Le phénomène adolescence prend son départ manifeste de la crise pubertaire – c’est-à-dire de quelque chose au niveau de l’organisme que je propose de désigner comme un changement de régime pulsionnel. [1]1 Ici en effet le concept de pulsion – inventé par Freud pour désigner chez l’être humain ces forces intermédiaires entre les énergies du corps et celles de la psyché – est le mieux à même de rendre compte de ce qui se passe lorsqu’un jeune doit intégrer une énergétique pulsionnelle nouvelle (et sexuelle) afin de devenir lui-même ce que Freud désigne comme « un sujet nouveau ». [2]2
Or la poussée pubertaire est classiquement précédée – disons entre sept et onze ans – de ce que les psychanalystes ont choisi d’appeler après Freud une période de latence. Cette notion de mise en latence est censée avant tout désigner un renoncement temporaire à satisfaire les pulsions sexuelles sur le mode direct, c’est à dire sur le mode de la décharge. On sait que Freud, dans une perspective génétique du développement de l’appareil psychique, a désigné comme période de latence les années de la deuxième enfance situées entre la période œdipienne chaude (vers 4-5 ans) et le réveil pubertaire – périodes qui tendent l’une et l’autre à la recherche d’une satisfaction-décharge au moyen de la masturbation. La dite période de latence intermédiaire s’avère généralement un temps décisif pour ce qui concerne l’acquisition de capacités sublimatoires ; et cette conjonction : mise en latence – sublimation n’est guère pour nous surprendre si l’on considère avec Freud que la sublimation réalise justement un mode de satisfaction pulsionnelle sans décharge, nous allons y revenir.
Au-delà de la clinique particulière à l’adolescence, j’ai eu particulièrement l’occasion de remarquer l’importance de ce phénomène de latence dans des cures psychanalytiques de patients homosexuels, hommes ou femmes ; tant il est vrai qu’une cure psychanalytique démarre souvent au point où s’était arrêté pour le patient le processus transformateur de son adolescence. Ainsi la cure de Nicole [3]3 s’est soldée pour elle par une aptitude croissante à soutenir quelque chose de l’ordre de la tension du désir, au travers de destins pulsionnels nouveaux d’ordre sublimatoire ; et cette mutation s’est longtemps effectuée au travers d’une mise en latence [4]4 de son activité sexuelle.
Chez deux autres de mes analysantes homosexuelles, j’ai pu constater l’instauration prolongée de ce même phénomène de latence. L’une a pu développer ainsi une créativité artistique importante et reconnue, tandis que son analyse lui faisait remâcher longuement un rapport pénible et toujours retrouvé, du côté des hommes, avec une figure paternelle abusive (comme chez Nicole) et peu différentiable d’une imago de mère non-castrée. Une autre est enfin parvenue à délaisser ses compulsions don Juanesques (avec ses brèves décharges orgasmiques) pour en arriver à saisir dans la relation amoureuse ce qu’elle appelle les couleurs différentes de l’absence, dont elle se mit à savourer savamment et mettre en écriture différentes qualités.
Dans la même perspective, notre pratique d’adolescents en crise nous amène à évaluer pour chaque cas dans quelle mesure les investissements de la période de latence auront tenu le coup de manière à pouvoir se transformer au lieu d’être balayés par le réchauffement sexuel pubertaire. Je dirai plus précisément qu’au travers de la tourmente de ce changement de régime pulsionnel [5]5 qui caractérise le passage pubertaire, il va s’agir d’observer après-coup dans quelle mesure la mise en latence de la deuxième enfance aura permis l’instauration de sublimations vraies (pulsionnelles), ou bien seulement la mise en place défensive de formations réactionnelles, de contre-investissements à caractère principalement répressif, lesquels relèvent de la fameuse force du moi et peuvent être comme tels facilement balayées par la déstabilisation pubertaire.
J’en reviens maintenant à envisager ce destin pulsionnel fondamental qu’est la sublimation. J’annoncerai qu’elle contribue de façon majeure à assurer aux sujets des deux sexes une capacité accrue de jouissance et d’accomplissement libidinal. Elle permet aussi d’apporter quelque lumière à la difficile question de l’objet de la pulsion.
Freud n’a pas rédigé le quatrième volet de sa Métapsychologie (1915) qui aurait dû – après Destins des pulsions, Le refoulement, et L’Inconscient – traiter de cet autre destin pulsionnel qu’est la sublimation. Or celle-ci apporte un éclairage essentiel pour mieux concevoir la fonction sujet. D’abord en ce qu’elle se distingue du processus imaginaire d’idéalisation – de l’objet comme du moi(-idéal) ; d’autre part (et cela Freud n’était pas à même de l’écrire en 1915) parce que la satisfaction pulsionnelle sans décharge qui spécifie la réalisation sublimatoire la situe dans l’Au-delà du principe de plaisir (1920) par lequel la fonction sujet (sujet pulsionnel) se distingue au mieux des fonctions défensives du moi qui sont d’avantage au service de la réduction des tensions et du principe de plaisir.
Concernant l’idéalisation, la clinique adolescente permet de mesurer combien ce mécanisme imaginaire constitue à la fois un recours défensif et un écueil redoutable – d’où ressort la pertinence de ne pas confondre les registres du Moi idéal et de l’Idéal du moi. A partir du fameux rapport de Daniel Lagache, au milieu des années cinquante, J. Lacan a effectué un travail critique aujourd’hui incontournable – et je suis toujours étonné de voir comment, par souci d’anti-lacanisme, nombre de collègues pourtant familiers de l’adolescence maintiennent opiniâtrement une conceptualisation en-deçà du frayage opéré par Lacan qui différencie formations imaginaires et opérateurs symboliques.
Le culte des idoles dont on sait la place qu’il occupe dans les dévotions adolescentes, illustre bien comment ces figures narcissiques de moi corporel idéalisé (-projeté) s’avèrent inaptes à compenser fonctionnellement la carence de l’opérateur symbolique interne qu’est l’Idéal du moi. Cette question de l’efficience interne des instances psychiques, on peut la mesurer tout particulièrement au symptôme de la violence produite. Là-dessus, l’histoire de l’espèce humaine ne montre que trop comment les pires déchaînements de destructivité ont été précisément engendrés par le culte des figures de l’idéal narcissique – la Psychologie de masses de Freud et son Malaise dans la civilisation fournissent là-dessus des analyses décisives.
Déjà dans Pour introduire le narcissisme (1914), Freud pose catégoriquement que « L’idéalisation est un processus qui concerne l’objet et par lequel celui – ci est agrandi et exalté psychiquement sans que sa nature soit changée ». Il poursuit : « Ainsi, pour autant que sublimation désigne un processus qui concerne la pulsion et idéalisation un processus qui concerne l’objet, on doit maintenir les deux concepts séparés l’un de l’autre ». Et de conclure : « La formation d’idéal augmente, comme nous l’avons vu, les exigences du moi, et c’est elle qui agit le plus fortement en faveur du refoulement ; la sublimation représente l’issue qui permet de satisfaire à ces exigences sans amener le refoulement ». (p. 99).
Il nous faut maintenant considérer ce que Freud appelle des pulsions sexuelles inhibées quant au but, c’est à dire quant au mode de satisfaction. Il pose clairement que la satisfaction peut y être effectivement atteinte, mais autrement que par la décharge. Ce fait est essentiel pour mieux dégager les caractéristiques spécifiques de la solution sublimatoire. On constate généralement que la subjectivation gagne à s’étoffer vers la réalisation sublimatoire où la jouissance du sujet désirant entretient un rapport paradoxal avec ce qu’il en est du plaisir décharge, lequel apparaît bien plutôt marquer la limite d’interruption, la finitude de la jouissance en tension du sujet. [6]6
Cette jouissance hautement subjectivée et sans décharge apparaît, de ce fait, connotée d’un certain masochisme – comme une forme de pâtir en même temps que de jouir. Benno Rosenberg [7]7 a bien souligné parmi nous le rôle clé du masochisme dans le processus même de subjectivation.
Lacan a contribué à dégager la spécificité de cette notion de sublimation, reprenant cette indication de Freud qu’il s’agit d’un mode de satisfaction direct et effectif de la pulsion ; et donc un destin autre que les modalités de compromis engendrées par le refoulement des représentants pulsionnels : le retour du refoulé producteur de symptômes névrotiques. La sublimation n’implique pas le refoulement mais réalise bel et bien un changement de but de l’activité pulsionnelle en tant que telle ; c’est en fait une voie possible de satisfaction qu’il est évidemment précieuse de découvrir le plus tôt possible. Pour cela, je ne crois pas que l’enfant soit tellement sollicité par la répression de sa sexualité directe, mais bien plutôt par l’immaturité nécessairement décevante de celle-ci ; l’exemple incitatif par l’adulte s’avèrent sans doute plus déterminant dans ce sens que la contrainte et les interdits. C’est ici que peut au mieux s’éclairer la différence à établir entre surmoi parental et idéal du moi transmis à l’enfant et à l’adolescent : un savoir jouir pulsionnel rendu accessible.
Il reste que ce mode de satisfaction pulsionnel est à première vue paradoxal puisqu’il s’effectue par d’autres voies que le but « normal » de décharge sexuelle de la pulsion. La question qui surgit alors est : peut-on pour autant prétendre que cette nouvelle satisfaction sublimatoire n’est plus sexuelle ? Freud n’est pas sans prêter parfois à une telle interprétation, et nombre d’auteurs ont été séduits par cette bonne nouvelle d’une libido qui, de sexuelle à l’origine, serait enfin devenue désexualisée (ouf!).
Contestable aussi apparaît la vision promue par Mélanie Klein d’une finalité réparatrice (imaginaire donc) de la sublimation ; elle a toutefois le mérite de souligner comment le sujet vise par cette activité sublimatoire quelque chose de l’ordre d’un objet premier perdu, dans un rapport tout à fait archaïque au départ.
Lacan a cherché à montrer comment ce qu’il appelle l’objet (a) visé par l’accroche pulsionnelle doit en quelque sorte avoir été détaché de l’autre – parent primordial, et cela dans l’opération même par laquelle l’enfant parvient à prendre la mesure symbolique de son autre maternel – ce qui rejoint en un sens la fameuse position dépressive de Mélanie Klein. Les objets partiels ainsi psychiquement « détachables » représenteraient en somme quelque chose comme un résidu du processus de symbolisation des partenaires premiers des frayages pulsionnels.
Mais cette origine corporelle des objets de la satisfaction pulsionnelle va non seulement se maintenir dans un statut d’inconscience mais dans une quête toujours renouvelée de représentation – c’est sans doute cela qui fait croire à un « refoulement ». En fait, ces obscurs objets du désir relèvent intrinsèquement de la catégorie psychique du réel car ils sont les inévitables résidus du processus même de la symbolisation. Cette qualité foncière les fait échapper au processus imaginaire du rapport en miroir : objets non spécularisables, ils ne peuvent servir à la structuration imaginaire du moi.
Ces considérations rendent compte de l’essence du procédé qu’est l’art, en tant que celui – ci réalise précisément l’approche sublimatoire d’un quelque chose dont il travaille à fabriquer un habillage imaginaire au travers de la réalité manifeste de l’objet produit. Dans la vie psychique, la représentation de chose est déjà en elle – même une métaphore imaginaire de tels objets – chose, autre ment dit une mise en représentation. D’où le fameux « ceci n’est pas une pipe » !
La production de tels objets cause (J. Laplanche) de la vie pulsionnelle tend à les faire entrer dans la constitution du fantasme inconscient, sauf que dans celui-ci, l’objet en tant que tel ne peut jamais que tendre à coïncider avec la re-présentation de chose mise en scène. De ce décalage, la satisfaction sublimatoire nous donne précisément une autre idée ; et c’est dans ce sens que Lacan propose de la sublimation cette définition surprenante qu’ « elle élève un objet à la dignité de la Chose ».
L’objet support de l’activité sublimatoire est toutefois inséparable d’élaborations imaginaires revêtant une valeur culturelle reconnue – quoique souvent peu utilitaire. Mais de cela, Lacan tient à souligner la fonction de leurre par rapport à ce qui se joue de plus fondamental, pour le sujet, de son rapport à un objet primordial – appelé par Freud das Ding (la Chose) dont la pulsion poursuit inlassablement la quête. Il faut bien remarquer ici que c’est une difficulté de l’usage du terme « objet » en psychanalyse que de servir aussi à désigner le partenaire investi dans le rapport amour – haine – l’autre semblable lequel n’est pourtant pas l’objet de la pulsion mais lui sert seulement, disons, d’habitacle pour l’incarner. Freud insiste bien dans la deuxième partie de Pulsions et destins (1915) sur le fait que le couple amour-haine relève essentiellement à ses yeux d’un investissement libidinal du registre narcissique – l’image du corps global – assez éloigné de l’investissement pulsionnel direct.
L’expérience clinique de ce qu’il est convenu d’appeler les comportements psychopathiques contribue à éclairer cette question de l’objet obscur de la pulsion. Nous sommes amenés en effet dans la pratique à voir de plus en plus d’enfants et adolescents destructeurs et même dangereux, qui donnent l’impression de se livrer à une activité pulsionnelle irrépressible (on sait l’effort actuel du législateur pour s’adapter à cette pathologie des mineurs). Je suggèrerai que l’objet dont ces agissements réitérés poursuivent désespérément la quête pourrait bien être surtout la prise en mains et le regard, voire l’écoute de l’autre parental, bien d’avantage que l’objet manifeste, dérisoirement contingent, de leur cruauté. Le fait que ces jeunes reproduisent compulsivement leurs actes délictueux dès que l’adulte référent cesse de les regarder ou de les tenir est évocateur dans ce sens – comme l’est chez leurs aînés le rôle cadre recherché de la prison (Claude Balier). En fait, ces comportements violents de jeunes rendent manifeste les lignes de force médiatiques d’expression d’une sorte de grand Autre social ; dans ce sens, il y aurait sans doute lieu de les comprendre comme une sorte d’interprétation sauvage des complaisances non avouées de la génération adulte.
C’est précisément ici que les possibilités de réalisation sublimatoires viennent constituer pour chacun un facteur clé. C’est l’idée directrice de tous les professionnels intervenant en milieu dit ouvert, pour tenter de modifier le devenir de nombreux jeunes en danger – travailler à leur ouvrir autant que possible l’accès à des satisfactions pulsionnelles constructives, créatives, et non de pure décharge.
Il me faut revenir ici sur le fait que pour le psychanalyste, cet enjeu des solutions sublimatoires ne saurait être conceptualisé qu’à partir de la prise en compte du tournant de la pensée freudienne – de ce que René Roussillon appelle la seconde métapsychologie, impliquant l’Au-delà du principe de plaisir (1920). On voit en effet que l’activité sublimatoire tend à s’inscrire dans le paradoxe économique qui a tant questionné Freud à propos du masochisme (1924). Le problème en effet est bien que le seul principe de plaisir ne saurait en rendre compte, pas plus que la libido – qu’on l’appelle objectale ou narcissique. C’est pourquoi Freud en est venu à désigner comme pulsion de mort (terme peut-être impropre) la pulsion de dissociation qu’il oppose dialectiquement à éros, principe de liaison libidinale. [8]8
Concernant ce rôle nécessaire de la pulsion de mort dans la subjectivation, Jean Laplanche vient d’apporter une relance pour un débat fondamental. [9]9 Il situe en effet d’avantage la pulsion de vie (Éros) du côté du narcissisme, puisqu’elle tend foncièrement, remarque-t-il, à faire de l’un ; tandis qu’il considère la pulsion de déliaison comme une donnée constitutive du sexuel pulsionnel, et donc du sublimatoire. On conçoit dans cette optique qu’une pure culture d’Éros-liaison ferait obstacle a toute vie érotique possible (pas seulement génitale). J’ajouterai : à toute ex-sistence d’un sujet de désir.
Il faut mentionner enfin que Lacan en est venu quant à lui à faire coïncider cette pulsion de dissociation avec le fait que l’être humain parle. Il la considère comme spécifique de ce qu’il appelle le parlêtre, donc inhérente au sujet humain – ce en quoi il se positionne en rupture avec les hypothèses biologisantes de Freud dans son Au-delà du principe de plaisir. On peut rapprocher cela du fait que l’enjeu du passage latence – adolescence n’existe guère pour les êtres sans langage.
Toujours est-il que l’aptitude à des solutions sublimatoires s’avère un facteur décisif dans le dépassement des enjeux mortifères à l’adolescence. Je terminerai en illustrant ce dernier point au travers du cas d’une adolescente gravement menacée et que je suis actuellement en hôpital de jour.[10]10
L’enjeu décisif des capacités sublimatoires dans le devenir de problématiques adolescentes dramatiquement difficiles s’illustre dans le cas de cette jeune fille, Anna, que j’ai reçue à treize ans en hôpital de jour, en raison de l’impossibilité où elle se trouvait désormais de se rendre dans quelque établissement scolaire que ce soit. Elle s’y trouvait immédiatement saisie d’un malaise syncopal avec vertiges ne lui laissant d’autre possibilité que de battre en retraite – c’est-à-dire, en bonne phobie scolaire, de revenir se terrer à la maison.
L’allure hystéro-phobique de ses symptômes ne parvenait pourtant guère à rassurer ; car aucune stratégie contra-phobique ne permettait à cette jeune fille de contourner son terrible handicap depuis deux ans – période qui coïncidait, bien entendu, avec son passage pubertaire.
Nous fûmes vite confrontés à la pathologie de son noyau familial, avec un père bel et bien délirant, sur un mode persécutoire très actif. Les conséquences désastreuses sur son entourage familial des convictions de cet homme se trouvaient certes en partie atténuées par ses excellentes aptitudes humoristiques et intellectuelles. Il ne pouvait toutefois pas négocier de manière vivable le rapport avec ses beaux-parents qu’il accusait avec véhémence d’être des « trafiquants d’âme » et aussi d’organes...
Sa femme, la mère d’Anna, se montrait envers et contre tout une épouse soumise, et manifestement séduite – réglant sans doute au travers du délire de son mari des comptes assez lourds avec ses parents qui l’auraient mal traitée. Ces derniers conservaient l’avantage d’une puissance financière, leur donnant du poids dans l’éducation des enfants – surtout du fait de la déchéance professionnelle complète du père, pourtant brillamment diplômé mais réduit à l’indigence et recourant de plus en plus aux consolations du vin rouge. Rien pourtant ne pouvait entamer les pouvoirs domestiques de ce père qui régnait littéralement sur sa femme subjuguée et ses quatre filles.
Anna était la seconde et jouissait d’un rapport privilégié avec son père qui disait souvent se reconnaître d’avantage dans les qualités intellectuelles et la force d’âme de cette fille. L’aînée semblait plutôt quant à elle vouloir suivre l’exemple du grand-père maternel vers des études de chimie. Les deux petites, jumelles, souffraient visiblement dans leur adaptation en début d’études primaires.
Pendant deux années, une sorte d’équilibre amiable fonctionna, avec des visites régulières et folkloriques du père. Anna put alors profiter remarquablement bien des activités de l’hôpital de jour, notamment des cours et des groupes pédagogiques qui la rendirent bientôt à même de préparer le Brevet des collèges. Elle inquiétait cependant l’équipe par sa maigreur et ses tendances anorexiques. Dans ce même sens, hystéro-anorexique, s’inscrivait son comportement apparemment sociable et ouvert aux autres jeunes, mais toujours comme distancié, sans implication affective ; ainsi participait-elle ingénieusement en tiers (un peu comme une duègne) aux affaires sentimentales des autres. Avec son aspect austère et longiligne, son zèle à s’occuper diligemment des affaires des autres, elle faisait penser à cette travailleuse sociale infatigable que devint la première patiente de Freud, Melle Bertha Pappenheim, dite Anna O. Elle poussa la ressemblance au point d’avoir, après sa première sortie avec un garçon, à l’âge de quinze ans, une grossesse nerveuse qu’elle entretint secrètement plusieurs mois.
Cependant la tyrannie du père tendait à s’appesantir au foyer qu’il ne quittait plus guère, faute d’activité extérieure ; il y exigeait une présence indéfectible de ses filles, coupées ainsi de toute réalisation sociale, et le moment ne put être indéfiniment différé d’un affrontement avec lui. Nous songions de plus en plus à déclencher une enquête sociale sur cette famille, tout en craignant que cela compromette la prise en charge d’Anna. En fait, lorsqu’on proposa une solution de foyer pour elle, le père se leva dignement, intimant l’ordre à sa femme et à sa fille de sortir avec lui ; la rupture thérapeutique était consommée. Anna avait alors seize ans, et venait de réussir brillamment son brevet à partir de l’hôpital de jour ; elle avait aussi écrit et réalisé, avec d’autres adolescents et l’aide de l’atelier théâtre, une pièce meurtrière – auprès de laquelle la Carmen de Bizet semble rose.
Durant les deux années suivantes, je pus voir Anna une seule fois en consultation. Elle se tenait en permanence à la maison et s’était inscrite aux cours par correspondance pour préparer le Bac. Elle semblait capable de s’isoler suffisamment du « cirque » paternel pour fournir un travail régulier et efficace. Elle ne semblait pas trop pâtir de sa situation recluse et ses bonnes notes la rendaient assez optimiste quant à ses chances d’avoir le Bac. Sa sœur aînée venait par contre d’échouer dans sa tentative de faire des études de pharmacie et avait dû renoncer à sa chambre en résidence universitaire.
Mais voici qu’apparaissait sur ce point comme une lueur dans le tunnel : il était clair, selon Anna, que son père – très attaché aux formes de la légalité – allait bientôt respecter son accès à la majorité légale (comme il l’avait fait effectivement pour son aînée).
Dans ce qu’on peut considérer comme une sorte d’acte manqué, étant donné ses dons, Anna eut de mauvaises notes à son bac Français qu’elle présentait en candidate libre. A l’automne qui suivit, et alors qu’elle avait atteint la fameuse majorité, elle nous écrivit une lettre d’appel où elle parlait de se résigner à un CAP de la petite enfance pour au moins gagner quelque argent dont sa famille est dépourvue. Le contact fut ainsi rétabli avec elle, mais elle eut besoin de recourir à une tentative de suicide médicamenteuse, avec hospitalisation à la clé, ensuite de quoi, elle réintégra sans problème notre hôpital de jour, grâce à la sécurité sociale de sa mère (sans doute impressionnée par le geste suicidaire), et cette fois sans opposition de la part du père qui semblait effectivement estimer que son autorisation n’était plus nécessaire.
Depuis quelques mois donc, Anna a repris intensivement ses activités avec nous et effectue une première L. Elle semble assez heureuse mais toujours « détachée », et vient d’engager à sa demande une thérapie avec un psychanalyste – convaincue d’avoir à assumer bientôt l’effondrement physique et mental de son père, et sans illusion sur le caractère puérilement immature de sa mère.
Au travers de cette évocation succincte, j’espère avoir fait ressortir l’impression d’une sorte de « miracle » quant à la remarquable qualité des investissements sublimatoires de cette jeune fille. Ils l’ont véritablement raccrochée à la vie, en dépit du désastre quotidien familial. Le paradoxe central de cette affaire est qu’Anna montre tous les indices d’une imago paternelle de bonne qualité ! Il semble bien que quelque chose ait pu s’opérer de l’introjection par cette fille de médiateurs internes efficaces – cela précisément qu’il y a lieu de désigner comme Idéal du moi. En dépit des manifestations caricaturales d’un surmoi abusif, quelque chose se serait transmis d’une incitation sublimatoire et d’une capacité d’investissement libidinal permettant de bien « traiter » certains outils culturels et créatifs.
Contrairement aux adolescents évoqués plus haut, elle a très peu besoin de recourir aux comblements substitutifs, idolâtriques ou addictifs – ni non plus aux décharges violentes mortifères. On peut certes aujourd’hui encore être inquiets de ses aptitudes futures à mener sa vie amoureuse ; il n’apparaît guère qu’Anna dispose dans l’état actuel de « solutions » lui permettant d’accéder à des satisfactions sur le mode génital.
Par contre, elle fait preuve au plus haut point de ce que Winnicott appelle la « capacité d’être seul » – capacité pour laquelle l’aptitude aux réalisations sublimatoires s’avère bien évidemment déterminante. Tout à l’opposé de ce qui se passe dans les nombreux cas de pathologies de comportement plus ou moins destructives que nous avons à traiter dans le même hôpital de jour.
Le contraste tient alors essentiellement à la différence des solutions pulsionnelles que le jeune est à même de mettre en œuvre pour trouver des solutions personnelles à son drame existentiel. Encore faut-il qu’il s’agisse de solutions à même d’intégrer la composante de pulsion dissociative dite de mort – c’est précisément le cas de certaines activités sublimatoires.
Notes
[1] Voir Penot B., « Invention du sujet freudien à l’adolescence », Adolescence, 26, 1995.
[2] Freud S. (1915), « Pulsions et destins de pulsions », in Oeuvres complètes, Puf Paris, vol. XIII, p. 173.
[3] Voir Penot B. « La passion du sujet – entre pulsionnalité et signifiance », Rapport au 59e Congrès des Psychanalystes de Langue Française, Revue Française de Psychanalyse, n°5, 1999, spécial congrès.
[4] Avec Michel de M’Uzan, nous avons débattu au Séminaire de Perfectionnement de Janvier 1998 pour déterminer si une fin de cure ressemblait plutôt à une adolescence ou à une latence.
[5] Au sens là encore où l’on dit d’un moteur qu’il change de régime.
[6] Laznik M.-C., Penot B., « La mise en place du concept de jouissance chez Lacan », RFP n°1, 1990.
[7] Rosemberg B., « Masochisme mortifère et masochisme gardien de la vie », Monographie de la RFP, P.U.F. Paris, 1991.
[8] Dans son rapport au congrès de 1998, Claude Smadja parle en ces termes de la pulsion de mort : « Il ne s’agit donc pas d’une pulsion pour mourir, mais d’une force négative qui ne peut être conçue qu’en dualité avec la pulsion de vie. Il s’agit d’une paire positif – négatif (+ / –), comme en physique. »
[9] Laplanche J., « La soi-disant pulsion de mort : une pulsion sexuelle », Adolescence n°30, p. 205 -225, édit. Bayard, Paris, 1998.
[10] Il s’agit de l’hôpital de jour pour adolescents du CEREP Montsouris, Paris XIVème.