment, et dans ce contexte assez net de fin de non-recevoir, qu’apparaît un personnage qui se verra considéré comme l’introducteur de la psychanalyse en France, mêlé à ses aléas pendant plus d’un demi-siècle, et se trouvera placé, malgré une forte et persistante ambivalence, au premier plan de son histoire pendant toute la période de l’entre-deux-guerres. En janvier 1912, il n’a pas encore vingt-six ans lorsqu’il écrit à Freud “au nom de la psychiatrie française” afin de lui présenter “des excuses pour le dédain dans lequel la psychanalyse a été tenue jusqu’à présent”.
Angelo, Louis, Marie Hesnard (1886-1969), assistant du professeur Emmanuel Régis à la Clinique des maladies mentales de Bordeaux, est un brillant jeune médecin de la Marine nationale. Grand, vif, expressif dans ses mimiques, c’est un homme actif qui, avec l’aide de son frère, agrégé d’allemand, et les encouragements de son maître Régis, se met à lire, traduire et commenter les rudiments de “la doctrine de Freud et de son école”. Mais s’il devient le grand spécialiste français de la psychanalyse, il ne prétend pas en être le champion lorsqu’au début de 1914 il fait paraître avec Régis le premier livre important – quatre cents pages -, enfin consacré à La Psychanalyse des névroses et des psychoses. Cet ouvrage restera pendant plus de dix ans l’unique référence de tous ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas lire Freud dans le texte original.
La préface de la première édition (car il y en aura une autre en 1922 et une troisième en 1929) est explicite : “Peut-être s’étonnera-t-on de voir cette vulgarisation d’une théorie allemande, à la fois si prônée, si contestée et, par certains côtés, si étrange, entreprise par des psychiatres français qui ne passent pas pour sacrifier outre mesure à la mode actuelle du germanisme scientifique […]. L’impartialité indépendante vis-à-vis de l’étranger ne saurait être confondue avec la xénophobie.” Pour tout dire : “En dépit de ses exagérations, de ses outrances, de ses allures mystiques, voire de ses étrangetés, cette doctrine est loin d’être sans grandeur.”
Freud ne pardonnera jamais à Hesnard de telles réticences et qualifiera son travail d’ “exposé qui manque souvent de clarté et s’attaque principalement au symbolisme”. De fait, si les trois quarts de l’ouvrage constituent un exposé de la psychanalyse dont Ferenczi soulignera en 1915 dans l’Internationale Zeitschrift für Psycho-analyse les mérites et les malentendus, les cent dernières pages font montre d’un niveau critique affligeant. “Dogmatisme”, “pansexualisme”, “doctrine qui tient plus du roman que de la doctrine scientifique”, rien ne manque aux commentaires : “Que penser d’une méthode de traitement qui a pour but de débarrasser le malade de ses troubles neuro-psychiques, en lui démontrant qu’ils sont le résultat éloigné de méfaits sexuels plus ou moins répugnants, voire d’incestes, remontant à la première enfance et complètement ignorés de lui ?” En 1929, attribuant à Régis, mort onze ans auparavant, la plupart de ces attaques, Hesnard reconnaîtra dans la préface de la troisième édition : “Nous avons mis personnellement dix ans à comprendre la psychanalyse théorique et cinq ans à en acquérir une connaissance pratique suffisante”, sans d’ailleurs indiquer son refus persistant de se soumettre à une véritable analyse didactique.
De nos jours, nous n’avons guère de mérite à ridiculiser sa tentative, unique à l’époque, répétons-le, et pour de nombreuses années. Il est également facile d’insister sur ses “résistances”, même si elles s’avèrent indéniables et vont continuer à se manifester sous des formes diverses jusqu’à la fin de sa vie, son ralliement à Jacques Lacan allant de pair avec ses préférences pour une psychiatrie phénoménologique. En 1913, Hesnard fut toutefois le premier à oser approcher ce qui se tramait à Vienne, démarche certainement moins anodine qu’on ne l’imagine aujourd’hui.
Huit ans plus tard, dans un article sur “L’état actuel de la psychanalyse de Freud en France”, il montrera cependant ses limites et des arrière-pensées que l’on peut considérer comme parfaitement représentatives des psychiatres de son temps : “La psychanalyse a certes beaucoup de mérites […] mais l’esprit de système et l’empreinte de la philosophie germanique y sont trop frappants : elle ne se fera jour en France qu’après s’être profondément modifiée.” Et sa conclusion est d’un grand poids pour comprendre l’avenir : “Il ne faudrait pas toutefois, par légèreté d’esprit, la mettre systématiquement à l’index. Ce serait peut-être le moyen le plus sûr de lui permettre de s’implanter chez nous, d’autant plus dangereusement qu’elle échapperait ainsi à tout contrôle vraiment scientifique […].
C’est à ce travail de discrimination et de correction que nous nous sommes personnellement appliqué depuis dix ans.”
Il faut donc distiller Freud pour l’assimiler sans danger, empêcher de le lire, et c’est un fait que ni Hesnard ni son frère n’ont entrepris de traduire ou de faire traduire le moindre de ses ouvrages.
Il semble d’ailleurs y avoir eu régulièrement en France quelqu’un pour se prétendre le porte-parole de Freud. Plus qu’à des querelles d’éditeurs ou des problèmes de droits de traduction, voire à des divergences idéologiques entre sociétés psychanalytiques rivales, c’est à l’absence de volonté authentique des psychanalystes français que l’on doit, contrairement aux Allemands, aux Anglo-Américains ou aux Espagnols, de ne pas encore posséder en 1982 une édition critique des “Oeuvres complètes” de Freud. Seule ou presque, dans les années 30, quels qu’aient été ses motivations et les reproches que l’on peut actuellement lui adresser, la princesse Marie Bonaparte s’emploiera à faire connaître aux lecteurs français des textes que chacun semble préférer goûter par professeur-exégète interposé.
Plus tard, à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale, Sacha Nacht et ses collaborateurs de l’Institut de Psychanalyse de Paris répèteront cette curieuse et spécifique “résistance” française. Loin de profiter du succès et des ambitions de leur enseignement pour mener une politique vigoureuse de traduction et de diffusion des écrits de Freud encore mal connus, ils entreprendront la rédaction d’un vaste et éphémère “Traité de Psychanalyse”.
Quelques années après avoir quitté la Société psychanalytique de Paris en compagnie de Daniel Lagache – qui va s’orienter vers l’élaboration d’un “Vocabulaire” – et peu après avoir prôné un nécessaire “retour à Freud”, Jacques Lacan rééditera, sans doute malgré lui, l’habituel tour de passe-passe français. Il déploiera progressivement un code de lecture de Freud et une grille toute personnelle dont l’originalité et la complexité croissante conduiront un certain nombre de ses disciples à ne plus lire de l’ancêtre viennois que le minimum indispensable pour se repérer dans les allusions de leur nouveau maître.
À considérer cette répétition, il apparaît bien illusoire de regretter qu’il ne se soit trouvé en France, dans les années 1910, que des raisonneurs inquiets et nul homme de passion pour jeter son cartésianisme aux orties et rallier “la horde sauvage”.
D’autant que la déclaration de guerre à “la Bochie” ne va pas, on le devine, favoriser la diffusion des idées psychanalytiques.
Il faut toutefois ajouter, avant que le “germanisme” devienne une insulte pesant son poids de “morts pour la France”, que Freud n’a jamais pris les insultes nationalistes pour les plus essentielles ni les plus authentiques. Il n’ignore pas que le capitaine Dreyfus n’a été réhabilité qu’en 1906, après avoir déchiré pendant douze ans les Français en deux camps irréductiblement opposés, souvent au sein d’une même famille. En 1908, il avait écrit à Karl Abraham:”Soyez sûr que si je m’appelais Oberhuber, mes innovations auraient, malgré tout, rencontré une résistance bien moindre.”
Au début de 1914, il y revient : “Nous avons tous entendu parler de la théorie qui cherchait à expliquer la psychanalyse par les conditions particulières du milieu viennois. Théorie intéressante dont Janet n’a pas dédaigné de se servir encore en 1913, bien qu’il soit certainement fier d’être Parisien et que Paris n’ait guère le droit de se considérer comme supérieur à Vienne au point de vue de la pureté des moeurs […]. Or, je ne suis guère un patriote de clocher, mais j’ai toujours trouvé cette théorie parfaitement absurde, au point que j’ai été plus d’une fois tenté d’admettre que ce reproche adressé au milieu viennois n’était qu’un euphémisme destiné à en dissimuler un autre qu’on n’osait pas formuler publiquement.”
Personne, à l’époque, ne souffle mot, en effet, des motivations crûment racistes qui poussent à rejeter une découverte que Jung, à l’apogée du nazisme, jugera liée à une “psychologie juive” différente de l’aryenne. Mais derrière ce mutisme ne peut manquer d’agir quelque réflexe profond du milieu médical français dont la hiérarchie hospitalo-universitaire est en général issue d’une grande bourgeoisie traditionnellement “à droite” et de tripe anti-dreyfusarde.
De toute façon le 3 août 1914, le fracas des canons et la mort qui va frapper des millions d’hommes relèguent au second plan la psychanalyse, “cette psychose nouvelle qui menace d’envahir la France après avoir contaminé l’Europe”, comme le redoutait alors Yves Delage, biologiste connu, qui ajoutait : “Le psycho-analyste est un juge d’instruction, un inquisiteur doublé d’un érotomane et c’est parce qu’il trouve dans la psycho-analyse la satisfaction de sa manie érotique qu’il aime son mal, comme le dipsomane, le cocaïnomane, le morphinomane aiment leur poison.” Disparition de la psychanalyse des revues et des réunions scientifiques françaises durant quatre ans, alors que les armées germaniques s’intéressent aux études que les analystes mobilisés consacrent aux névroses de guerre, et aux résultats thérapeutiques qu’ils obtiennent.