Société Psychanalytique de Paris

Je me couchai sur un divan
et me mis à raconter ma vie,
ce que je croyais être ma vie.
Ma vie, qu’est-ce que j’en connaissais ?

Raymond Queneau, Chêne et Chien

Nul doute que l’histoire du mouvement psychanalytique en France ne se fût écoulée beaucoup plus fluidement si le professeur Sigmund Freud n’avait pas existé !De la psychanalyse, il était à la rigueur possible de s’accommoder, mais de lui et de ses écrits… Entendons bien : sous le mot de « psycho-analyse », puis de « psychanalyse », on a pu, on peut encore – on ne s’en est jamais privé -, présenter presque n’importe quoi, tandis que l’oeuvre de ce diable d’homme persiste avec ses exigences et continue de bousculer les compromis conjoncturels. Malgré quatre-vingts ans de ruses nationales aux formes les plus diverses, le problème reste entier : comment s’en débarrasser ?

Qu’on n’en souffle mot durant presque un quart de siècle, qu’on la traduise au compte-gouttes et souvent fort approximativement, qu’on la pré-digère aux enzymes français dans des traités philosophiques, des manuels médicaux, des cours universitaires ou entre deux spots publicitaires radiophoniques, qu’on s’en proclame le porte-parole pour mieux la lui couper, tout, ou quasiment, semble avoir été tenté et continue de l’être afin que la dangereuse « doctrine freudique » demeure la propriété secrète de quelques rares initiés polyglottes, amoureux du passé. A quoi bon lire Freud, d’ailleurs ? Avec régularité, depuis cinquante ans, l’annonce solennelle est faite que la mode en est définitivement révolue et que cette fois-ci, la guenon, la poison, la psychanalyse est morte…

« Dogmatisme teuton », « pansexualisme », « irrationnalisme », il y avait dès le début de quoi choquer la délicatesse des Français si cartésiens. Et que dire de la prétention de l’étranger à juger de l’usage national que l’on entendait faire de la « méthode psychanalytique » et du « freudisme »? Allait-on accepter de se mettre à la botte de Vienne ou d’un quelconque « machin » international ?

Toutes ces années d’assauts, de maquillages, de résistance bien française, est-il imaginable d’en rendre compte en si peu de place, même en arrêtant cet abord historique à distance d’une actualité trop prégnante, même en s’en tenant à une approche résolument événementielle, aux dépens des développements théoriques et cliniques que la psychanalyse a su inspirer aux Français? Aux dépens des passions qu’elle a su éveiller chez plus d’un, des sacrifices et du travail qu’elle a coûtés, des sarcasmes qu’elle a fait subir à ceux qui l’ont aimée ?

« Au nom de Freud », « après Freud », « à partir de Freud », « retour à Freud », les slogans n’ont jamais manqué. Mais l’homme et ses livres ont résisté, contre vents et marées, tout comme sa psychanalyse qui a toujours su trouver quelque abri où préserver sa flamme. Et pourtant, dès le début… Professeur, boche, juif et libidineux, aucun repoussoir ne manquait à Sigmund Freud en ces premières années du XXè siècle où l’affaire Dreyfus, cancer traînant de 1894 à 1906, la revanche à prendre sur Sedan, les conventions libertines du vaudeville alliées aux plaisirs du Pétomane, le poids d’une orgueilleuse tradition médico-hospitalière, enfin, caparaçonnaient les beaux esprits français de certitudes aussi méprisantes que foncièrement xénophobes.

Lui-même, c’est d’un oeil inquiet, curieux et plutôt critique qu’il avait lorgné Parisiens et Parisiennes durant son stage de travail à l’hôpital de la Salpêtrière, d’octobre 1885 à février 1886. Seul le Pr Jean-Martin Charcot (1825-1893) avait trouvé grâce aux yeux du jeune chercheur de trente ans, un peu gauche, au fort accent tudesque, qui rêvait de l’égaler un jour. Seul Charcot, avec ses grandes exhibitions d’hystériques et son assurance scientifique, avait su bouleverser sa vie en lui révélant « qu’il faut s’adresser à la psychologie pour l’explication de la névrose ». Cette remarque magique avait enfin permis à l’étudiant pauvre de conjoindre les tendances contradictoires à la spéculation philosophique et à l’observation expérimentale que n’avait pas encore unifiées son vif tempérament de conquistador.

En 1896, dix ans après avoir quitté Paris, dans un article écrit en français et publié dans la déjà célèbre Revue neurologique, « L’hérédité et l’étiologie des névroses », Freud va offrir en cadeau à la France la première apparition publique d’un terme dont nul alors, pas même lui, n’imagine le destin : la « psycho-analyse, procédé explorateur de J. Breuer ». Trois autres articles de lui paraîtront en français, rapidement mentionnés dans quelques comptes rendus.

Rien de plus, ou presque, mais rien de moins. La France, en ces moments originaires, se situe sur la même ligne de départ que les nations voisines. On y parle un peu de Freud, au Congrès des Médecins aliénistes et neurologistes de Grenoble, en 1902, par exemple; Théodore Flournoy, le psychiatre genevois renommé, rédige une note en 1903 sur L’interprétation des rêves; on cite La Psychopathologie de la vie quotidienne; mais il serait fallacieux de multiplier des références bibliographiques qui risqueraient de faire illusion par leur nombre. Celui-ci n’a d’égal que le peu d’audience de ces textes, leur faible répercussion et leur manque d’intérêt.

L’Hexagone classe Freud dans ses fiches bibliographiques mais ne s’enthousiasme pas. A part de rares Viennois, dès 1902, il en est de même un peu partout,jusqu’en 1907 où commencent à se présenter au Berggasse 19 : Max Eitingon, puis Karl Abraham, de Berlin, Carl Gustav Jung et Ludwig Binswanger de Zurich, Sándor Ferenczi de Budapest, Abraham A. Brill et Ernest Jones venus d’Amérique.

Alors seulement le fossé se creuse entre la France et ses voisins. Le mystère n’est pas tant que la société française dans son ensemble ait alors ignoré Freud mais qu’il n’y ait pas eu un seul individu pour se dire : ce que raconte cet homme, à Vienne, est fou mais passionnant, allons-y voir de plus près! A l’inverse des autres pays, tout au contraire, ce sera un jour la société française, ou plutôt parisienne, entraînée par ces artistes qui, de tout temps, ont lancé en France modes éphémères et révolutions profondes, qui imposera la psychanalyse. Mais il ne s’y sera trouvé aucun véritable « pionnier ».

Et pour l’heure, c’est le silence. Les Suisses romands, mobilisés par leur bilinguisme et l’agitation qui règne à Zurich autour de Jung, effectuent les premières tentatives d’information en langue française. Alphonse Maeder, en 1907, initie les lecteurs des Archives de psychologie de la Suisse romande à l’interprétation des rêves, puis aux subtilités des actes manqués. Cela n’est pas sans conséquences. Transmise par les écrits de psychologues, la psychanalyse va essentiellement se faire connaître comme méthode complémentaire d’exploration clinique. On ne la prendra souvent en considération qu’en raison du sérieux scientifique et expérimental qui semble s’attacher à la pratique des « mots inducteurs » vantée par Jung et ses élèves : un mot est prononcé, auquel le malade doit associer les termes qui lui viennent à l’esprit, l’opérateur chronomètre et, si le temps est trop long, on diagnostique « un complexe » à interpréter et à traiter. Freud aura beau répéter que ce procédé est contraire aux « associations libres » et à la technique psychanalytique, rien n’y fait.

Aux yeux de beaucoup de Français, et pour de nombreuses années, ce qu’il y a finalement de moins mauvais dans le freudisme, c’est Jung! Quant au reste, il leur semble qu’un psychologue autrement sérieux a déjà tout dit : le professeur Pierre Janet (1859-1947), autre élève de Charcot, titulaire d’une chaire de Psychologie au Collège de France. Une querelle de priorité l’oppose à Freud car il estime avoir, avant celui-ci, découvert l’action pathogène des souvenirs oubliés et la nécessité de les faire retrouver aux malades en les mettant en état de somnambulisme. Même si les recherches de Josef Breuer et de Freud ont été antérieures, puis parallèles aux siennes, Janet ne veut pas en démordre. Pas plus qu’il ne semble tenir compte de l’évolution des idées de Freud depuis les Etudes sur l’hystérie datées de 1895. Il ignore ou feint d’ignorer la dynamique du refoulement, la découverte du fantasme, la description des conflits psychiques, toutes notions absentes de ses propres théories, et nombre de critiques français lui emboîteront le pas. Comme ils emploieront à sa suite le terme de « subconscient » que Freud n’a jamais utilisé.

Lorsque Jung, alors tout récent adepte freudien, part pour Paris en juin 1907 et projette d’y rencontrer Janet, Freud l’avertit : « L’obstacle, chez les Français, est sans doute essentiellement de nature nationale; l’importation vers la France a toujours comporté des difficultés. Janet est une fine intelligence, mais il est parti sans la sexualité et ne peut à présent plus avancer. » La sexualité, lors du Congrès de Psychiatrie, de Psychologie et d’Assistance aux aliénés, qui se déroule à Amsterdam en septembre, Janet en fera précisément reproche aux freudiens dans un discours dont l’ironie suffisante ne masque pas sa méconnaissance absolue des théories qu’il prétend discuter.

Pas le moindre Français au Ier Congrès international de Psychanalyse de Salzbourg, en avril 1908, ni même à celui de Nuremberg qui verra naître l’Association psychanalytique internationale (I.P.V.), en 1910. Il faut attendre le mois de décembre de cette année pour que Freud puisse enfin se réjouir : « J’ai reçu une première lettre venant de France d’un certain Dr Morichau-Beauchant, professeur de médecine à Poitiers, qui lit, travaille et est convaincu. » Un an plus tard, le 14 novembre 1911, dans La Gazette des hôpitaux civils et militaires, paraît ce que Freud, Jones, Ferenczi et Abraham saluent comme « le premier article de psychanalyse écrit en France », intitulé : « Le « rapport affectif » dans la cure des psychonévroses ». On doit se rappeler que le mot « rapport » désigne alors traditionnellement la relation créée entre hypnotiseur et hypnotisé, ce qui explique son emploi pour traduire Übertragung, ultérieurement rendu par « transfert ». Ce parfum d’hypnose, avec ce qu’il comporte de charlatanisme et de ridicule pour des Français qui ont fait tomber Charcot de son piédestal dès 1893, imprégnera longtemps et défavorablement l’image qu’ils se font de la psychanalyse.

Deux autres articles de Morichau-Beauchant suivront, mais ce premier adepte se ralliera bientôt, avec Alphonse Maeder, au clan de Jung. Celui-ci s’éloigne de Freud vers la fin de 1913 pour s’en séparer définitivement en juillet 1914.

Le champ reste libre pour des critiques et des attaques qui se multiplient, surtout dirigées contre le « pansexualisme », comme on va si longtemps le répéter, des théories psychanalytiques. « Sans doute, – écrit P.-L. Ladame dans L’Encéphale, une revue neurologique très prisée -, la réputation de Freud lui amène surtout des malades de ce genre. Ceux qui vont le consulter savent d’avance quelle sorte de questions le professeur va leur poser […]. A force de déformer les observations, on en arrive à ne voir dans l’innocent bébé qu’un monstre moral, « polymorphe pervers » suivant les termes de Freud […]. On se trompe grossièrement si l’on croit prévenir et guérir les névroses par la pratique purement animale de l’accouplement. Les fonctions sexuelles de l’Homme n’ont leur complète satisfaction que par la fondation de la famille. »