La présence de Shakespeare dans le filigrane du texte freudien reste énigmatique. Les citations affleurent tout au long de l’œuvre comme un courant souterrain dont Henriette Michaux souligne les résurgences dans un travail inspiré et d’une qualité d’écriture inhabituelle.
La familiarité de Freud avec Shakespeare n’est pas seulement celles des « humanités » habituelle aux lettrés de l’époque. Elle est aussi affaire de famille et de langue après l’émigration en Angleterre du demi-frère aîné de Freud, dont le fils, John, pratiquement du même âge que son oncle Sigismund était son compagnon de jeu y compris théâtraux.
Freud, très jeune, écrivait à son cousin, dans un anglais impeccable, des lettres au style protocolaire. Au-delà de cette précoce familiarité avec la langue, Shakespeare a frayé chez Freud la voie de la découverte du complexe d’Œdipe. Si dans Hamlet l’inceste n’apparaît que sous forme métaphorique, le thème du meurtre du père et de sa réapparition vengeresse y est central. Or c’est le poids poétique de la langue Shakespearienne, nous dit Henriette Michaux, l’épaisseur d’ombre et de mystère qui court entre les mots, qui confère au texte ses résonances inconscientes.
Le revenant est révélateur d’un inconnu trouvé aussi au détour de la langue et de ses achoppements ; et les exemples de lapsus ou de mots d’esprit involontaires sont nombreux chez les personnages de Shakespeare, qui trahissent des histoires familiales embrouillées, comme celle de Freud lui-même, et dans lesquelles les désirs incestueux peuvent trouver à louvoyer à leur aise.
Le revenant cependant n’est pas, pour le spectateur, du domaine de l’inquiétant car il sait d’avance qu’il n’est « vrai » que le temps de la pièce. Ce sont plutôt les ombres du passé qui se trouvent par lui convoquées, ceux qu’Henriette Michaud appelle les revenants de la mémoire. Nos enfants dit Freud « sont notre seule source d’immortalité, tous des revenants ». Cette formule qui fleure bon les paradoxes de la pensée des origines ouvre aussi à la compulsion de répétition dont une première trace apparaît à travers « Le motif du choix des coffrets », texte qui a été inspiré à Freud par Le marchand de Venise et Le roi Lear. Trois femmes ; de quel secret la troisième est-elle dépositaire ? Cette question renvoie Freud à la démonstration « ad occulos » administrée par sa mère, frottant ses paumes pour en faire surgir cette « terre-dont-on-est-fait ». Tu dois une mort à la nature, tel serait le secret que la compulsion de répétition ; faisant se rejoindre l’origine et la fin, elle se rappelle à travers ceux qui échouent à cause du succès à l’exemple de Lady Macbeth ou bien de Freud pris, sur l’Acropole, d’un trouble chargé de toute l’ambivalence de la relation au père mort.
Henriette Michaud interroge le statut de ces citations en langue originale qui affleurent par endroits, « brillant d’un éclat particulier… effet d’étrangeté ». Dans Le malaise, pour rendre palpable la détresse du nourrisson en désaide, Freud en appelle à Shakespeare : « Oh inch of nature ». Le curieux de l’affaire est que Freud persuadé de la justesse de la citation, se montre incapable de la retrouver pas plus que Jones mis à contribution pour la circonstance. C’est que cette citation, si elle plus tard été attribuée à Shakespeare pour sa tournure poétique assez typique, provient d’une pièce, Périclès, dont ne nous est parvenue qu’une version réécrite. La question de la vérité des sources devient alors vacillante ; qu’est-ce qu’un auteur, quelle est sa part originale semble se demander Freud.
Question sans doute angoissante, puisqu’il cherche à la résoudre d’une étrange façon, en se persuadant et en tentant de démontrer que Shakespeare n’était pas lui-même mais un autre. Ce mouvement Freud le reproduira quoique avec plus de crédibilité dans le Moïse. Ces interprétations qui touchent à la filiation et à l’origine rejoignent celle fameuse du vautour dans la Sainte Anne de Léonard de Vinci. Mais cette fois ce sont les regards amoureux échangés entre le poupon et sa mère que la construction intellectuelle semble vouloir mettre à distance. Décidément, au moment où affleure la question des origines, la pensée semble se dérober.