[restrict]RENCONTRES DE LA SPP — Paris, 1er et 2 juillet 2023
Vassilis Kapsambelis
Le passionnant récit clinique de Magali que nous propose Hélène Casanova sous le titre d’Attila, le fléau de Dieu éclaire un aspect de notre pratique psychanalytique d’aujourd’hui qui tend à devenir relativement fréquent. Nous rencontrons certes toujours des patients qui s’adressent à nous car, à un moment de leur existence, ils ont jugé utile, à côté de ce que la vie comporte de mouvement et action, d’avoir recours à un espace de pause et de réflexion, espace de rencontre et de travail avec et sur soi-même, qui prendra la forme d’une psychanalyse.
Mais à côté de cette demande, qui existe toujours, peut-être moins fréquente qu’autrefois, il y a ceux et celles qui s’adressent à nous dans une relative urgence, dans un état qu’ils qualifient eux-mêmes de crise ou qui se laisse vivre comme tel par leur interlocuteur ; comme Hélène Casanova le dit à propos de sa patiente, « l’analyse arrive à un moment de crise dans sa vie ». Débordés par une avalanche d’émotions qu’ils ne parviennent pas à traiter, entravés dans leurs capacités de pensée par l’intensité de l’angoisse, et face à la terreur de l’effondrement de leur monde qu’ils ont pu fantasmer changer, mais sans avoir aucune idée de ce que cela coûte que de passer « de la parole aux actes », il recourent à un psychanalyste dans un contexte culturel ou les autres recours se font rares : la confession (pour ceux pour lesquels elle existe encore) ne propose que la morale, la médecine des médicaments, et les amis l’injonction : « suis ton désir ! », d’autant plus inopérant que le sujet ne sait plus, justement, ce qu’est « son désir ».
Nous sommes dans le traumatique, qu’Évelyne Kestemberg (1977, p. 16) définissait comme « tout événement ou toute répétition d’évènements, externe ou interne, d’une intensité et d’un impact tels que se trouve mis en branle un mouvement pulsionnel dont la puissance déborde les possibilités de défense et de contrôle du Moi, le mobilise tout entier en une parade contre cette “attaque pulsionnelle” et par là même l’immobilise en cette activité de sauvegarde, obérant ainsi son fonctionnement global ». De même, elle envisageait la crise comme un accroissement de la poussée pulsionnelle conduisant à une fusion de deux courants, libido objectale et libido narcissique qui, en temps ordinaire, peuvent se développer plus ou moins en parallèle et dans une relative autonomie l’un par rapport à l’autre (1962/1999, p. 22). Définition économique qui pourrait se compléter d’une autre, de nature dynamique, dans la mesure où la crise plonge le moi dans un processus de déliaison, en partie subie, en partie « voulue » car nécessitant l’établissement de nouvelles liaisons. Or, le processus liaison-déliaison-reliaison comporte inévitablement ce passage délicat où la déliaison peut déclencher des mouvements de destructivité qui à la fois pervertissent sa finalité (la reliaison) et risquent de l’interrompre. « Attila, le fléau de Dieu », est avant tout ce débordement pulsionnel, cheval plein de vitalité qui court à toute allure et que Magali, la patiente d’Hélène, chevauche sans être en mesure ni de le guider, ni de le maîtriser.
Nous sommes donc dans le traumatique..., mais pas pour autant – pas encore – dans le traumatisme, pour reprendre une distinction introduite par Thierry Bokanowski (2005). Car à la différence du traumatique, moment de bouleversement économique, le traumatisme implique déjà deux inscriptions psychiques distantes dans le temps, un « avant » auquel peut faire appel et se rattacher le présent ; un après-coup donc, dont le patient peut être conscient ou pas, mais qui prend sens dans les oreilles du psychanalyste qui l’écoute. Or, face à ces situations qui ne sont pas celles auxquelles le psychanalyste a été le mieux préparé par sa formation, parler d’actualisation relève d’un espoir, voir d’un vœu pieux ; car bien souvent, dans les situations de crise, nous nous trouvons plutôt aux prises avec l’ « actuel » – un actuel au sens de ces « névroses actuelles » que Freud n’a jamais abandonnées comme concept. Hélène Casanova en aura intuition, puisqu’elle nous dit que « la quantité d’excitation a pu à un moment m’amener à craindre pour elle une désorganisation sur un versant somatique » ; nous savons effectivement, grâce aux recherches des psychosomaticiens, que la névrose actuelle est une porte d’entrée pour la somatisation.
Hélène Casanova nous montre avec subtilité toutes nos difficultés et nos tâtonnements lorsqu’il s’agit de passer de l’actuel de la crise à l’actualisation de traces traumatiques passées. Elle nous décrit toute une clinique de ce processus, car évidemment, le patient n’est pas là pour nous faciliter la tâche, et sa parole est pleine d’embûches et de vraies-fausses pistes. Magali va dire, par exemple : « J’ai été mal aimée par ma mère ; pour le décès de mon père, elle ne m’a pas prise dans ses bras, elle m’a repoussée », mais pour qu’on ne s’engouffre pas trop vite dans la piste du manque d’amour maternel, elle n’omettra pas de souligner, ni qu’en mariage elle a manifestement réussi là où sa mère avait échoué, ni que, elle, elle a su tirer de son père les moments de tendresse dont la mère était privée. Ou encore, elle va se plaindre du regard de béatitude que sa mère portait sur son frère, un garçon « sans malice et bonhomme », ce qui contrasterait avec le regard froid qu’elle lui réservait à elle, tout en décrivant comment elle s’est employée à être le strict opposé du frère : intrépide, dynamique, militante de l’anti-passivité, dans une sexualité et une agitation permanentes, « le diable au corps » en quelque sorte, depuis à l’adolescence et jusqu’à ses 55 ans, au moment où elle consulte. Magali pense qu’elle aurait voulu que sa mère soit tendre et gentille avec elle, mais pour ce qui la concerne, elle préférait manifestement être perçu comme « méchante », car « être gentil, c’est subir ». Et si elle adorait lire des romans à l’eau de rose et regarder des films d’amour, en revanche, dans sa vie amoureuse très riche, elle se vit plutôt comme une « mante religieuse », comme « une bouche avide qui bouffe les hommes ».
Ce genre de contradictions sont caractéristiques de l’état de crise. La crise fait éclater les compromis plus ou moins fragiles et mal équilibrés, mais qui tenaient malgré tout l’existence du sujet, et même parfois les compromis les mieux négociés et élaborés. Bouleversant, on l’a vu, les investissements aussi bien objectaux que narcissiques, la crise pose simultanément la question de « qu’est-ce je veux ? » et celle de « qui suis-je ? », et c’est en cela que notre travail de psychanalystes est particulièrement compliqué dans ces conditions. Alors, l’analyste tente des coups de sonde dans ce discours rempli d’émergences à la fois significatives et inutilisables, discours parfois abondant, voire véhément, qui noie les îlots de significativité dans l’instant même qui suit leur apparition. Par exemple, Magali parle de la façon qu’avait sa mère de regarder ce frère sans malice et bonhomme. « À croquer ? », tente Hélène. Bien sûr qu’il était à croquer, si l’on en juge par la façon dont Magali a croqué les hommes quarante ans durant, depuis son adolescence. Mais ses associations sont déjà parties ailleurs, et le coup de sonde devient un coup d’épée dans l’eau.
Parfois, un tel coup de sonde finit par trouver un courant associatif un peu plus porteur. À vrai dire, et à strictement parler, nous ne savons pas si tel courant était plus porteur que tel autre, ou si l’économie de l’ambiance générale des séances ayant été modifiée, un courant significatif quelconque devient davantage apte à être poursuivi. J’y reviendrai. Toujours est-il que, suite à une séance, Magali « se surprend à penser tendrement à sa mère », et dans la séance suivante, apparaît la caricature d’identification masculine qui domine son existence psychique. Enfin, une première convergence du « qu’est-ce que je veux » et du « qui suis-je » semble en mesure d’être formulée. Elle dit : « Attila », Hélène rectifie (ou complète) : « Un homme », car Attila, en tant que « fléau », pourrait être de genre indéterminé ; mais grâce à cette rectification discrète, Magali peut passer de l’homme à l’enfant : « Enfant, je me sentais comme un garçon », dit-elle. Et pour qu’on ne croie pas qu’on a affaire à un énième propos sur l’identité de genre, elle ajoute : « Ma mère aurait peut-être voulu un garçon ». Le fond œdipien commence à émerger et à donner sens à l’agitation de la crise. Nous tenons enfin un bout de fil solide pour que l’actualisation apparaisse et englobe l’actuel.
Revenons maintenant sur ce qui a permis cet atterrissage et à l’hypothèse d’une modification d’ensemble de l’économie des séances. Un indice de la plus grande importance nous est signalé immédiatement après l’apparition de cette identification masculine dévastatrice et présentée comme une vengeance pour le compte de la mère. Cet indice apparait sous la forme d’un rêve, le premier qui nous est raconté. Mais il n’est pas de Magali ! C’est Hélène Casanova qui le fait, et il est remarquable du travail contre-transférentiel de mise en forme, opéré par l’analyste, de ce qui se déroule en séance. Ce rêve, qui n’est pas sans évoquer les dernières scènes du film « Jeune et jolie » de François Ozon (2013), ne nous parle pas – si Hélène me permet ce petit désaccord – de « la recherche de proximité en réaction à l’abandon maternel ». Du reste, je trouve que nous abusons peut-être un peu trop des hypothèses d’abandon et d’abandon précoce dans nos conceptions psychanalytiques contemporaines, comme si on avait oublié que la façon névrotique la plus commune de parler de notre enfance oscille généralement entre l’idéalisation et l’auto-apitoiement, ce dernier étant plus fréquent que la première sur nos divans.
Ce rêve nous parle de quelque chose de bien plus important : de l’ouverture d’une voie vers la restauration d’une pratique de l’homosexualité primaire. C’est d’elle, et de sa défaillance, qu’il est question. Depuis le début, Magali parle d’être « mal-aimée » (que nous traduisons à tort en : « pas aimée ») de la part d’une mère vécue comme « sèche », « froide », « incapable de tendresse ». A-t-elle fait de sa fille le bras armé d’un ressentiment tenance à l’égard des hommes ? Nous ne le saurons jamais et, du reste, nous ne faisons pas l’analyse de la mère. Mais pour ce qu’il en est de la construction de Magali, effectivement les courants tendre et sensuel semblent ne s’être jamais rencontrés dans la relation mère-fille, et il a fallu la rencontre avec une analyste, et avec un rêve de cette analyste, pour qu’une telle opération puisse avoir lieu. On notera ici, en complément, que l’homosexualité primaire signale « une modalité du fonctionnement mental alternative par rapport à l'identification primaire » (Denis, 1982, p. 37) ; or, les voies identificatoires à cette mère étaient fortement contre-investies chez Magali, ce qui mettait encore plus en évidence les défaillances de l’homosexualité primaire. Mais face à une analyste femme, qui accepte sans sentiment de dévalorisation une position de passivité, et qui n'est pas pour autant « béatement gentille », Magali peut enfin vivre une expérience qu’elle aurait pensée impossible, car composée d’éléments à ses yeux inconciliables.
Le temps passe, la suite de cette histoire analytique deviendra plus ordinaire, l’ambivalence sera progressivement plus harmonieuse., les choses « se complexifient », donc leur impact économique s’atténue, et les conditions de travail deviennent plus élaborative. L’histoire de Magali avec son amant se termine – elles se terminent toujours, surtout lorsqu’elles apparaissent comme des incarnations d’une période de crise – et Magali doit trouver un moyen de « vibrer pour autre chose que le sexe ». Va-t-elle devenir comme sa mère, une femme seule et aigrie ? L’identification longtemps refusée va-t-elle la rattraper au moment même où elle découvre, avec son analyste, les bénéfices de cette objectalité primaire et homosexuelle ? Je crois qu’il ne faut jamais sous-estimer les ressources de l’Éros, une fois les processus de liaison remis en route par l’intermédiaire du transfert. Magali apprend à connaître sa mère, « une mère et une fille prises dans une circulation pulsionnelle », écrit Hélène, et ajoute : « l’absence d’un corps à corps primitif porteur de mouvements pulsionnels l’avait laissée sans connaissance de ce qu’elle est pour l’autre, dans une souffrance narcissique mélancolique ». On ne saurait mieux dire.
L’atmosphère devient donc plus œdipienne, même si elle ne peut qu’être accompagnée d’une part dépressive, celle des regrets, du temps perdu, du « tellement tard ». La relation amoureuse qui vient de se terminer trouve sa place dans ce réseau associatif à nouveau fonctionnel, le père se relie à son amant perdu, et la mère regagne un rôle de rivale féminine : une femme décrite comme une merveille, mais qui s’est vite « dégradée », « son miroir pourrait lui dire que sa fille est plus belle ». Mais Magali peut aussi assumer la continuité avec la mère dans la capacité à séduire les hommes, « je reprenais le flambeau », dit-elle, et même si, dans sa perception, elle ne peut penser sa mère que comme jalouse et envieuse de cette évolution, l’utilisation de la métaphore du flambeau la relie désormais à elle. Magali pleure en disant : « Ça doit être dur d’être vieille et de ne pas se sentit aimée, désirée, attendue... Mais, je suis comme elle ». Saura-t-elle, maintenant qu’elle a retrouvé sa mère (bien que non sans difficultés), ne pas vieillir comme elle, donc élaborer cette culpabilité qui la fait imaginer, de façon autopunitive, qu’elle va nécessairement partager son sort dans la dernière partie de sa vie ? L’analyse n’est pas terminée, et l’histoire n’est pas écrite d’avance.
Références
Bokanowski T. (2005). Variations sur le concept de « traumatisme » : traumatisme, traumatique, trauma. Rev Fr Psychanal 69 (3) : 891-905.
Denis P. (1982). Homosexualité primaire, base de contradiction. Rev fr Psycahanal 46 (1) : 35-42.
Kestemberg E (1962/1999) L’identité et l’identification chez les adolescents. Problèmes théoriques et techniques. La psychiatrie de l’enfant 5 (2) : 441-522. Réédité in : E. Kestemberg, L’adolescence à vif, pp. 7-96. Paris, Puf, 1999.
Kestemberg E (1977) Le devenir de la prématurité. Paris, Presses Universitaires de France.
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