[restrict]Le père, dans la pensée freudienne, est faible, pervers, ou tyran abusif. Pensons aux séducteurs lamentables des lettres à Fliess, à la crise d’autorité dénoncée dans Malaise dans la culture, enfin au despote incestueux et violeur de Totem et tabou.
Ceci n’empêche pas Freud de valoriser « un précipité dans le moi, lequel consiste en l’instauration de ces deux identifications susceptibles d’être accordées l’une à l’autre de quelque façon » (Le Moi et le Ça), alchimie où le moi fusionne père et mère dans une bisexualité psychique bien intégrée, seule solution vraiment satisfaisante pense-t-il.
Lorsque nous posons la question de savoir si le père des adolescents d’aujourd’hui est encore œdipien, nous nous demandons si nous, psychanalystes, pensons encore en ces termes tendus entre la clinique où le principe paternel semble en échec et la structure qui réclame une issue plus exigeante. Et, tout autant, si le système lacanien imaginaire/symbolique/réel fournit encore l’élégant contournement de cette tension qu’il a pu constituer un temps. On entend en effet : est-il encore œdipien, le père réel contemporain ?
Dans mon livre de 2011, L’actuel malaise dans la culture, je croyais que la remise en cause du personnage paternel traditionnel introduisait à une transition vers une fonction paternelle moins névrotique et plus démocratique. Dans celui de 2021, Le Surmoi perverti. Bisexualité psychique et états limites, j’en viens à faire l’hypothèse d’une déformation de l’Œdipe dans les états limites. Aujourd’hui en 2023 il me semble que cette distorsion est le propre de tout complexe d’œdipe.
Ceci nous ramène à cette folie de l’hystérie qui pousse Freud à lui opposer le père qui s’auto-interdit et interdit l’inceste, pour endiguer la perversion dont l’hystérie est le négatif.
Mon illustration clinique est un cas que j’ai souvent présenté. En le reprenant pour notre débat, je me suis rendu compte que j’y avais négligé une efficience œdipienne du père dans son insuffisance même.
Au cours de la psychothérapie psychanalytique d’Alexandre, 16 ans, survient un trouble où l’angoisse de castration, indistincte d’une angoisse de néantisation, a pu être analysée comme une réplique d’un lien infantile sexuel et en même temps symbiotique avec la mère qui n’était jusqu’alors perceptible qu’indirectement dans une sensation de vide, des dérobades face aux relations amoureuses et un recours au cannabis.
Dans un premier temps cet adolescent cherche à donner une forme plus unifiée à des représentations trop parcellaires du principe paternel, à l’instar de ces noyaux pas encore unifiés du moi selon Winnicott, qui cherchent à se coordonner dans la toute petite enfance, pour aboutir au Ich freudien qui se subjective dans la solution œdipienne. L’identification primaire est incertaine, la problématique archaïque prévalente. Chaque fois qu’Alexandre fait sien un sentiment d’identité positif, il régresse vers un morcellement sous-jacent à l’image spéculaire – ce qu’il stabilise dans une fluidité libidinale où affleure néanmoins une sensation de vide plus inquiétante.
Première séance : – Alexandre : « C’est difficile, à deux, avec ma mère, dans le petit appartement. J’aimerais voir mon père plus souvent [Les parents sont divorcés]. J’imagine que je vais rendre visite à Paul, cet homme qui vivait avec ma mère, ils sont séparés malheureusement ; je le ferai plus tard, lorsque j’aurai vingt ans, une surprise lorsqu’il me verra. J’ai été convoqué par le directeur du lycée, il m’a parlé en me respectant et en étant ferme.
- Comme moi dans nos échanges. Que s’est-il passé au lycée ?
- Je fais cela souvent, je cherche du regard avec intensité les profs, les femmes surtout, leur regard à elles, elles considèrent alors que je suis insolent.
- Vous supportez mal d’être trop proche de votre mère dans le petit appartement et là, au contraire, vous vous rapprochez d’une femme, la prof, avec un regard si pénétrant que ça l’a fait réagir. [Silence]. A quoi pensez-vous ?
- Un élève faisait circuler en classe une image de fellation, le prof la confisque et un autre élève, gonflé, lui répond “vous connaissez ?“.
- Vous le trouvez courageux de se confronter au prof.
- D’habitude j’ai du mal à lire un livre jusqu’au bout et à travailler régulièrement. Je change sans arrêt, comme un caméléon. Mon père aussi il flotte, trouble à l’intérieur. Dans le travail scolaire, tout à coup, excité, je pense à autre chose. Vous connaissez le film Les enfants du Paradis, je me suis retrouvé dans les deux personnages pourtant complètement opposés, le gros dragueur cynique assassin et le poète romantique timide amoureux. J’aimerais tellement avoir quelques années de plus.
- Et aller voir Paul. A vingt-ans, vivrez-vous encore avec votre mère ?
- Si j’habitais chez l’homme le plus riche de France…
- Un richard ?
- (Rires) Avez-vous lu tous les livres de votre bibliothèque ? Au cours de théâtre, je progresse, j’interprète bien les textes. »
Un peu plus tard il me parle d’une fille qui lui plait vraiment et de son désir de s’engager dans le théâtre et le cinéma, souvent il ne va pas en cours pour voir des films. Il m’explique que son père a une addiction, l’alcool, et que lui, Alexandre, a tendance à trop consommer de cannabis. Nous revenons sur ce trouble intérieur qu’ils ont en commun, sur sa souffrance à sentir son père soit trop distant, soit trop faible mais aussi sur le plaisir qu’il a à déjeuner de temps en temps avec lui, malgré leur difficulté à se parler, et les silences gênés qui s’ensuivent. Me reparlant de cette fille qui lui plait, il me raconte comment, très amoureux, il a réussi par un discours exalté à obtenir son consentement pour faire l’amour, mais ils n’ont pas été au-delà des préliminaires, elle a eu du plaisir, pas lui. Ils ont repris rendez-vous. Il l’annule au prétexte qu’il doit jouer une pièce de théâtre devant ses parents pour l’occasion réunis, son père avait l’air content « on pouvait lire sur son visage quelque chose comme “c’est bien mon fils“ ». Mais il n’évoque plus son désir pour cette jeune fille. La séance suivante il arrivera très en retard. Il évite de me regarder en face, il rougit, détourne la tête. « Je ne sais vraiment pas quoi dire aujourd’hui » et conclue « on dit souvent qu’il n’y a de silence supportable qu’entre de vrais amis », il rougit à nouveau, de plus en plus confus dans un transfert manifestement homosexuel, mais aussi dans un malaise à être avec l’autre.
Quelques mois plus tard advient un épisode délirant qui montre que cette confusion traduisait en effet un sentiment de vide où il ne sait ni qui il est ni ce qu’il désire.
Il consulte un addictologue pour savoir si l’on peut trouver dans son sang des traces de sa consommation de cannabis. Il exprime sa crainte que sa mère puisse voir qu’il est puceau.
Je ne vais pas coucher avec ma mère, s’exclame-t-il, plus sur le mode d’un refus d’une situation duelle infantilisante que sur celui d’une horreur face à un souhait réel. « Je me vois dans vingt ans le type resté vivre avec sa grosse mère. » Il balbutie, rougit, baisse les yeux, je l’interroge du regard.
« Ma mère n’est pas grosse, pourquoi ai-je dit cela ?
– Grosse quoi ? »
Silence. Gêne à avoir trahi un mouvement à la fois fasciné par sa mère et agressif envers elle.
T’as éjac mec, lui glisse à l’oreille une fille séduisante assise sur ses genoux dans le métro, qui éclate de rire et prend ses copines présentes comme témoin de l’excitation non maîtrisée, puérile, du garçon. Il plonge, foudroyé, dans une honte profonde, regarde son pantalon pour vérifier si c’est vrai, un doute subsiste, il pense qu’il n’a pas éjaculé. Un peu plus tard en classe il cache son corps sous de gros pulls, il « sue comme un porc », panique, il faudra le retirer du lycée. Il vérifie son pantalon en permanence. La nuit il est convaincu qu’on le voit au travers des rideaux tirés, le jour dans la rue que tout le monde l’observe.
Je m’attache à reconstituer patiemment, détail après détail, un fil sexuel qui affleurait dans les mots d’Alexandre.
« Je transpire comme un gros porc, j’ai toujours l’impression d’être mouillé.
- Vous « mouillez ».
- Quoi, comme une fille ? »
Il rapporte alors l’épisode où une fille séduisante assise sur ses genoux lui glisse à l’oreille « T’as éjac mec » et éclate de rire. Il ajoute que l’on dit au lycée de cette fille qu’elle aurait été violée par son père et qu’elle allume tous les garçons. Je lui dis « vous vous êtes senti violé dans votre intimité quand elle s’est moquée de vous [j’interviens sur une bisexualité psychique hystérisée où ce jeune patient s’identifie à une fille violée par son père] – ça me fait penser à ma mère qui me faisait “les gros yeux“ lorsque j’étais petit, elle approchait son visage du mien, j’avais l’impression d’être complètement envahi, de mourir [il imite la mimique de sa mère et tend son visage vers le mien] – Avec cette fille dans le métro vous vous êtes retrouvé comme un petit devant sa maman plus forte que lui… ».
Alexandre va mieux, ne délire plus. L’interprétation juste de la réalité historique contrecarre la prolifération imaginaire délirante parce qu’elle restitue une vérité plus simple, l’angoisse de castration et l’appréhension à avancer dans l’initiation amoureuse adolescente. On a toujours intérêt à intervenir à partir du terrain solide de la bisexualité psychique corrélative de l’angoisse de castration, même si on a affaire, comme c’est le cas ici, à la sauvagerie de la problématique incestueuse archaïque : l’excitation pour la « grosse mère » entraîne une résurgence de la relation spéculaire infantile. L’image du visage de la mère s’imprime sur celui de son rejeton. Il rejoue mimétiquement cela avec moi, manifestant une volonté d’être acteur autonome. L’approche du visage de sa mère vers le sien résume les incestes oral, narcissique et génital : Je = Elle, parce qu’Elle veut mon Je. Cette incestualité primaire perturbe l’organisation œdipienne classique.
Alexandre évoque un ami qui couche avec une femme bien plus âgée que lui, revient sur l’épisode avec la fille dans le métro et se demande s’il n’a pas tout inventé, se fait teindre les cheveux et adopte un style vestimentaire le plus original possible comme s’il lui fallait être unique en son genre alors qu’il reproduit ainsi la dysharmonie, en lui, des figures maternelle et paternelle. Il se fait comédien de son histoire dans un mélange de faux et de vrai que je trouve presque pervers, jusqu’à ce que j’accepte de me laisser imprégner par ce qui se dégage ainsi de lui, une capacité de séduction à la fois intense et empêchée, qu’il a certainement acquise dans ses relations compliquées avec ses parents, où le complexe d’Œdipe, mal fichu, peu organisateur, reste néanmoins central.
Cet adolescent est exemplaire de la crise œdipienne contemporaine. Il se présente comme un cas limite, il vit dans la limite.
Les états limites apparaissent dans le monde d’aujourd’hui comme le fonctionnement adaptatif prévalent, une façon de survivre et de vivre qui recourt à des modalités variées et complexes de subjectivation. La névrose n’a pas disparu, mais on voit désormais qu’elle est faite, pour une large part, de cette panique libidinale contenue que l’état limite révèle, et même exhibe. De nombreux sujets s’installent dans la limite, ni dans la transgression ni dans la normalité. Ils flottent dans un lien fragile à la réalité. Cet état est considéré comme naturel par l’environnement socio-culturel où les idéaux ont été fragilisés par une crise structurelle de l’autorité.
La situation semble être la suivante : l’inhibition du désir “vrai“ – relié à l’histoire singulière et aux objets internes inconscients œdipiens – utilise les mécanismes compliqués des fonctionnements limites plutôt que le mécanisme plus simple du refoulement. On a alors affaire à des pathologies mixtes névrose/fonctionnements limites, dans lesquelles le conflit pulsionnel intérieur au psychisme théorisé par la psychanalyse reste toujours central, sous une forme tellement différente que l’on peut se demander s’il s’agit toujours de la même chose.
Alexandre témoigne de la catastrophe d’un retour à l’état du bébé, garçon et fille, agrippé à la mère en une unité duelle instable entre symbiose incestuelle et différenciation. Il est entouré de fragments du père œdipien, qu’il cherche à utiliser : Paul l’amant de sa mère, le directeur du lycée, le prof, son père fier de lui au théâtre, les personnages des Enfants du Paradis, le fantasme du père qui abuse de sa fille dans la rumeur au lycée, son ami qui couche avec des femmes plus âgées et, bien sûr, moi dans le transfert. Mais la phénoménologie des identifications procède ici comme au hasard.
Ce type de sujet peut camper sur une position se tenant elle-même pour active alors que la sexualité est vécue comme passivante – il évite l’engagement véritable dans le lien dans une confusion entre désirer et être désiré. Le narcissisme recouvre l’Œdipe. Activité et passivité ne se distinguent plus. La bisexualité psychique, système habituellement organisateur, est dépassée par une pulsionnalité polymorphe où Éros et Thanatos tendent à se désintriquer dans un narcissisme polyérotique qui laisse facilement la place à des solutions purement addictives.
Le complexe d’Œdipe est, je crois, toujours structurellement déformé, aussi bien dans le cas de figure classique où il organise la vie du sujet soumis à une conflictualité magnifique mais névrotisante, que dans le cas de figure où il s’est dès le début fourvoyé dans des identifications instables, aliéné aux désirs des projections inconscientes parentales, comme c’est le cas chez ce patient. Du reste, il est logique de supposer que ces deux possibilités puissent aussi se combiner. La (re)découverte de l’objet à la puberté dont parle Freud ainsi que l’impact du quantitatif pulsionnel réactualisent les éprouvés archaïques où le moi ne sait plus si ce qu’il ressent provient de lui ou de l’autre.
Le travail psychanalytique est à la fois la bonne indication, et difficile. Lorsque le père est insuffisant, que ce soit dans la réalité ou dans l’esprit du patient, le psychanalyste – de genre masculin ou féminin – incarne l’autre, l’interlocuteur, dans une fonction éthique qu’il faut assumer, avec une marge de distanciation et de jeu.
Je propose de nommer œdipe primaire structurellement déformé, distordu, ce destin où, hors temps, à tous les âges de la vie, le désir amoureux est subverti par le polymorphisme sexuel infantile désespérément attaché à l’objet primaire qui échappe. Le désir amoureux régresse. Pré-génitalisé, il reste sexuel mais se distingue mal de l’incestualité narcissique où il s’agit surtout de s’agglutiner à l’autre primordial dans un phénomène spéculaire. Le moi y vacille entre désespoir de n’être pas à la hauteur et conviction mégalomane d’être le partenaire légitime de l’objet aimé tandis que le parent œdipien rival apparait comme un intrus persécutif imprévu. On peut interpréter cet œdipe devenu anti-œdipien tant dans les cures d’enfant et d’adolescent que dans des secondes ou troisièmes tranches d’analyse d’adulte – et ainsi contenir et parfois même liquider les potentialités psychotiques – si l’on parvient à entendre dans l’intervalle masculin-féminin les ravages d’un échec du principe de plaisir, tant la différence des genres et des sexes effraie, aujourd’hui comme jadis, là où l’on attend d’un « père œdipien » qu’il surmonte cet effroi non seulement pour lui-même, mais aussi pour les autres, qui s’en remettent à lui, même et surtout lorsqu’ils le contestent.
Il s’agit bien ici de cette fascination en miroir entre parent et enfant portant sur des objets partiels dont parle Racamier mais aussi de l’Œdipe au sens freudien. Car c’est l’excès sexuel objectal lui-même qui génère des décrochages narcissiques mortifères de sorte que les désirs régressent en excitabilité prégénitale parfois jusqu’à un break-down, une “cassure vers le bas“, comme le disent fort bien Eglé et Moses Laufer. Ces dérèglements mortifères internes à la pulsion finissent par cristalliser une structure tragique où le moi se perd lui-même autant qu’il perd l’objet entre tendance dépressive et agressivité : pour rester sujet, il accepte le préjudice fait à son moi idéal, puis il transforme l’excitation dont il est la victime en moteur de sa pensée.
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