[restrict]RENCONTRES DE LA SPP — Paris, 1er et 2 juillet 2023
Laurent Danon-Boileau
Introduction
“Le passé, écrit LP Hartley en incipit de The Go Between, est une terre étrangère. Là-bas les gens font les choses autrement “
L’analyse est une terre d’asile qui permet de rendre ce passé moins étrange, plus familier en le découvrant autrement, par voie d’actualisation.
L’intérêt particulier des psychanalystes pour l’actualisation s’inscrit dans une perspective de réhabilitation de l’agir et de sa dimension signifiante. C’est sans doute une réaction lointaine à l’intellectualisme de Lacan. A la SPP il y a d’abord eu une première réaction à la centration lacanienne sur le langage incarnée par Green et David. Elle a permis de réhabiliter la signifiance de l’affect. Puis, il y a eu celle de Donnet qui a contribué à réhabiliter cette fois la signifiance de l’agir. Pour Donnet il y a des agirs en séance qui, à l’instar du rêve, constituent une véritable ‘voie royale’ pour le devenir conscient de l’inconscient. Ils font effet d’après coup.
R. Diatkine pour sa part disait que tout ce que fait un patient en séance s’interprète comme une façon de faire face à l’excitation causée par le fait d’être seul avec un autre dans une pièce fermée. Il s’agit de travailler cette excitation et avec cette excitation.
Par effet de transfert, cette excitation se pulsionnalise. Elle peut alors mettre en acte le retour des relations objectales du patient et son histoire. C’est ce que désigne le terme de ‘répétition’ dans le titre de l’article de Freud de (1914) Remémoration, répétition et perlaboration.
Toutefois, contrairement à ce que ce terme de répétition pourrait laisser croire, la répétition du passé n’est pas un donné directement exploitable. Le patient mobilise aussi des défenses contre un retour trop transparent. Ce sont les aventures de cette répétition, de ses transparences et de ses obscurités que désigne le terme d’actualisation. Dans les bons cas, côté patient, il y a répétition décalée du passé dans le hic et nunc, dans l’actuel de la séance en raison d’un transfert inscrit dans le cadre et le rituel assorti de l’exigence de tout dire. A cela il faut évidemment ajouter ce qu’une telle situation fait vivre à l’analyste et qui ressortit également à l’actualisation.
Bien entendu, même une fois construit, comme tout processus psychique, comme le transfert ou le refoulement, l’actualisation peut servir les défenses, favoriser les résistances et la répétition à l’identique.
Dans le temps qui m’est imparti, je me limiterai à 4 points relatifs au thème
Premier point : L’actualisation est-elle seulement faite d’agirs ? La réponse est non.
On pourrait penser que l’actualisation est finalement la somme de tous les agirs du patient en séance pourvu qu’ils fassent lien exploitable avec son histoire. Mais il n’y a pas que l’agir qui manifeste le retour du passé dans le présent. Il y a aussi l’affect. Un patient qui pleure en séance peut agir un souvenir d’enfance douloureux. La vieille théorie de l’abréaction n’est pas loin.
De manière générale, pour qu’il y ait actualisation et non simplement nouveau trauma, il faut que la psyché puisse faire subir à la pulsion deux mouvements contradictoires : un mouvement de décharge et un mouvement de retenue. La décharge présentifie, actualise, donne sa chair au passé dans le hic et nunc, et la retenue permet la représentation et la signifiance. C’est vrai pour l’agir (c’est ce qui fait la différence entre agir ‘bête’ et agir voie royale de l’inconscient) mais c’est vrai aussi finalement pour la parole, qui peut être discours vivant ou ratiocination opératoire désaffectée.
Dans toute séance on est fondé à voir deux polarités, celle de l’agir d’un côté, celle de l’associativité de l’autre. Mais aucune n’exclue l’actualisation. L’affect présent dans le dire de l’idée incidente ou du récit de rêve, est marque d’actualisation, d’incarnation. Le discours vivant est porteur d’actualisation.
Second point : y a-t-il des événements en séance qui échappent à toute actualisation ? La réponse est oui, mais.
Est-ce qu’il peut y avoir dans la séance des événements qui ne relèvent ni de l’actualisation inhérente aux agirs ni de l’actualisation qui inhérente à l’affect de la parole associative ?
Oui : c’est même souvent le cas, dès qu’on verse, en séance, dans le registre de l’excès, celui du trop ou du trop peu.
L’excès du trop, se marque par l’émergence d’effractions brutales dans le hic et nunc. En apparence au moins, elles cassent le lien avec le passé du sujet. Les agirs de parole succèdent aux passages à l’acte, aux attaques du cadre, et aux manifestations somatiques.
Mais. Mais, souvent, malgré tout, dans ses manifestations là quelque chose cherche à faire retour, des restes inélaborés, laissés sur le bas-côté de l’histoire faute de réponse adéquate de l’objet.
A côté de cela, il y a aussi la clinique du trop peu. Un clivage maintient la violence à distance, et dans la séance on assiste à la persistance indéfinie et tiède d’une répétition à l’identique. Le récit est factuel, la parole volontiers opératoire. Parfois de brusques émergences d’émotion alternent avec des moments de calme plat.
Troisième point : quelles conditions pour la mise en place de l’actualisation ?
Les événements de la séance ne s’inscrivent donc pas nécessairement dans une ligne d’actualisation qui peut faire directement l’objet d’un travail. L’enjeu de la cure est évidemment de permettre que cela advienne. Certes, quand une personne vient nous trouver c’est qu’elle est inconsciemment en quête d’actualisation, d’après coup pour ses traumas. Et pourtant, voir advenir une actualisation bien construite en séance demeure une aubaine.
La condition sine qua non de cette aubaine réside dans l’établissement d’une conflictualité. La conflictualité exige deux ordres de choses. D’abord une double condition de forme. Elle exige un certain parallélisme entre le trauma historique et ce qui se revit dans l’actualité de la séance. Mais elle exige aussi un écart entre les deux qui permette de faire levier. A cela s’ajoute une condition économique, celle du ni trop ni trop peu.
Quand un événement advient en séance, la question se pose constamment de savoir s’il s’agit du point de départ d’une actualisation possible ou si sa violence économique est si forte et sa part représentative si faible qu’il ne vaut que comme évacuation, éconduction par l’agir, défensivement en rupture avec l’histoire passée.
Ici il y a paradoxe :
Certes en venant en analyse le patient fait le pari inconscient que son histoire est actualisable, certes tout dans la séance a vocation à faire symptôme. Mais la question du degré de signifiance de tout agir demeure. D’où constamment la question : chez ce patient, dans le moment que nous vivons, est ce que ce qui se passe peut faire lien écho ou rejeu du passé, et constituer une actualisation, ou est-ce que la violence encapsulée dans le hic et nunc fait absolument obstacle ? Bien souvent c’est l’un et l’autre. Et l’art de l’analyste est de faire que l’un puisse aller après l’autre.
Quatrième point : quand on est dans le trop ou le trop peu apparent, quand on est dans le traumatique, qu’en est-il du côté de l’analyste ?
Quand le patient est dans le trop ou le trop peu actuel, le plus souvent, l’analyste ne parvient pas à comprendre ce qui se passe en lui. La sollicitation de son inconscient lui fait perdre tout surplomb. Toutefois, à mon sens, il n’y a pas perte de l’actualisation, il y a seulement délégation de l’actualisation. Elle doit passer d’abord par lui. Le patient ne peut pas la vivre en direct. C’est ce que décrit la notion kleinienne d’identification projective.
Quelles en sont les manifestations ? Pour l’analyste, des phénomènes souvent désagréables. Un sentiment d’intrusion, rapidement doublé d’une culpabilité professionnelle surtout quand cela conduit à des actes manqués. Un sentiment d’inadéquation aussi : je me laisse dépasser par les événements, je me laisse embarquer… qu’est ce qui me prend ? Ce mouvement, je le qualifierais d’émotionnel. A dessein, je ne parle pas d’affect car pour moi l’affect exige la présence d’un corrélat de représentation qui peut ici faire défaut. L’analyste est en désarroi. C’est le temps de la ‘contre attitude’.
Ensuite, si par auto-analyse de cet état interne de contre-attitude, l’analyste parvient à faire le lien entre ce que le patient lui fait vivre dans l’instant et son histoire personnelle à lui (mettant en jeu son père sa mère son petit frère, sa grande sœur, son conjoint, ses enfants) il y a en général un effet d’apaisement de détente, et du coup passage de la contre attitude à l’organisation véritable d’un ‘contre transfert’ (ici je reprends certaines propositions d’Evelyne Kestemberg). Bien entendu, cela n’empêche qu’un pan essentiel de ce contre-transfert demeure inconscient.
Parfois, le mouvement émotionnel de départ se déploie et s’élabore par le recours à un rêve fait par l’analyste. Il en résulte une mise en lien de l’histoire de l’analyste et de ce que le patient lui fait éprouver (en trop ou en trop peu) par sa manière d’être et d’agir.
Dans les exposés cliniques d’aujourd’hui et de demain nous aurons le récit de deux situations de cet ordre : un moment d’exaspération et d’inquiétude dans l’exposé de ML Léandri, un moment de rêve de l’analyste à propos de sa patiente dans celui d’Hélène Casanova. Il y a à chaque fois, dans un premier temps une sorte d’actualisation par délégation, induite par le patient chez l’analyste. L’analyste ne sait pas ce qui lui arrive. Le patient, projette quelque chose en lui, lui assigne un rôle. Ce rôle s’empare de lui, de sa psyché et le force à s’identifier à son insu à l’un des objets de son histoire. L’analyste est possédé par cet objet absent, par ce fantôme. Et souvent il le ressent comme un manquement professionnel. Puis il y a perlaboration. Mais c’est un temps second. La répétition de l’histoire du patient se fait d’abord en l’analyste par mise en vibration, chez lui de quelque chose qui fait d’ailleurs souvent écho à un élément de son histoire personnelle.
Une fois que l’analyste a pu sortir de ce moment de tension dépersonnalisante, il peut alors se figurer ce que l’excès en séance vient rejouer dans l’histoire du patient, et comment ce dernier s’en sert pour signifier son trauma passé et aussi pour interdire de le penser.
Comment les agirs organisent l’actualisation, et comment les interprétations peuvent en favoriser l’advenue, tel est je crois l’un des objets essentiels de ces rencontres.
[/restrict]